ï»żHorsdu feu retirer le citron et la cannelle avant d'ajouter le sucre, bien remuer pour le faire fondre puis remettre sur le feu, ajouter l'eau-de-vie, porter Ă Ă©bullition en remuant rĂ©guliĂšrement 3. Laisser bouillir jusqu'au point de prise,mettre en bocaux stĂ©rilisĂ©s et chauds et fermer. 4.Table des matiĂšres NOTE DU TRADUCTEUR NOTE DE LâAUTEUR PRĂFACE FAMILIĂRE I II III IV V VI VII Ce livre numĂ©rique Ă VALERY LARBAUD en souvenir de lâauteur qui lâaimait, en tĂ©moignage de lâaffection du traducteur. NOTE DU TRADUCTEUR Ce livre, Ă©crit au cours des annĂ©es 1908 et 1909 Ă Someries, Aldington Kent parut dâabord sous le titre de Some Reminiscences, dans lâ English Review » du numĂ©ro de dĂ©cembre 1908 au numĂ©ro de juin 1909 inclusivement. Lors de cette publication, lâouvrage Ă©tait divisĂ© en deux parties la premiĂšre se terminant avec le chapitre IV. Cette division fut abandonnĂ©e par la suite. En 1911, lâauteur Ă©crivit lâintroduction intitulĂ©e A Familiar Preface. En 1912, ces Souvenirs parurent en un volume, Ă Londres, chez lâĂ©diteur Eveleigh Nash, sous le litre de Some Reminiscences, et, la mĂȘme annĂ©e, Ă New York, chez Harpers & Bros, sous celui de A Personal Record, titre qui fut adoptĂ© par lâauteur pour toutes les Ă©ditions suivantes aussi bien en Angleterre quâaux Ătats-Unis. Une réédition de cet ouvrage par Dent & Sons, Ă Londres, en 1919, fut lâoccasion de la Note de lâAuteur que lâon trouvera Ă©galement ici. * * * La plus grande partie de cette traduction avait dĂ©jĂ passĂ© sous les yeux de Joseph Conrad qui prenait particuliĂšrement Ă cĆur la version française de ses Ćuvres nous lui en portions les derniers feuillets le jour mĂȘme oĂč survint soudainement sa mort, le 3 aoĂ»t dernier. Son amitiĂ© sâĂ©tait plu Ă en relire avec nous toutes les pages il avait lui-mĂȘme choisi le titre sous lequel paraĂźt ce volume. Câest Ă ses cĂŽtĂ©s que nous avons, mot Ă mot, revĂ©cu ces Souvenirs » qui rĂ©vĂšlent lâesprit et le cĆur de cet homme admirable on pourra donc comprendre avec quel sentiment nous les livrons aujourdâhui au public français. Septembre 1924. G. NOTE DE LâAUTEUR La rĂ©impression de ce livre sous une nouvelle forme ne rĂ©clame pas Ă proprement parler une autre PrĂ©face. Mais puisque des remarques personnelles sont ici parfaitement Ă leur place, je saisis lâoccasion, dans cette Note », de relever deux assertions qui ont rĂ©cemment paru dans la Presse, Ă mon sujet. Lâune dâelles a trait Ă la langue dont je me sers. Jâai toujours eu lâimpression que lâon me considĂ©rait comme une sorte de phĂ©nomĂšne câest lĂ une situation qui ne me paraĂźt souhaitable que dans un cirque. Il faut ĂȘtre douĂ© dâun tempĂ©rament spĂ©cial, pour se complaire Ă commettre des actes singuliers, et cela, par pure vanitĂ©. Le fait que je nâĂ©cris pas dans ma langue maternelle a Ă©tĂ© naturellement lâoccasion de frĂ©quents commentaires dans les comptes-rendus que lâon a publiĂ©s de mes diffĂ©rents ouvrages ou dans les articles plus Ă©tendus qui mâont Ă©tĂ© consacrĂ©s. Je suppose que câĂ©tait inĂ©vitable et ces commentaires Ă©taient, dâailleurs, des plus flatteurs pour la vanitĂ©. Il nây a toutefois, en cette affaire, place pour aucune vanitĂ©. Je nâen saurais avoir. Et le premier objet de cette Note est de dĂ©cliner le mĂ©rite dâavoir accompli lĂ un acte de volontĂ© dĂ©libĂ©rĂ©. Lâimpression sâest rĂ©pandue que jâavais choisi entre deux langues, â le français et lâanglais â, qui mâĂ©taient toutes deux Ă©trangĂšres. Cette impression est inexacte. Elle a pris naissance, me semble-t-il, dans un article Ă©crit par Sir Hugh Clifford et publiĂ©, je crois, au cours de lâannĂ©e 1898. Quelque temps auparavant, Sir Hugh Clifford Ă©tait venu me voir. Il est, sinon le premier, du moins lâun des deux premiers amis que mon Ćuvre mâa faits, lâautre est M. Cunninghame Graham quâavait sĂ©duit lâun de mes premiers contes Lâavant-poste du progrĂšs ». Ces amitiĂ©s qui ne se sont jamais dĂ©menties depuis lors comptent parmi mes biens les plus prĂ©cieux. M. Hugh Clifford il nâavait pas encore de titre Ă cette Ă©poque venait de publier son premier volume dâEsquisses malaises. Je fus naturellement ravi de le voir et trĂšs touchĂ© des choses aimables quâil trouva Ă me dire sur mes premiers romans et sur quelques-uns de mes contes dont la scĂšne se passe dans lâArchipel malais. Je me rappelle quâaprĂšs mâavoir dit nombre de choses capables de faire rougir jusquâĂ la racine des cheveux ma modestie outragĂ©e, il finit par me dĂ©clarer, avec lâassurance ferme et pourtant aimable dâun homme habituĂ© Ă dire dâamĂšres vĂ©ritĂ©s mĂȘme Ă des potentats orientaux dans leur intĂ©rĂȘt, cela va sans dire â que, somme toute, je ne connaissais rien aux Malais. Je ne lâignorais certes pas. Je nâavais jamais prĂ©tendu le moins du monde possĂ©der pareille connaissance et je lui rĂ©pliquai je mâĂ©tonne encore aujourdâhui de mon impertinence Bien sĂ»r que je ne connais rien aux Malais. Si je savais seulement la centiĂšme partie de ce que vous et Frank Swettenham savez des Malais, je ferais tomber tout le monde Ă la renverse. » Il jeta vers moi un regard aimable mais ferme et nous Ă©clatĂąmes de rire tous les deux. Au cours de cette trĂšs agrĂ©able visite qui eut lieu il y a vingt ans, mais est restĂ©e trĂšs prĂ©sente Ă mon esprit, nous abordĂąmes de nombreux sujets entre autres, les caractĂšres particuliers Ă diverses langues et câest ce jour-lĂ que mon ami partit avec lâimpression que jâavais exercĂ© un choix dĂ©libĂ©rĂ© entre le français et lâanglais. Par la suite, lorsque lâamitiĂ© qui nâest pas pour lui un mot vide de sens le poussa Ă Ă©crire sur Joseph Conrad une Ă©tude dans la North American Review », il communiqua cette impression au public. Je suis probablement responsable de ce malentendu, car ce nâest rien dâautre. Jâai dĂ» mal mâexprimer au cours dâun de ces entretiens amicaux et intimes, oĂč lâon ne surveille pas ses phrases avec soin. Ce que je voulais dire, je mâen souviens bien, câĂ©tait que si jâavais Ă©tĂ© dans la nĂ©cessitĂ© de faire un choix entre les deux langues, et quoique je connusse assez bien le français et que cette langue me fĂ»t familiĂšre depuis lâenfance, jâaurais apprĂ©hendĂ© dâavoir Ă mâexprimer dans une langue aussi parfaitement cristallisĂ©e ». Ce fut, je crois, le mot que jâemployai. Puis nous passĂąmes Ă autre chose. Il me fallut lui parler un peu de moi, et ce quâil me raconta de son Ćuvre en ExtrĂȘme-Orient, son ExtrĂȘme-Orient dont je nâavais eu, moi, quâun aperçu rapide et nuageux, Ă©tait du plus vif intĂ©rĂȘt. Le gouverneur actuel de la NigĂ©rie ne se rappelle peut-ĂȘtre pas aussi bien que moi notre conversation, mais je suis sĂ»r quâil ne se formalisera pas de me voir apporter ce que dans le langage diplomatique on appelle une rectification », Ă une opinion qui lui fut exprimĂ©e par un Ă©crivain obscur dont sa gĂ©nĂ©reuse sympathie lâavait poussĂ© Ă se faire un ami. La vĂ©ritĂ© est que la facultĂ© dâĂ©crire en anglais mâest aussi naturelle que toute autre aptitude que je peux possĂ©der de naissance. Jâai le sentiment Ă©trange et pĂ©nĂ©trant quâelle a toujours fait partie inhĂ©rente de moi-mĂȘme. Lâanglais nâa jamais Ă©tĂ© pour moi une question de choix ni dâadoption. La simple idĂ©e dâun choix ne mâest jamais venue Ă lâesprit. Et quant Ă une adoption, eh bien, certes, il y a eu adoption mais câest moi qui ai Ă©tĂ© adoptĂ© par le gĂ©nie de la langue celui-ci, dĂšs que jâeus franchi la pĂ©riode des bĂ©gaiements, sâempara de moi Ă tel point que ses idiomes mĂȘmes, je le crois fermement, ont exercĂ© une action directe sur mon tempĂ©rament et façonnĂ© mon caractĂšre, encore plastique Ă cette Ă©poque. Ce fut une action trĂšs intime et, par lĂ -mĂȘme, trĂšs mystĂ©rieuse. Il serait aussi difficile de lâexpliquer que de tenter dâexpliquer un amour Ă premiĂšre vue. Cette rencontre eut le caractĂšre dâune re-connaissance exaltĂ©e, presque physique, oĂč une sorte dâabandon Ă©mu se mĂȘlait Ă lâorgueil de la possession, tout cela rĂ©uni dans lâĂ©merveillement dâune grande dĂ©couverte mais il ne sây trouvait pas cette ombre du terrible doute qui sâĂ©tend jusque sur la flamme de nos pĂ©rissables passions. Tout y donnait lâassurance que câĂ©tait pour toujours. Objet dâune dĂ©couverte et non dâun hĂ©ritage, lâinfĂ©rioritĂ© mĂȘme du titre ne rend la facultĂ© que plus prĂ©cieuse, impose Ă celui qui la possĂšde lâobligation perpĂ©tuelle de demeurer digne de sa magnifique fortune. Mais on dirait que je tente ici une explication, â tĂąche que jâai prĂ©cisĂ©ment dĂ©clarĂ©e impossible. Si lâon peut encore admettre que, dans le domaine de lâaction, lâImpossible recule devant lâesprit indomptable des hommes ; lâImpossible, dans le domaine de lâanalyse, tiendra toujours bon sur un point ou un autre. Tout ce que je puis demander, aprĂšs avoir pendant tant dâannĂ©es fait usage de cette langue avec dĂ©votion, et non sans que des doutes, des imperfections, des hĂ©sitations vinssent accumuler lâangoisse dans mon cĆur, câest le droit quâon me croie quand je dis que si je nâavais pas Ă©crit en anglais, je nâaurais pas Ă©crit du tout. Lâautre remarque que je dĂ©sire faire ici est Ă©galement une rectification, mais dâun genre moins direct. Elle nâa rien Ă voir avec le mode dâexpression. Elle a trait dâune autre façon Ă ma qualitĂ© dâauteur. Il ne mâappartient pas de critiquer mes juges, dâautant plus que jâai toujours eu lâimpression dâen obtenir plus que justice. Mais il me semble que leur constante sympathie a attribuĂ© Ă des raisons de race et Ă des influences historiques, une bonne part de ce qui, je crois, nâappartient simplement quâĂ lâindividu. Rien nâest plus Ă©tranger que ce quâon appelle dans le monde littĂ©raire lâesprit slave », au tempĂ©rament polonais avec sa tradition de self-government », son sentiment chevaleresque des contraintes morales et son respect exagĂ©rĂ© des droits individuels sans parler du fait important que toute la mentalitĂ© polonaise, occidentale par nature, a Ă©tĂ© Ă©duquĂ©e par lâItalie et la France, et, historiquement, nâa jamais cessĂ©, mĂȘme en matiĂšre religieuse, de demeurer en sympathie avec les courants les plus libĂ©raux de la pensĂ©e europĂ©enne. Une vue impartiale de lâhumanitĂ© Ă ses divers degrĂ©s de splendeur ou de misĂšre, jointe Ă des Ă©gards spĂ©ciaux pour les droits de ceux qui ne sont pas les privilĂ©giĂ©s de ce monde, â et cela non pas pour des raisons mystiques, mais par simple solidaritĂ© et en vue dâune entraide honorable â, tel fut le caractĂšre dominant de lâatmosphĂšre mentale et morale des maisons qui abritĂšrent ma hasardeuse enfance objets dâune conviction calme et profonde, Ă la fois durable et consĂ©quente, et aussi Ă©loignĂ©e quâil se peut de cet humanitarisme qui ne semble ĂȘtre quâune affaire de nerfs exaspĂ©rĂ©s ou de conscience morbide. Lâun des plus bienveillants dâentre mes critiques a cru devoir attribuer certains caractĂšres de mon Ćuvre au fait que je suis, Ă ce quâil dit, le fils dâun rĂ©volutionnaire ». Aucune Ă©pithĂšte ne pourrait moins sâappliquer Ă un homme douĂ© dâun sentiment aussi profond de la responsabilitĂ© dans le domaine des idĂ©es, et aussi indiffĂšrent aux suggestions de lâambition personnelle que lâĂ©tait mon pĂšre. Pourquoi a-t-on, dans toute lâEurope, appliquĂ© lâĂ©pithĂšte rĂ©volutionnaire » aux soulĂšvements polonais de 1831 et de 1863, je ne peux vraiment pas le comprendre. Ces soulĂšvements ont Ă©tĂ© purement et simplement des rĂ©voltes contre une domination Ă©trangĂšre. Les Russes eux-mĂȘmes, les ont appelĂ©s des rĂ©bellions », ce qui, Ă leur point de vue, Ă©tait lâexacte vĂ©ritĂ©. Parmi les hommes qui prirent part aux prĂ©liminaires de lâinsurrection de 1863, mon pĂšre nâĂ©tait pas plus rĂ©volutionnaire » que les autres, si par ĂȘtre rĂ©volutionnaire » on entend travailler Ă dĂ©truire un systĂšme politique et social. CâĂ©tait simplement un patriote, au sens oĂč un homme, pĂ©nĂ©trĂ© de lâesprit dâune existence nationale, ne peut supporter de voir cet esprit asservi. ĂvoquĂ©e ici publiquement pour tenter de justifier lâĆuvre de son fils, que cette figure de mon passĂ© ne se dissipe pas avant que jâajoute encore quelques mots. Durant mon enfance jâai assurĂ©ment fort peu connu les travaux de mon pĂšre, car je nâavais pas tout Ă fait douze ans quand il est mort. Ce que jâai vu de mes propres yeux, ce furent les funĂ©railles publiques, les rues dĂ©gagĂ©es, la foule silencieuse mais je comprenais parfaitement bien que câĂ©tait lĂ une manifestation de lâesprit national qui saisissait une occasion favorable. Cette foule de gens du peuple, tĂȘte nue, ces jeunes gens de lâUniversitĂ©, ces femmes aux fenĂȘtres, ces Ă©coliers sur les trottoirs, ne savaient peut-ĂȘtre rien de positif Ă son sujet, si ce nâest la renommĂ©e de sa fidĂ©litĂ© Ă cette Ă©motion mĂȘme qui guidait tous leurs cĆurs. Moi-mĂȘme alors je ne savais que cela et cette grande dĂ©monstration silencieuse me semblait le tribut le plus naturel du monde, rendu non pas Ă lâhomme, mais Ă lâIdĂ©e. Ce qui mâavait beaucoup plus intimement impressionnĂ©, çâavait Ă©tĂ© dâavoir vu brĂ»ler ses manuscrits quinze jours Ă peu prĂšs avant sa mort. Cela avait Ă©tĂ© fait sous sa surveillance. Jâentrai par hasard dans sa chambre un peu plus tĂŽt que de coutume ce soir-lĂ , et, Ă son insu, je restai Ă regarder la religieuse qui alimentait le feu dans la cheminĂ©e. Mon pĂšre Ă©tait assis dans un grand fauteuil et soutenu par des oreillers. Ce fut la derniĂšre fois que je le vis hors de son lit. Il me donna lâimpression non pas tant dâun homme dĂ©sespĂ©rĂ©ment malade que dâun homme mortellement las, â dâun vaincu. Cet acte de destruction mâaffecta profondĂ©ment par son air de reddition. Non pas Ă la mort pourtant. Pour un homme dâune aussi forte conviction, la mort ne pouvait pas ĂȘtre une ennemie. Pendant bien des annĂ©es jâavais cru que tous ses Ă©crits avaient Ă©tĂ© brĂ»lĂ©s, mais en juillet 1914, le BibliothĂ©caire de lâUniversitĂ© de Cracovie qui me rendait visite durant notre court sĂ©jour en Pologne, mentionna lâexistence de quelques manuscrits de mon pĂšre et spĂ©cialement dâune sĂ©rie de lettres adressĂ©es, avant et durant lâexil, Ă son plus intime ami qui en avait fait don Ă lâUniversitĂ© pour quâon les y conservĂąt. Je me rendis aussitĂŽt Ă la BibliothĂšque, mais je nâeus le temps que dây jeter un coup dâĆil. Je me proposais de revenir le lendemain et de faire copier toute cette correspondance. Mais le jour suivant fut celui de la dĂ©claration de la Guerre. Ainsi peut-ĂȘtre ne saurai-je jamais ce quâil Ă©crivait Ă son plus intime ami Ă lâĂ©poque de son bonheur domestique, de sa rĂ©cente paternitĂ©, de ses vives espĂ©rances, â et plus tard, aux heures de dĂ©sillusion, dâaffliction, de chagrin. Je croyais aussi quâil Ă©tait complĂštement oubliĂ©, quarante-cinq ans aprĂšs sa mort. Mais il nâen Ă©tait rien. Quelques jeunes Ă©crivains lâavaient dĂ©couvert, surtout comme un remarquable traducteur de Shakespeare, de Victor Hugo et dâAlfred de Vigny en tĂȘte de sa traduction de Chatterton » il avait Ă©crit une Ă©loquente prĂ©face pour dĂ©fendre lâhumanitĂ© profonde du poĂšte et son idĂ©al de noble stoĂŻcisme. On rappelait aussi le cĂŽtĂ© politique de sa vie car des hommes de son Ă©poque, qui avaient avec lui collaborĂ© Ă maintenir fermement la foi nationale dans lâespoir dâune indĂ©pendance future, avaient sur leurs vieux jours publiĂ© leurs mĂ©moires, oĂč se rĂ©vĂ©lait publiquement pour la premiĂšre fois le rĂŽle quâil avait jouĂ©. Jâappris alors sur sa vie des choses que jâavais ignorĂ©es jusque-lĂ , des choses que tout le monde ignorait hormis un petit groupe dâinitiĂ©s, si ce nâest peut-ĂȘtre ma mĂšre. Ce fut ainsi que par un volume posthume de MĂ©moires qui traitaient de ces annĂ©es amĂšres, jâappris que la premiĂšre conception du ComitĂ© National, secrĂštement formĂ© pour organiser la rĂ©sistance morale contre lâoppression accrue du Russianisme, Ă©tait due Ă lâinitiative de mon pĂšre, et que ses premiĂšres rĂ©unions sâĂ©taient tenues dans notre maison de Varsovie, dont je ne me rappelle rien quâune seule piĂšce, blanc et cramoisi, probablement le salon. Lâun de ses murs ouvrait sur un corridor extrĂȘmement Ă©levĂ©. OĂč il conduisait, cela reste pour moi un mystĂšre mais aujourdâhui encore je ne puis Ă©chapper Ă lâimpression que les proportions de tout cela Ă©taient Ă©normes, et que ceux qui apparaissaient et disparaissaient dans cet immense espace Ă©taient dâune stature supĂ©rieure Ă celle de lâhumanitĂ© que je devais connaĂźtre par la suite. Parmi eux je revois ma mĂšre, figure plus familiĂšre Ă mes yeux que les autres, tout habillĂ©e de noir en signe de deuil national et en dĂ©pit de fĂ©roces rĂšglements de la police. Jâai aussi conservĂ© de cette Ă©poque particuliĂšre le sentiment craintif de sa mystĂ©rieuse gravitĂ© qui, pourtant, savait parfois sourire. Car je me rappelle ses sourires oui, aussi. Peut-ĂȘtre que pour moi elle pouvait toujours trouver un sourire. Elle Ă©tait jeune alors, elle nâavait certainement pas encore trente ans. Elle mourut quatre ans plus tard en exil. Dans les pages qui suivent jâai rappelĂ© la visite quâelle fit Ă son frĂšre un an environ avant sa mort. Je parle aussi un peu de mon pĂšre tel que je me le rappelle durant les annĂ©es qui suivirent la perte qui fut pour lui le coup mortel. Et maintenant, aprĂšs avoir Ă©tĂ© ainsi Ă©voquĂ©es pour rĂ©pondre aux paroles dâun critique amical, quâil soit permis Ă ces Ombres de retourner, Ă leur lieu de repos oĂč les formes quâelles eurent durant la vie persistent encore, attĂ©nuĂ©es mais poignantes, et oĂč elles attendent le moment oĂč leur obsĂ©dante rĂ©alitĂ©, derniĂšre trace de leur passage sur la terre, sâeffacera Ă jamais avec moi de ce monde. 1919. J. C. PRĂFACE FAMILIĂRE Lâon nâa pas, dâordinaire, besoin de beaucoup dâencouragement pour parler de soi. Pourtant ce petit livre est nĂ© de la suggestion dâun ami, et mĂȘme dâune amicale insistance. Je me dĂ©fendis avec une certaine vivacitĂ©, mais, avec une tĂ©nacitĂ© caractĂ©ristique, la voix amicale insista Vous savez, il faut vraiment ». Ce nâĂ©tait pas lĂ un argument, mais je me soumis aussitĂŽt. Du moment quâil faut⊠Vous voyez lĂ la puissance dâun mot. Celui qui veut convaincre doit se fier non pas Ă lâargument juste, mais au mot juste. Le son a toujours eu plus de pouvoir que le sens. Je ne dis pas cela par maniĂšre de dĂ©nigrement. Mieux vaut pour lâespĂšce humaine ĂȘtre impressionnable que rĂ©flĂ©chie. Rien dâhumainement grand par grand, jâentends qui puisse affecter un ensemble dâexistences humaines nâest nĂ© de la rĂ©flexion. On ne peut, dâailleurs, manquer de constater le pouvoir de simples mots, de mots comme gloire, par exemple, ou pitiĂ©. Je nâen veux pas citer dâautres. Point nâest besoin de les chercher bien loin. PrononcĂ©s avec persĂ©vĂ©rance, avec ardeur, avec conviction, ces deux mots-lĂ , rien que par leur son, ont mis en mouvement des nations entiĂšres et soulevĂ© lâaride et dur terrain sur lequel repose tout notre Ă©difice social. Il y a aussi le mot vertu si vous voulez⊠Naturellement, il faut y mettre lâaccent. Lâaccent juste. Câest trĂšs important. La force des poumons, les cordes vocales tonnantes ou tendres. Ne me parlez pas du levier de votre ArchimĂšde. CâĂ©tait un distrait douĂ© dâimagination mathĂ©matique. Les mathĂ©matiques ont droit Ă tout mon respect, mais je nâai aucunement besoin de machines. Quâon me donne le mot juste et lâaccent juste et je remuerai le monde. Quel rĂȘve, â pour un Ă©crivain ! Car les mots Ă©crits ont eux aussi leur accent. Oui ! laissez-moi seulement trouver le mot juste. Il doit sĂ»rement se trouver quelque part parmi les Ă©paves de toutes les plaintes et de tous les enthousiasmes jaillis des cĆurs humains depuis ce premier jour oĂč lâimmortelle espĂ©rance est descendue sur la terre. Peut-ĂȘtre est-il lĂ , tout prĂšs de moi, dĂ©daignĂ©, invisible, Ă portĂ©e de la main. Mais Ă quoi bon ! Il y a, paraĂźt-il, des gens capables de trouver du premier coup une aiguille dans une botte de foin. Quant Ă moi, je nâai jamais eu pareille bonne fortune. Et puis il y a cet accent. Autre difficultĂ©. Car qui peut dire si lâaccent est juste ou non avant que le mot ne soit lancĂ© sans rĂ©ussir Ă se faire entendre peut-ĂȘtre, et ne soit emportĂ© par le vent avant dâĂ©mouvoir le monde. Il y avait une fois un empereur qui Ă©tait en mĂȘme temps un sage et quelque peu un homme de lettres. Il notait, sur des tablettes dâivoire, des pensĂ©es, des maximes, des rĂ©flexions que le hasard a conservĂ©es pour lâĂ©dification de la postĂ©ritĂ©. Entre autres pensĂ©es, â je cite de mĂ©moire, â je me rappelle ce conseil solennel Que toutes tes paroles aient lâaccent de la vĂ©ritĂ© hĂ©roĂŻque. » Lâaccent de la vĂ©ritĂ© hĂ©roĂŻque ! Câest trĂšs beau, mais je pense que câest chose facile pour un empereur austĂšre que de noter un conseil grandiose. En ce bas monde la plupart des vĂ©ritĂ©s efficaces sont humbles et non pas hĂ©roĂŻques et il y a eu des moments dans lâhistoire de lâhumanitĂ© oĂč les accents de la vĂ©ritĂ© hĂ©roĂŻque nâont rien suscitĂ© dâautre que de la dĂ©rision. Personne ne doit sâattendre Ă trouver sous la couverture de ce petit ouvrage des mots dâune puissance extraordinaire ou des accents dâun irrĂ©sistible hĂ©roĂŻsme. Si humiliant que ce puisse ĂȘtre pour mon amour-propre, il me faut bien avouer que les conseils de Marc-AurĂšle ne sont pas faits pour moi. Ils conviennent mieux Ă un moraliste quâĂ un artiste. Je puis vous promettre de la vĂ©ritĂ© dâun genre modeste et aussi de la sincĂ©ritĂ© ; cette complĂšte et louable sincĂ©ritĂ© qui, tout en vous exposant aux assauts des esprits hostiles, est Ă©galement capable de vous brouiller avec vos meilleurs amis. Brouiller » est peut-ĂȘtre une expression trop forte. Je ne puis imaginer, parmi mes amis ou mes ennemis, quelquâun dâassez inoccupĂ© pour en ĂȘtre rĂ©duit Ă me chercher querelle. DĂ©cevoir vos amis » serait plus prĂšs de la vĂ©ritĂ©. Presque toutes les amitiĂ©s de ma vie dâĂ©crivain me sont venues de mes livres et je sais bien quâun romancier nâexiste que dans son Ćuvre. Il est lĂ , unique rĂ©alitĂ© dâun monde inventĂ©, parmi des choses, des faits, des gens imaginaires. En les dĂ©crivant, il ne fait que se dĂ©crire lui-mĂȘme. Mais il ne se dĂ©couvre jamais complĂštement. Il demeure, jusquâĂ un certain point, un personnage voilĂ© une prĂ©sence que lâon soupçonne plutĂŽt quâon ne la voit, â un mouvement et une voix derriĂšre lâĂ©cran tendu de son roman. Dans les notes personnelles qui suivent, semblable Ă©cran nâexiste pas. Et je ne puis mâempĂȘcher de songer Ă un passage de lâimitation de JĂ©sus-Christ oĂč lâascĂ©tique Ă©crivain, qui possĂ©dait une si profonde connaissance de la vie, a dit Il arrive assez souvent quâun inconnu est estimĂ© sur sa bonne rĂ©putation, duquel on se dĂ©goĂ»te dĂšs quâon le voit. » Câest le danger auquel sâexpose un romancier qui prend le parti de parler de soi sans rien dĂ©guiser. Alors quâune revue publiait ces souvenirs, un ami me reprocha ma mauvaise Ă©conomie, comme si ce nâĂ©tait lĂ quâune sorte de satisfaction purement personnelle qui gaspillait la matiĂšre de futurs volumes. Il faut croire que je ne suis pas suffisamment littĂ©rateur. Ă la vĂ©ritĂ©, un homme qui, avant sa trente-sixiĂšme annĂ©e, nâĂ©crivit jamais une ligne destinĂ©e Ă lâimpression ne peut parvenir Ă ne voir dans son existence et son expĂ©rience, dans la somme de ses pensĂ©es, de ses sensations et ses Ă©motions, dans ses souvenirs et ses regrets, que des matĂ©riaux pour le travail de ses mains. Une fois dĂ©jĂ , lorsque je publiai le Miroir de la Mer, un recueil dâimpressions et de souvenirs, on me fit semblable remarque. Remarque dâordre pratique. Mais, Ă dire vrai, je nâai jamais compris Ă quelle sorte de profit faisaient allusion des remarques de ce genre. Je voulais payer mon tribut Ă la mer, Ă ses navires et aux Ă©quipages qui les montaient, auxquels je dois une si grande part de ce qui a contribuĂ© Ă faire de moi lâĂȘtre que je suis. CâĂ©tait lĂ , me semblait-il, la seule forme sous laquelle je pouvais sacrifier Ă leurs ombres. Il ne pouvait, dans mon esprit, ĂȘtre question de quoi que ce fĂ»t dâautre. Il se peut que je sois un mauvais Ă©conomiste mais il est certain que je suis incorrigible. Pour avoir grandi dans le cadre et les conditions particuliĂšres de la vie dâun marin, je ressens une piĂ©tĂ© spĂ©ciale pour cette forme de mon passĂ© car ses impressions ont Ă©tĂ© vivaces, sa sĂ©duction directe, ses exigences en accord avec le naturel Ă©lan dâune jeunesse qui Ă©tait de taille Ă y suffire. Rien dans cette vie qui pĂ»t troubler une jeune conscience. AprĂšs avoir rompu avec mes origines sous une tempĂȘte de reproches lancĂ©s par tous ceux qui avaient le moindre droit Ă Ă©mettre une opinion, sĂ©parĂ© par de grandes distances des affections naturelles qui me restaient encore, et Ă©loignĂ© dâelles, en outre, par le caractĂšre complĂštement inintelligible de la vie dont la sĂ©duction avait si mystĂ©rieusement triomphĂ© de leur rĂ©sistance, je puis bien dire que, par la force aveugle des circonstances, la mer devait ĂȘtre tout mon univers, et la marine marchande mon unique foyer pendant une longue suite dâannĂ©es. Que lâon ne sâĂ©tonne donc pas si, dans mes deux livres exclusivement consacrĂ©s Ă la mer Le NĂšgre du Narcisse » et le Miroir de la mer et dans quelques rĂ©cits comme Jeunesse et Typhon, jâai essayĂ©, avec une piĂ©tĂ© presque filiale, de rendre la vibration intime du grand monde des eaux, des cĆurs simples des hommes qui, depuis des siĂšcles, traversĂšrent ses solitudes, et aussi ce je ne sais quoi de vivant qui semble exister dans le corps des navires, â crĂ©atures nĂ©es de leurs mains et objet de leur dĂ©vouement. Une existence littĂ©raire doit frĂ©quemment chercher sa substance dans des souvenirs et sâentretenir avec des ombres, Ă moins que lâĂ©crivain ne se donne pour seul objet de reprocher Ă lâhumanitĂ© dâĂȘtre ce quâelle est, ou de la louer de ce quâelle nâest pas, â ou, gĂ©nĂ©ralement, de lui apprendre Ă se conduire. Comme je ne suis pas dâun naturel querelleur et que je ne suis ni un flatteur ni un sage, je nâai rien fait de semblable et je suis prĂȘt Ă mâaccommoder avec sĂ©rĂ©nitĂ© de lâinsignifiance qui sâattache aux gens qui ne se mĂȘlent en aucune maniĂšre des affaires de leurs semblables. Mais rĂ©signation ne veut pas dire indiffĂ©rence. Il ne me plairait pas de demeurer simple spectateur sur la rive du grand fleuve qui emporte dans son courant de si nombreuses existences. Jâaime Ă croire que je possĂšde la facultĂ© de comprendre, autant quâelle peut sâexprimer par la voix de la sympathie et de la compassion. Jâai cru dĂ©mĂȘler que, dans lâun, tout au moins, des cercles critiques qui font autoritĂ©, on me soupçonne dâune certaine indiffĂ©rence devant la force Ă©mouvante des faits de ce quâon appellerait en français sĂ©cheresse de cĆur ». Quinze annĂ©es de silence ininterrompu devant la louange ou le blĂąme attestent suffisamment mon respect pour la critique, cette fine fleur de lâexpression personnelle dans le jardin des Lettres. Mais un tel soupçon est une chose plutĂŽt personnelle qui atteint lâhomme Ă travers son Ćuvre, et câest pourquoi il est permis dây faire allusion dans un ouvrage qui est une sorte de note personnelle mise en marge de la page publique. Non pas que je mâen sente offensĂ© le moins du monde. Lâaccusation, dâailleurs, si tant est que ce fĂ»t une accusation, mâen fut faite dans les termes les plus modĂ©rĂ©s, sur un ton de regret. Je rĂ©pondrai que, sâil est vrai que tout roman contient des Ă©lĂ©ments autobiographiques il serait difficile de le nier, puisquâun crĂ©ateur ne peut que sâexprimer soi-mĂȘme dans sa crĂ©ation, il en est parmi nous qui Ă©prouvent une invincible rĂ©pugnance Ă Ă©taler leurs sentiments intimes. Je ne voudrais pas louer indĂ»ment les vertus de la discrĂ©tion. Ce nâest souvent quâune question de tempĂ©rament. Mais ce nâest pas toujours un signe de froideur. Cela peut ĂȘtre de lâamour-propre. Il nây a rien de plus humiliant que de voir le trait lancĂ© par une Ă©motion vraie manquer son but, que ce soit celui du rire ou des larmes. Rien de plus humiliant. Et cela pour la bonne raison que, si le but est manquĂ©, si lâĂ©motion ne rĂ©ussit pas Ă Ă©mouvoir, elle est condamnĂ©e Ă sombrer sans retour dans le dĂ©goĂ»t ou le mĂ©pris. On ne saurait reprocher Ă aucun artiste de reculer devant un danger auquel la sottise seule peut sâexposer de gaietĂ© de cĆur et que le gĂ©nie seul peut impunĂ©ment affronter. Dans une tĂąche qui consiste plus ou moins Ă dĂ©voiler son ĂȘtre intime devant le monde, ce souci de la dĂ©cence, fĂ»t-ce au prix du succĂšs, nâest que le souci de la dignitĂ© personnelle qui est insĂ©parablement liĂ©e Ă la dignitĂ© mĂȘme de lâart que lâon sert. Dâailleurs, il est bien difficile dâĂȘtre entiĂšrement gai ou entiĂšrement triste en ce bas monde. Le comique, quand il est humain, prend facilement les traits de la souffrance ; et quelques-unes de nos peines quelques-unes seulement, pas toutes, car câest la capacitĂ© de souffrir qui rend lâhomme auguste aux yeux des hommes ont leur source dans des faiblesses quâil faut considĂ©rer avec une souriante compassion comme notre commun hĂ©ritage Ă tous. La joie et la douleur, en ce monde, se pĂ©nĂštrent lâune lâautre, mĂȘlent leurs formes et leurs murmures dans ce crĂ©puscule de la vie, mystĂ©rieux comme un ocĂ©an assombri, tandis que lâĂ©clat scintillant des suprĂȘmes espĂ©rances apparaĂźt, fascinant et immobile, sur la ligne lointaine de lâhorizon. Certes, moi aussi jâaimerais possĂ©der la baguette magique qui donne ce pouvoir de susciter le rire et les larmes quâon dit ĂȘtre le plus digne accomplissement de la littĂ©rature dâimagination. Seulement, pour ĂȘtre un grand magicien, il faut se livrer Ă des puissances occultes et irresponsables, qui nous entourent ou nous pĂ©nĂštrent. Nous avons tous entendu parler de gens crĂ©dules qui, pour prix de lâamour ou du pouvoir, vendent leur Ăąme Ă quelque diable grotesque. Lâintelligence la plus ordinaire peut comprendre, sans beaucoup de rĂ©flexion, que ce ne peut ĂȘtre lĂ quâun marchĂ© de dupe. Je ne me flatte pas dâune sagesse particuliĂšre du fait de mon antipathie et de ma dĂ©fiance pour des transactions de ce genre. Peut-ĂȘtre mon Ă©ducation de marin ajoutĂ©e Ă une disposition native me porte-t-elle tout naturellement Ă embrasser Ă©troitement la seule chose qui soit rĂ©ellement bien Ă moi, mais le fait est que jâai positivement horreur de perdre, ne fut-ce quâun instant, cette pleine possession de soi qui est la condition essentielle de ceux qui veulent bien servir. Et jâai transportĂ© cette notion de bon service » de ma premiĂšre existence dans la seconde. Moi qui nâai jamais cherchĂ© dans le mot Ă©crit autre chose quâune forme du beau, jâai transportĂ© cet article de foi du pont des navires Ă lâespace plus restreint de ma table de travail et, ce faisant, je suppose que je suis devenu Ă jamais imparfait au regard de lâineffable compagnie des purs esthĂštes. Dans la vie politique comme dans lâactivitĂ© littĂ©raire, un homme se fait des amitiĂ©s la plupart du temps par lâardeur de ses prĂ©jugĂ©s et lâĂ©troitesse innĂ©e de ses vues. Mais je nâai jamais pu aimer ce qui nâĂ©tait pas digne dâĂȘtre aimĂ© ni haĂŻr ce qui nâĂ©tait pas haĂŻssable au nom de quelque grand principe gĂ©nĂ©ral. Je ne sais sâil y a quelque courage Ă faire cet aveu. Quand on est parvenu Ă la moitiĂ© du chemin de la vie, on est portĂ© Ă contempler les dangers et les joies avec une Ă©gale sĂ©rĂ©nitĂ©. Aussi dĂ©clarerai-je tranquillement que lâeffort fait pour mettre en jeu des Ă©motions extrĂȘmes mâa toujours fait soupçonner la bassesse inhĂ©rente Ă un manque de sincĂ©ritĂ©. Pour Ă©mouvoir les autres profondĂ©ment, il faut se laisser dĂ©libĂ©rĂ©ment entraĂźner au-delĂ des limites de sa sensibilitĂ© normale, â assez innocemment peut-ĂȘtre et par nĂ©cessitĂ©, comme un acteur qui, sur la scĂšne, Ă©lĂšve la voix au-dessus du ton de la conversation habituelle, mais encore faut-il le faire. AssurĂ©ment ce nâest pas lĂ un grand pĂ©chĂ©. Mais le danger consiste pour lâĂ©crivain Ă devenir la victime de sa propre exagĂ©ration, Ă perdre le juste sentiment de la sincĂ©ritĂ©, et Ă en venir enfin Ă mĂ©priser la vĂ©ritĂ© mĂȘme comme quelque chose de trop froid, de trop Ă©moussĂ© pour le but quâil se propose, dâinsuffisant en somme pour son exigeante Ă©motion. Du rire et des pleurs, il est aisĂ© de tomber aux pleurnicheries et au ricanement. Tout ceci peut ne paraĂźtre quâĂ©goĂŻsme pur mais, en bonne morale, on ne peut vraiment pas reprocher Ă un homme dâavoir le souci de son intĂ©gritĂ© personnelle. Câest assurĂ©ment son devoir. Et, moins que tout autre, on peut condamner un artiste qui, si humblement et imparfaitement que ce soit, veut rester fidĂšle Ă son esprit crĂ©ateur. Dans le monde intĂ©rieur oĂč sa pensĂ©e et son Ă©motion vont chercher lâexpĂ©rience dâaventures imaginaires, il nâest ni gendarme ni loi, ni pression de circonstances, ni crainte de lâopinion pour le maintenir dans le droit chemin. Qui donc alors pourra dire Non ! » Ă ses tentations, si ce nâest sa conscience ? En outre câest ici, souvenez-vous en, le lieu et le moment dâune entiĂšre franchise, je pense que toutes les ambitions sont lĂ©gitimes, exceptĂ© celles qui sont fondĂ©es sur la misĂšre et la crĂ©dulitĂ© du genre humain. Toutes les ambitions intellectuelles sont permises, jusquâĂ la limite dâun jugement prudent et mĂȘme au-delĂ . Elles ne peuvent blesser personne. Si elles sont absurdes, tant pis pour lâartiste. En vĂ©ritĂ©, il en est de semblables ambitions comme de la vertu, elles portent en elles-mĂȘmes leur rĂ©compense. Est-ce une folle prĂ©somption que de mettre sa foi dans le souverain pouvoir de son art, dâessayer par dâautres moyens, par dâautres voies dâaffirmer cette croyance dans la trĂšs profonde portĂ©e de son Ćuvre ? Tenter dâaller plus au fond des choses, cela ne signifie pas quâon est insensible. Un historien des cĆurs nâest pas un historien des Ă©motions, cependant il pĂ©nĂštre plus avant, si rĂ©servĂ© quâil soit, puisque son but est dâatteindre Ă la source mĂȘme du rire et des larmes. Le spectacle des affaires humaines mĂ©rite lâadmiration et la pitiĂ©. Il mĂ©rite aussi le respect. Et ce nâest pas ĂȘtre insensible que de leur accorder, avec retenue, le tribut dâun soupir qui nâest pas un sanglot, dâun sourire qui nâest pas une grimace. Une rĂ©signation, non pas mystique ni dĂ©tachĂ©e, mais une rĂ©signation en Ă©veil, consciente et guidĂ©e par lâamour, est le seul de nos sentiments qui ne puisse jamais devenir un faux-semblant. Non pas que je considĂšre la rĂ©signation comme le dernier mot de la sagesse. Je suis trop lâhomme de mon temps pour cela. Mais je crois que la vĂ©ritable sagesse est de vouloir ce que veulent les Dieux, sans ĂȘtre certain peut-ĂȘtre de ce quâest leur volontĂ©. Et dans cette question de vie et dâart, ce nâest pas autant le pourquoi qui importe Ă notre bonheur que le comment. Comme disent les Français Il y a toujours la maniĂšre. » Câest trĂšs juste. Oui, il y a la maniĂšre, la maniĂšre dans le rire, les pleurs, lâironie, lâindignation, lâenthousiasme, les jugements, â et mĂȘme dans lâamour. La maniĂšre dont la vĂ©ritĂ© intĂ©rieure sâexprime, comme dans les traits et le caractĂšre dâun visage humain, pour ceux qui savent observer leur prochain. Ceux qui me lisent savent ma conviction que le monde, le monde temporel, repose sur quelques idĂ©es trĂšs simples si simples quâelles doivent ĂȘtre vieilles comme le monde. Il repose notamment sur lâidĂ©e de FidĂ©litĂ©. Ă une Ă©poque oĂč rien de ce qui nâest pas rĂ©volutionnaire de façon ou dâautre nâa chance dâattirer lâattention, je nâai Ă©tĂ© aucunement rĂ©volutionnaire dans mes ouvrages. Lâesprit rĂ©volutionnaire a cet immense avantage quâil vous libĂšre de toute espĂšce de scrupule Ă lâĂ©gard des idĂ©es. Son optimisme Ăąpre et absolu rĂ©pugne Ă mon esprit par ce quâil contient dâintolĂ©rance et de fanatisme latents. Sans doute, on devrait sourire de ces choses mais, esthĂšte imparfait, je ne vaux pas mieux comme philosophe. Toute prĂ©tention Ă la possession de vertus exceptionnelles Ă©veille en moi ce mĂ©pris et cette colĂšre dont un esprit vraiment philosophique doit ĂȘtre libĂ©ré⊠Je crains quâĂ vouloir conserver ici le ton de la conversation, je nâaie rĂ©ussi quâĂ ĂȘtre extrĂȘmement dĂ©cousu. Lâart de la conversation nâa jamais Ă©tĂ© mon fort cet art qui, Ă ce quâon dit, est Ă prĂ©sent disparu. Mes jeunes annĂ©es, les annĂ©es oĂč se forment les habitudes et le caractĂšre, ont Ă©tĂ© bien plutĂŽt accoutumĂ©es Ă de longs silences. Les voix qui venaient les rompre nâavaient rien du ton de la conversation. Non. Je nâen ai pas pris lâhabitude. Cependant semblable dĂ©cousu nâest pas tellement dĂ©placĂ© en tĂȘte des pages qui suivent. On leur a, Ă elles aussi, reprochĂ© dâĂȘtre dĂ©cousues, de ne pas tenir compte de lâordre chronologique ce qui est un crime en soi, de ne pas respecter la forme conventionnelle ce qui est une inconvenance. On mâa fait observer avec sĂ©vĂ©ritĂ© que le public nâaimerait pas le caractĂšre irrĂ©gulier de mes souvenirs. HĂ©las ! protestai-je doucement, pouvais-je commencer par les mots sacramentels Je suis nĂ© en telle annĂ©e, en tel endroit. LâĂ©loignement de la localitĂ© aurait enlevĂ© Ă la chose tout intĂ©rĂȘt. Je nâai pas connu dâaventures merveilleuses qui se puissent relater lâune aprĂšs lâautre. Je nâai pas connu de personnages distinguĂ©s sur lesquels jâeus pu passer de fastidieux jugements. Je nâai pas Ă©tĂ© mĂȘlĂ© Ă de grandes ou de scandaleuses affaires. Ceci nâest quâun petit document psychologique ; et mĂȘme ainsi, je ne lâai pas Ă©crit pour en tirer une conclusion personnelle. » Mais mon interlocuteur ne sâen montra pas apaisĂ©. Il me rĂ©pondit que câĂ©taient lĂ dâexcellentes raisons pour ne pas Ă©crire du tout, mais pas pour justifier ce qui Ă©tait Ă©crit. Jâadmets que nâimporte quoi, nâimporte quoi en ce monde, peut ĂȘtre une bonne raison pour ne pas Ă©crire du tout. Mais puisque jâai Ă©crit ces pages, tout ce que je puis dire Ă leur dĂ©fense, câest que ces souvenirs, transcrits sans Ă©gard aux conventions, nâont pas Ă©tĂ© jetĂ©s sur le papier sans rime ni raison. Ils contiennent un espoir et ils ont un but. Lâespoir que la lecture de ces pages puisse Ă©voquer la vision dâune personnalitĂ©, de lâhomme qui se trouve derriĂšre des livres aussi fondamentalement diffĂ©rents, par exemple, que la Folie Almayer » et LâAgent secret », personnalitĂ© pourtant cohĂ©rente dont la justification se trouve dans ses origines comme dans ses actions. Tel est lâespoir. Quant au but immĂ©diat, Ă©troitement liĂ© Ă cet espoir, câest de relater ici des souvenirs personnels en exposant fidĂšlement les sentiments et les sensations qui demeurent associĂ©s Ă la composition de mon premier livre et Ă mon premier contact avec la mer. En mĂȘlant ainsi les rĂ©sonnances de ces deux motifs, jâai lâespoir quâil se trouvera, ici ou lĂ , quelque ami qui pourra, peut-ĂȘtre, y saisir un subtil accord. J. C. K[1]. I On peut Ă©crire des livres en toutes sortes dâendroits. Lâinspiration verbale peut pĂ©nĂ©trer dans la cabine dâun marin, Ă bord dâun navire pris par les glaces sur une riviĂšre, au milieu dâune ville ; et puisque les saints veillent, dit-on, avec bienveillance sur les humbles croyants, une aimable fantaisie me pousse Ă penser que lâombre du vieux Flaubert, â qui sâimaginait ĂȘtre entre autres choses un descendant des Vikings, â planait avec un intĂ©rĂȘt amusĂ© au-dessus du pont dâun steamer de tonnes, du nom dâAdowa, saisi par lâhiver inclĂ©ment, le long dâun quai de Rouen, et Ă bord duquel je commençai le dixiĂšme chapitre de la Folie Almayer[2] ». Avec intĂ©rĂȘt, dis-je, car le bon gĂ©ant normand, aux Ă©normes moustaches et Ă la voix de tonnerre, ne fut-il pas le dernier des romantiques ? Ne fut-il pas, par son Ă©loignement du monde et par sa presque ascĂ©tique dĂ©votion Ă son art, une sorte dâermite et de saint littĂ©raire ? Il est enfin couchĂ©, dit Nina Ă sa mĂšre, en montrant les collines derriĂšre lesquelles le soleil avait disparu⊠» Ces mots de la fille romantique dâAlmayer, je me revois les traçant sur le papier gris dâun bloc posĂ© sur la couverture de ma couchette. Ils se rapportaient Ă un coucher de soleil dans les Ăźles de la Malaisie et se formaient dans mon esprit en une vision hallucinĂ©e de forĂȘts, de riviĂšres et de mers, bien Ă©loignĂ©e de cette ville commerciale et cependant romantique de lâhĂ©misphĂšre septentrional. Mais Ă ce moment ma facultĂ© visuelle et verbale fut brusquement suspendue par le troisiĂšme officier, un jeune homme fort enjouĂ©, qui survint en faisant battre la porte et sâĂ©cria Il fait joliment bon chez vous. » Il y faisait bon. Jâavais tournĂ© le robinet de chauffage, aprĂšs avoir placĂ© dessous une boĂźte de conserve, â car peut-ĂȘtre ne savez-vous pas que lâeau peut fuir Ă un joint oĂč la vapeur ne passerait pas. Je ne sais ce que mon jeune ami avait bien pu faire sur le pont toute la matinĂ©e, mais ses mains, quâil se frottait vigoureusement lâune contre lâautre, Ă©taient trĂšs rouges et me faisaient grelotter rien quâĂ les voir. Il est restĂ© le seul joueur de banjo de ma connaissance, et comme il Ă©tait Ă©galement le fils cadet dâun colonel en retraite, il me semblait toujours que le poĂšme de M. Kipling, par une Ă©trange association dâidĂ©es, avait Ă©tĂ© Ă©crit Ă son intention exclusive. Quand il ne jouait pas de son banjo, il se plaisait Ă le contempler. Il procĂ©da Ă cette inspection sentimentale et, aprĂšs avoir mĂ©ditĂ© un moment au-dessus des cordes de son instrument, sous mon regard scrutateur, il me demanda dâun air dĂ©gagĂ© â Que diable griffonnez-vous toujours ainsi, si ce nâest pas indiscret de vous le demander. CâĂ©tait une question des plus naturelles, mais je ne lui rĂ©pondis pas et dâun mouvement instinctif retournai simplement le bloc de papier ; je nâaurais vraiment pas pu lui dire quâil avait mis en fuite la psychologie de Nina Almayer, les mots quâelle prononce au dixiĂšme chapitre et les paroles de sagesse de Mme Almayer qui y font suite, dans lâombre inquiĂ©tante dâune nuit tropicale. Je ne pouvais lui rĂ©vĂ©ler que Nina avait dit Il est enfin couchĂ©. » Il en aurait Ă©tĂ© fort surpris et peut-ĂȘtre en aurait-il laissĂ© tomber son prĂ©cieux banjo. Je ne pouvais pas lui dire non plus que le soleil de mon existence de marin Ă©tait lui aussi sur le point de se coucher, au moment mĂȘme oĂč jâĂ©crivais ces mots qui exprimaient lâimpatience de la jeunesse passionnĂ©e absorbĂ©e dans son dĂ©sir. Je nâen savais rien moi-mĂȘme, et je puis dire avec assurance quâil nây aurait pas prĂȘtĂ© beaucoup dâattention, quoique ce fĂ»t un charmant jeune homme et quâil me traitĂąt avec plus de dĂ©fĂ©rence que notre position respective ne mây donnait droit. Il abaissa un tendre regard sur son banjo, et je me mis Ă regarder Ă travers le hublot. Lâouverture ronde encadrait dans sa bordure de cuivre un morceau de quai, avec une file de tonneaux alignĂ©s sur la terre glacĂ©e, et lâarriĂšre dâune charrette. Un charretier au nez rouge, en blouse et avec un bonnet de laine, Ă©tait appuyĂ© contre la roue. Un douanier faisait les cent pas, le ceinturon bouclĂ© par-dessus la capote bleue, et avait lâair fort dĂ©primĂ© par cette tempĂ©rature et la monotonie de son existence officielle. Un arriĂšre-plan de maisons tristes trouvait place Ă©galement dans le cadre que formait mon hublot, au-delĂ dâune assez grande Ă©tendue dâun quai pavĂ©, noirci par la boue gelĂ©e. Le coloris Ă©tait sombre et le dĂ©tail le plus notable Ă©tait un petit cafĂ© avec des rideaux aux fenĂȘtres et une misĂ©rable devanture de bois, peinte en blanc, tout Ă fait en rapport avec la misĂšre de ce quartier pauvre qui bordait le fleuve. On nous avait amenĂ©s lĂ , dâun autre poste dâamarrage, aux abords de lâOpĂ©ra, oĂč ce mĂȘme hublot mâoffrait la vue dâune tout autre sorte de cafĂ©, le meilleur de la ville, je crois, et celui-lĂ mĂȘme, oĂč le digne Bovary et sa femme, la romantique fille du pĂšre Rouault, avaient pris des rafraĂźchissements aprĂšs la mĂ©morable reprĂ©sentation dâun opĂ©ra qui nâĂ©tait autre que la tragique histoire de Lucie de Lammermoor, mise en musique dâopĂ©ra-comique. Impossible de retrouver lâhallucination de cet archipel dâExtrĂȘme-Orient que certainement je comptais bien revoir. Lâhistoire de la Folie Almayer » fut mise ce jour-lĂ sous lâoreiller. Ce nâest pas que jâeusse une occupation qui mâen tĂźnt Ă©loignĂ©, car, Ă vrai dire, nous menions Ă bord de ce navire une vie contemplative. Je ne dirai rien de ma position privilĂ©giĂ©e. JâĂ©tais lĂ juste pour obliger », comme il arrive quâun acteur de marque prend un petit rĂŽle dans une reprĂ©sentation au bĂ©nĂ©fice dâun ami. Pour ce qui Ă©tait de mes sentiments, je nâavais aucun dĂ©sir dâĂȘtre Ă bord de ce navire, Ă ce moment-lĂ et dans ces circonstances. Et peut-ĂȘtre mĂȘme nây avait-on pas besoin de moi, au sens habituel oĂč un navire a besoin » dâun officier. CâĂ©tait la premiĂšre et derniĂšre fois de ma vie de marin que je servais des armateurs que je nâavais vus ni de loin ni de prĂšs. Je ne dis pas cela pour les armateurs bien connus de Londres qui avaient affrĂ©tĂ© le navire Ă la, â je ne dirai pas passagĂšre, â mais Ă©phĂ©mĂšre Compagnie Franco-Canadienne de Transports. Une mort laisse quelque chose derriĂšre elle, mais jamais rien de tangible ne subsista de la Elle ne vĂ©cut pas plus longtemps que les roses et, contrairement aux roses, on la vit fleurir au beau milieu de lâhiver ; elle rĂ©pandit un lĂ©ger parfum dâaventure et mourut avant la venue du printemps. Mais câĂ©tait indubitablement une Compagnie elle avait mĂȘme un pavillon tout blanc, avec les lettres artistement entrelacĂ©es en un monogramme compliquĂ©. Nous le hissions Ă la tĂȘte de notre grand mĂąt, et je suis maintenant persuadĂ© que ce pavillon Ă©tait le seul de son espĂšce. Toutefois, des jours durant, nous eĂ»mes Ă bord lâimpression dâĂȘtre une unitĂ© dâune grande flotte, avec des dĂ©parts deux fois par mois pour MontrĂ©al et QuĂ©bec, comme lâannonçaient les brochures et les prospectus qui nous arrivĂšrent Ă bord en un grand colis au Dock Victoria de Londres, juste avant notre dĂ©part pour Rouen France. Et dans la vie fantomale de la gĂźt le secret de ce qui vint, â dernier emploi de ma vocation, â interrompre en un certain sens le dĂ©veloppement rythmique de lâhistoire de Nina Almayer. Ă cette Ă©poque, le secrĂ©taire de lâAssociation des capitaines au long cours de Londres, dont le modeste logement se trouvait dans Fenchurch Street, Ă©tait un homme dâune infatigable activitĂ© et du plus grand dĂ©vouement Ă sa tĂąche. Il est responsable de ce qui devait ĂȘtre ma derniĂšre association avec un navire. Je lâappelle ainsi parce quâon ne peut guĂšre appeler cela un service de mer. Ce cher capitaine Froud comment, aprĂšs tant dâannĂ©es, ne pas lui rendre lâhommage dâune affectueuse familiaritĂ© ? avait des vues trĂšs sensĂ©es sur lâamĂ©lioration des connaissances et de la position de tout le corps des officiers de la marine marchande. Il avait organisĂ© pour nous des cours professionnels, les classes de lâambulance Saint-Jean ; il correspondait activement avec les corps constituĂ©s et les membres du Parlement, sur les questions qui intĂ©ressaient notre service ; et sâil survenait quelque enquĂȘte ou commission relative aux questions maritimes ou aux marins, câĂ©tait lĂ une vĂ©ritable aubaine pour son constant besoin de se dĂ©vouer Ă notre corporation. Outre le sentiment Ă©levĂ© de ses devoirs officiels, il y avait en lui une bontĂ© personnelle, une disposition des plus fortes Ă faire tout le bien quâil pouvait aux divers membres de cette profession Ă laquelle il avait en son temps appartenu et oĂč il sâĂ©tait montrĂ© excellent capitaine. Et quelle plus grande bontĂ© tĂ©moigner Ă un marin que de le mettre sur la voie dâun emploi ? Le capitaine Froud ne voyait pas pourquoi lâAssociation des capitaines au long cours, Ă cĂŽtĂ© de la surveillance gĂ©nĂ©rale de ses intĂ©rĂȘts, ne serait pas officieusement une agence de placement de premier ordre. Jâessaie de persuader toutes nos grandes compagnies de navigation de sâadresser Ă nous pour leurs officiers. Notre association nâa aucunement lâesprit dâune trade-union ». Je ne vois vraiment pas pourquoi elles ne le feraient pas », me dit-il une fois. Je dis toujours aux capitaines que, toutes choses Ă©gales, ils doivent donner la prĂ©fĂ©rence aux membres de la sociĂ©tĂ©. Dans ma position, je peux gĂ©nĂ©ralement trouver ce quâil leur faut parmi nos membres ou nos membres associĂ©s. » Dans mes promenades dâun bout Ă lâautre de Londres jâĂ©tais alors fort dĂ©sĆuvrĂ©, les deux petites piĂšces de Fenchurch Street Ă©taient une sorte de lieu de repos oĂč mon esprit, soupirant aprĂšs la mer, se sentait plus prĂšs des navires, des Ă©quipages et de la vie de son choix, plus prĂšs lĂ quâen aucun autre endroit de la terre ferme. Ce lieu de repos Ă©tait, dâordinaire, vers les cinq heures de lâaprĂšs-midi, rempli dâhommes et de fumĂ©e de tabac, mais le capitaine Froud se rĂ©servait la plus petite piĂšce et il y accordait des entretiens privĂ©s dont le motif principal Ă©tait de rendre service. Câest ainsi quâun sombre aprĂšs-midi de novembre il me fit signe dâun doigt crochu et dâun regard particulier par-dessus ses lunettes qui est peut-ĂȘtre le souvenir physique le plus vif que jâaie conservĂ© de cet homme. Un capitaine est venu ce matin », me dit-il en me montrant une chaise, qui a besoin dâun officier. Câest pour un navire Ă vapeur. Vous le savez, ça me fait plaisir quâon me demande, mais malheureusement je ne vois pas tout Ă fait ce que je pourrais faire⊠» Comme lâautre piĂšce Ă©tait bondĂ©e de monde, je lançai un regard dâĂ©tonnement vers la porte fermĂ©e mais il secoua la tĂȘte. Bien sĂ»r, je ne serais que trop heureux de pouvoir obtenir cette place pour lâun dâeux, mais la question, câest que le capitaine de ce navire a besoin dâun officier qui puisse parler français couramment, et ce nâest pas si facile Ă trouver. Je ne connais personne en dehors de vous. Câest un poste de second officier et naturellement cela ne vous irait pas⊠Voudriez-vous ? Je sais que ce nâest pas ce que vous cherchez. » En effet, jâĂ©tais en proie Ă lâoisivetĂ© dâun homme hantĂ© qui passe son temps Ă chercher des mots pour y capturer ses visions, mais jâadmets quâextĂ©rieurement jâavais assez lâair dâun homme capable de faire un second officier Ă bord dâun navire affrĂ©tĂ© par une compagnie française. Aucun signe ne rĂ©vĂ©lait que je fusse hantĂ© par le destin de Nina et les murmures des forĂȘts tropicales, et mĂȘme mes relations avec Almayer personnage trĂšs faible de caractĂšre ne laissaient pas de trace visible sur mes traits. Depuis des annĂ©es, lui et le monde de son histoire avaient Ă©tĂ© les compagnons de mon imagination sans affecter, je lâespĂšre, les capacitĂ©s nĂ©cessaires aux rĂ©alitĂ©s de la vie maritime. Lâhomme et son entourage mâĂ©taient prĂ©sents depuis mon retour dâExtrĂȘme-Orient, quatre annĂ©es environ avant le jour dont je parle. Câest dans le salon dâun appartement oĂč jâhabitais et qui donnait sur un square de Pimlico quâils sâĂ©taient mis Ă revivre avec une vivacitĂ© et une acuitĂ© tout Ă fait Ă©trangĂšres Ă notre premier et vĂ©ritable entretien. Je mâĂ©tais permis un long sĂ©jour Ă terre, et, devant la nĂ©cessitĂ© oĂč je me trouvais dâoccuper mes matinĂ©es, Almayer cette vieille connaissance vint noblement Ă la rescousse. Peu aprĂšs, comme il Ă©tait convenable, sa femme et sa fille vinrent le rejoindre autour de ma table et le reste de la bande de Pantai les suivit avec leurs paroles et leurs gestes. Sans que sâen doutĂąt ma respectable hĂŽtesse, jâavais, aussitĂŽt aprĂšs mon petit dĂ©jeuner, des rĂ©ceptions fort animĂ©es de Malais, dâArabes et de mulĂątres. Ils nâessayaient aucunement dâattirer mon attention par des clameurs. Ils venaient Ă mon silencieux et irrĂ©sistible appel â et cet appel, je lâaffirme ici, nâavait rien Ă faire avec mon amour-propre ni ma vanitĂ©. Il semble maintenant avoir eu plutĂŽt un caractĂšre moral, car pourquoi le souvenir de ces ĂȘtres vus dans une existence Ă la fois obscure et baignĂ©e de soleil, aurait-il demandĂ© Ă sâexprimer dans la forme dâun roman, si ce nâest, Ă cause de cette mystĂ©rieuse fraternitĂ© qui unit par de communs espoirs et de communs effrois tous les habitants de cette terre ? Je nâaccueillis pas mes visiteurs avec un ardent empressement comme les porteurs de dons profitables ou glorieux. Je nâavais pas devant mes yeux la vision dâun livre imprimĂ© lorsque jâĂ©crivais Ă cette table dâun endroit dĂ©modĂ© du quartier de Belgravia. AprĂšs toutes ces annĂ©es dont chacune a laissĂ© son tĂ©moignage de pages lentement noircies, je puis dire en toute honnĂȘtetĂ© que câest un sentiment voisin de la piĂ©tĂ© qui me poussa Ă rendre, Ă lâaide de mots consciencieusement assemblĂ©s, le souvenir de choses lointaines et dâhommes disparus. Mais pour revenir au capitaine Froud et Ă lâidĂ©e fixe quâil avait de toujours satisfaire armateurs et capitaines, il nâĂ©tait pas vraisemblable que je ne pusse pas remplir son ambition qui Ă©tait de fournir, quelques heures dâavance, une demande aussi exceptionnelle que celle dâun officier parlant français. Il mâexpliqua que le navire Ă©tait affrĂ©tĂ© par une compagnie française qui voulait Ă©tablir un service mensuel de Rouen au Canada pour le transport dâĂ©migrants. Franchement cela ne mâintĂ©ressait guĂšre. Je lui dĂ©clarai dâun ton grave que, sâil sâagissait rĂ©ellement de soutenir la rĂ©putation de lâAssociation des Capitaines, jây rĂ©flĂ©chirais. Mais la rĂ©flexion nâĂ©tait que pour la forme. Le lendemain, je fus prĂ©sentĂ© au capitaine et je crois que nous fĂ»mes favorablement impressionnĂ©s lâun par lâautre. Il mâexpliqua que son second Ă©tait un excellent garçon et quâil ne pouvait vraiment pas le renvoyer pour me donner un grade plus Ă©levĂ©, mais que, si je consentais Ă embarquer comme second officier, on mâaccorderait certains avantages, et ainsi de suite. Je lui rĂ©pondis que, si je dĂ©cidais dâembarquer, le rang importait peu. â Je suis sĂ»r, insista-t-il, que vous vous entendrez parfaitement, avec M. Paramor. » Je mâengageai Ă rester deux voyages au moins, et ce fut dans ces circonstances que commença ce qui devait ĂȘtre ma derniĂšre relation avec un navire. Et, en fin de compte, nous ne fĂźmes pas mĂȘme un seul voyage. Peut-ĂȘtre Ă©tait-ce lĂ simplement lâeffet du destin, dâun mot Ă©crit sur mon front qui apparemment mâinterdisait, au cours de tout mon service Ă la mer, de jamais rĂ©ussir Ă traverser lâAtlantique. La vie nouvelle marche sur les talons de lâautre, et les neuf chapitres de la Folie Almayer » mâaccompagnĂšrent au Dock Victoria dâoĂč, quelques jours plus tard, nous partĂźmes pour Rouen. Je nâirai pas jusquâĂ dire que lâengagement dâun homme marquĂ© par le destin pour ne jamais traverser lâAtlantique fut la cause absolue de lâinsuccĂšs que la Compagnie des Transports Franco-Canadiens rencontra Ă accomplir ne fĂ»t-ce quâune simple traversĂ©e. Ăâaurait pu ĂȘtre cela naturellement, mais lâobstacle matĂ©riel Ă©vident fut le manque dâargent. Quatre cent soixante couchettes pour Ă©migrants furent amĂ©nagĂ©es dans lâentrepont par des charpentiers industrieux pendant que nous Ă©tions au bassin Victoria, mais jamais il nâarriva le moindre Ă©migrant Ă Rouen, â ce dont mon naturel compatissant ne put manquer de se rĂ©jouir. Il vint quelques messieurs de Paris, â je crois quâils Ă©taient trois, et lâun dâeux Ă©tait le prĂ©sident, â qui parcoururent le navire dâun bout Ă lâautre en cognant cruellement leurs chapeaux hauts de forme aux poutres du pont. Je fus chargĂ© de les accompagner, et je dois dire, que lâintĂ©rĂȘt quâils prirent aux choses ne manquait pas dâintelligence, quoique, de toute Ă©vidence, ils nâeussent jamais rien vu de semblable auparavant. En redescendant Ă terre, une expression satisfaite et incertaine se peignait sur leurs visages. Quoique cette cĂ©rĂ©monie dâinspection dĂ»t ĂȘtre le prĂ©liminaire dâun dĂ©part immĂ©diat, câest au moment mĂȘme oĂč ils franchissaient la passerelle que jâeus lâavertissement intĂ©rieur quâaucun dĂ©part conforme Ă lâesprit de notre charte-partie nâaurait jamais lieu. Il faut dire que, moins de trois semaines plus tard, il y eut du changement. Ă notre arrivĂ©e, nous avions Ă©tĂ© reçus avec beaucoup de cĂ©rĂ©monie, bien placĂ©s au centre de la ville, et, comme on avait affichĂ© Ă tous les coins de rues un placard tricolore qui annonçait la naissance de notre compagnie, les petits bourgeois, escortĂ©s de leur femme et de leur famille, se firent une fĂȘte dâinspecter le navire. Je me tenais toujours en Ă©vidence dans mon plus bel uniforme pour donner des renseignements, comme si jâavais Ă©tĂ© un interprĂšte de lâAgence Cook Ă lâusage des touristes, cependant que nos quartiers-maĂźtres rĂ©coltaient une moisson de gros sous Ă accompagner personnellement des groupes. Mais lorsque le changement eut lieu, â changement qui nous fit descendre la riviĂšre dâun mille et demi pour nous amarrer Ă un quai boueux et sordide, â alors en vĂ©ritĂ© la dĂ©solation de la solitude nous Ă©chut en partage. Ce fut une complĂšte et muette stagnation ; car, comme le navire Ă©tait prĂȘt Ă prendre la mer jusque dans le plus petit dĂ©tail, quâil gelait ferme et que les jours Ă©taient courts, nous Ă©tions absolument oisifs, oisifs au point de rougir de honte, quand la pensĂ©e nous venait que, pendant tout ce temps, nos salaires continuaient Ă courir. Le jeune Cole en Ă©tait chagrin, parce que, disait-il, on nâavait plus aucun entrain le soir aprĂšs avoir paressĂ© ainsi toute la journĂ©e ; le banjo mĂȘme perdait de son charme depuis que rien nâempĂȘchait plus dâen gratter sans discontinuer entre les repas. Le bon Paramor, â câĂ©tait vĂ©ritablement un excellent homme, â devint malheureux autant quâil Ă©tait possible Ă son heureuse nature, jusquâĂ ce quâun jour lugubre je lui suggĂ©rai, par pure malice, dâoccuper lâĂ©nergie assoupie de lâĂ©quipage Ă haler les deux cĂąbles sur le pont et Ă les retourner de bout en bout. M. Paramor parut un moment radieux. Excellente idĂ©e ! » Mais aussitĂŽt aprĂšs sa figure sâallongea Ma foi ! Oui. Mais nous ne pouvons pas faire durer cela plus de trois jours », murmura-t-il dâun air de mĂ©contentement. Je me demande combien de temps il pensait que nous resterions amarrĂ©s au quai dâun faubourg de Rouen, mais je sais que les cĂąbles furent bel et bien halĂ©s et tournĂ©s bout pour bout conformĂ©ment Ă mon conseil satanique, puis remis en place, et leur existence mĂȘme avait Ă©tĂ© complĂštement oubliĂ©e, je crois, avant quâun pilote français ne vĂźnt Ă bord pour descendre notre navire jusquâen rade du Havre. Vous pensez peut-ĂȘtre que cet Ă©tat dâoisivetĂ© forcĂ©e favorisa lâavancement de la fortune dâAlmayer et de sa fille. Il nâen fut rien pourtant. Comme sous le coup de quelque mauvais sort, lâirruption de mon camarade banjoĂŻste, relatĂ©e prĂ©cĂ©demment, arrĂȘta court ce fatal coucher de soleil durant de nombreuses semaines encore. Il en fut toujours de mĂȘme avec ce livre commencĂ© en 1889 et terminĂ© en 1894, â le plus court de tous les romans que je devais Ă©crire par la suite. Entre lâexclamation du dĂ©but par laquelle Almayer entend sa femme lâappeler pour dĂźner et lâinvocation dâAbdullah son ennemi au Dieu de lâIslam, le MisĂ©ricordieux, le Compatissant », qui termine le livre, devaient survenir plusieurs longues traversĂ©es, une visite pour me servir de la phrasĂ©ologie distinguĂ©e qui convient en la circonstance aux lieux certains dâentre eux, du moins oĂč sâĂ©tait passĂ©e mon enfance, et enfin la rĂ©alisation de quelques vaines paroles de cette enfance oĂč sâĂ©tait exprimĂ©e la fantaisie dâun cĆur romantique et lĂ©ger. Câest en 1868, alors que jâavais dix ans environ, que, regardant une carte dâAfrique de cette Ă©poque et mettant le doigt sur lâespace blanc qui reprĂ©sentait alors lâinconnu mystĂ©rieux de ce continent, je me dis avec une assurance parfaite et une Ă©tonnante audace qui ne sont plus maintenant dans ma nature Quand je serai grand, jâirai lĂ ! » Et naturellement je nây pensai plus jusquâĂ ce quâun quart de siĂšcle plus tard ou Ă peu prĂšs, une occasion sâoffrit dây aller, â comme si le pĂ©chĂ© dâaudace de mon enfance devait retomber sur la tĂȘte de lâhomme mĂ»r. Oui, je fus lĂ , lĂ Ă©tant cette rĂ©gion des Chutes Stanley qui, en 1868, Ă©tait le plus blanc des espaces blancs de la surface figurĂ©e de la terre. Et le manuscrit de la Folie Almayer », que jâemportai avec moi comme si çâeĂ»t Ă©tĂ© un talisman ou un trĂ©sor, alla aussi lĂ . Quâil pĂ»t jamais sortir de lĂ semble avoir Ă©tĂ© un dessein particulier de la Providence ; car une bonne part de mes autres possessions, dâune valeur infiniment plus grande et de plus dâutilitĂ© pour moi, y restĂšrent, par suite de dĂ©plorables accidents de transport. Je me rappelle, entre autres, un certain tournant, spĂ©cialement fĂącheux, du Congo, entre Kinshasa et LĂ©opoldville, â surtout quand on devait le franchir dans une grande pirogue avec seulement la moitiĂ© du nombre convenable de pagayeurs. Peu sâen fallut que je ne fusse le second blanc noyĂ© Ă cet intĂ©ressant endroit par un canot chavirĂ©. Le premier avait Ă©tĂ© un jeune officier belge ; lâaccident Ă©tait arrivĂ© quelques mois auparavant, et lui aussi rentrait dans sa patrie, peut-ĂȘtre pas aussi malade que je lâĂ©tais, â mais enfin il rentrait chez lui. Je franchis ce tournant, plus ou moins en vie, quoique je fusse trop malade pour me soucier de ce qui pourrait mâarriver ; et, toujours avec la Folie Almayer » parmi mes bagages fort diminuĂ©s, je parvins Ă cette dĂ©lectable capitale, Boma, oĂč, avant le dĂ©part du vapeur qui devait me ramener, jâeus le temps de souhaiter cent fois ma mort avec une parfaite sincĂ©ritĂ©. Ă cette Ă©poque, il nâexistait encore que sept chapitres de la Folie Almayer, » mais le chapitre suivant de ma propre histoire fut celui dâune longue, longue maladie et dâune trĂšs triste convalescence. GenĂšve, ou plus prĂ©cisĂ©ment lâĂ©tablissement hydrothĂ©rapique de Champel, est rendu Ă jamais fameux par lâachĂšvement du huitiĂšme chapitre de lâhistoire de la dĂ©cadence et de la chute dâAlmayer. Les Ă©vĂ©nements du neuviĂšme sont inextricablement mĂȘlĂ©s aux dĂ©tails de lâamĂ©nagement dâun entrepĂŽt au bord de la Tamise, entrepĂŽt qui appartenait Ă une maison de la CitĂ© dont le nom importe peu ici. Mais ce travail, entrepris pour me rĂ©habituer Ă lâactivitĂ© dâune existence normale, fut bientĂŽt achevĂ©. La terre nâavait rien qui pĂ»t me retenir plus longtemps. Et câest ainsi que ce mĂ©morable roman se trouva, â comme un fĂ»t de madĂšre de choix, â portĂ© durant trois ans çà et lĂ sur la mer. Si ce traitement en augmenta ou non la qualitĂ©, câest ce que je ne saurais dire. En tout cas cela nâen amĂ©liora pas lâapparence. Le manuscrit en prit un aspect fanĂ© et un ton jaunĂątre de vieux papier. Il devenait Ă la fin dĂ©raisonnable de supposer que quoi que ce fĂ»t au monde pĂ»t jamais arriver Ă Almayer et Nina. Et pourtant une chose plus invraisemblable encore en mer devait rĂ©veiller leur activitĂ© assoupie. Novalis nâa-t-il pas dit Il est certain que ma conviction sâaccroĂźt infiniment du moment quâune autre Ăąme la partage. » Et quâest-ce quâun roman, sinon une conviction dans lâexistence dâautres ĂȘtres, assez forte pour prendre une forme de vie imaginaire plus claire que la rĂ©alitĂ© mĂȘme, et oĂč lâaccumulation dâĂ©pisodes choisis surpasse lâhistoire documentaire ? La Providence qui sauva mon manuscrit au milieu des rapides du Congo le communiqua Ă une Ăąme secourable trĂšs loin sur la mer. Il serait pour moi de la plus grande ingratitude dâoublier jamais le visage blĂȘme et creusĂ©, et les yeux noirs enfoncĂ©s dans les orbites de cet Ă©tudiant de Cambridge il voyageait pour sa santĂ© » Ă bord de lâexcellent navire le Torrens Ă destination de lâAustralie, qui fut le premier lecteur de la Folie Almayer », â le premier lecteur que jâaie jamais eu. Cela vous ennuierait-il beaucoup de lire un manuscrit dâune Ă©criture du genre de la mienne ? » lui demandai-je un soir, sous le coup dâune impulsion soudaine, Ă la suite dâune longue conversation dont le sujet avait Ă©tĂ© lâHistoire de Gibbon. Jacques tel Ă©tait son nom Ă©tait venu sâasseoir dans ma cabine, pendant un quart des plus orageux, aprĂšs mâavoir apportĂ© un livre tirĂ© de sa provision de voyage. Pas le moins du monde », rĂ©pondit-il du ton le plus courtois et avec un faible sourire. Comme jâouvrais un tiroir, sa curiositĂ© soudainement Ă©veillĂ©e lui donna une expression dâattention tendue. Je me demande ce quâil sâattendait Ă voir. Un poĂšme peut-ĂȘtre. Impossible de le deviner maintenant. Ce nâĂ©tait pas un homme froid, mais calme, et plus encore assujetti par la maladie, â un homme volontiers silencieux et de la plus simple modestie dans les rapports habituels, mais avec, dans toute sa personne, quelque chose de particulier qui tranchait sur le reste de nos soixante passagers. Ses yeux Ă©taient pensifs, son regard semblait dirigĂ© en dedans. Avec la rĂ©serve charmante qui lui Ă©tait habituelle, et dâune voix voilĂ©e et sympathique, il demanda â Quâest-ce que câest ? â Câest une sorte de rĂ©cit, rĂ©pondis-je avec effort. Ce nâest mĂȘme pas encore terminĂ©. Mais jâaimerais savoir ce que vous en pensez. » Il mit le manuscrit dans la poche de cĂŽtĂ© de son veston je revois parfaitement ses longs doigts bruns le plier dans la longueur. Je le lirai demain », fit-il en saisissant la poignĂ©e de la porte, puis, aprĂšs avoir attendu un moment propice du roulis du navire, il ouvrit la porte et disparut. Comme il partait, jâentendis le grondement prolongĂ© du vent, le bruit de lâeau roulant sur le pont du Torrens et le mugissement adouci et comme lointain de la grosse mer. Jâeus conscience dâune agitation croissante dans la turbulence de lâocĂ©an, et le sentiment professionnel fit naĂźtre en moi la pensĂ©e quâĂ huit heures, dans une autre demi-heure tout au plus, il faudrait serrer les perroquets. Le lendemain, mais cette fois vers quatre heures de lâaprĂšs-midi, Jacques entra dans ma cabine. Il portait un Ă©norme cache-nez autour du cou et tenait le manuscrit Ă la main. Il me le rendit avec un regard fixe, mais sans prononcer une parole. Je le pris en silence. Il sâassit sur le canapĂ© et ne dit rien encore. Jâouvris et refermai le tiroir de mon bureau sur lequel se trouvait une ardoise de lock couverte dâĂ©criture dans son cadre de bois et qui attendait dâĂȘtre reportĂ©e au net sur ce genre de livre que jâĂ©tais habituĂ© Ă Ă©crire avec soin, le livre de bord du navire. Je tournai carrĂ©ment le dos au pupitre. Et mĂȘme alors Jacques ne prononça pas un mot. Eh ! bien, quâen dites-vous ? demandai-je enfin. Cela mĂ©rite-t-il dâĂȘtre terminĂ© ? » Cette question exprimait exactement ma pensĂ©e. â AssurĂ©ment », rĂ©pondit-il dâun ton calme, voilĂ© ; puis il toussa lĂ©gĂšrement. â Cela vous a-t-il intĂ©ressĂ© ? » demandai-je ensuite presque dans un murmure. â Beaucoup ! » AprĂšs une pause, je me mis Ă suivre attentivement le fort roulis du navire et Jacques sâĂ©tendit sur le canapĂ©. Le rideau de mon lit allait et venait comme si câeĂ»t Ă©tĂ© un punkah ; la lampe de la cloison encerclĂ©e dans son balancier et, de temps en temps, la porte de la cabine Ă©taient lĂ©gĂšrement secouĂ©es parmi les bouffĂ©es du vent. Câest par 40°de latitude Sud et presque Ă la longitude de Greenwich, autant que je puis me rappeler, que se dĂ©roulĂšrent ces paisibles rites de la rĂ©surrection dâAlmayer et de Nina. Dans le silence prolongĂ© il me vint Ă lâesprit que cette histoire contenait passablement de narration rĂ©trospective, dans lâĂ©tat oĂč elle Ă©tait. Pouvait-on en suivre lâaction, me demandai-je Ă moi-mĂȘme, comme si dĂ©jĂ le romancier Ă©tait nĂ© dans le corps du marin. Mais jâentendis sur le pont le sifflet de lâofficier de quart et restai en alerte pour saisir lâordre qui allait suivre cet avertissement. Il me parvint comme un faible et furieux appel Brassez carrĂ© derriĂšre ! » â Ah ! pensai-je en moi-mĂȘme, un coup de vent dâOuest qui sâamĂšne ! » Alors je me tournai vers mon premier lecteur qui, hĂ©las ! ne devait pas vivre assez longtemps pour connaĂźtre la fin de lâhistoire. â Maintenant laissez-moi vous demander encore une chose lâhistoire est-elle suffisamment claire Ă votre avis, telle quâelle est ? » Il releva ses sombres yeux bienveillants vers mon visage et sembla surpris. â Mais oui, parfaitement. » Ce fut tout ce que je devais entendre tomber de ses lĂšvres touchant les mĂ©rites de la Folie Almayer ». Nous ne reparlĂąmes plus jamais du livre. Une longue pĂ©riode de mauvais temps survint et je nâeus dâautre pensĂ©e que celle du service, cependant que le pauvre M. Jacques attrapait un rhume fatal et devait rester confinĂ© dans sa cabine. Lorsque nous arrivĂąmes Ă AdĂ©laĂŻde, le premier lecteur de ma prose partit aussitĂŽt pour lâintĂ©rieur et mourut enfin assez soudainement en Australie ou peut-ĂȘtre durant son voyage de retour par le canal de Suez. Je nâen suis pas sĂ»r maintenant et je ne pense pas que je lâaie jamais su prĂ©cisĂ©ment, quoique je me fusse enquis de lui Ă maintes reprises auprĂšs de quelques-uns de nos passagers de retour qui, se promenant pour voir le pays » pendant que le navire Ă©tait au port, lâavaient rencontrĂ© ici ou lĂ . Ă la fin nous partĂźmes, rentrant Ă notre port dâattache, sans que jâeusse ajoutĂ© une ligne au griffonnage nonchalant des nombreuses pages que le pauvre M. Jacques avait eu la patience de lire alors que les ombres mĂȘmes de lâĂternitĂ© sâamassaient dĂ©jĂ dans les profondeurs de ses bons yeux caves. Lâintention que son simple et dĂ©cisif AssurĂ©ment » mâavait insinuĂ©e sommeillait en moi, mais nâattendait quâune occasion. Je peux dire que je suis maintenant obligĂ©, inconsciemment obligĂ©, dâĂ©crire volume aprĂšs volume, comme autrefois jâĂ©tais obligĂ© dâaller Ă la mer voyage aprĂšs voyage. Les pages doivent se suivre lâune lâautre comme les lieues se suivaient jadis jusquâĂ cette fin dĂ©terminĂ©e qui, puisquâelle est la VĂ©ritĂ© elle-mĂȘme, est Une, â une pour tous les hommes et pour toutes les occupations. Je ne sais laquelle de ces deux impulsions mâa paru la plus mystĂ©rieuse et la plus Ă©tonnante. Encore, pour Ă©crire, de mĂȘme que pour devenir marin, mâa-t-il fallu attendre une occasion. Quâon me permette dâavouer ici que je nâai jamais Ă©tĂ© de ces gens Ă©tonnants qui navigueraient dans un baquet pour le plaisir, et, si je puis mâenorgueillir de mon esprit de suite, il en fut de mĂȘme lorsque je me mis Ă Ă©crire. Il y a des gens, mâa-t-on dit, qui Ă©crivent en wagon, et le feraient peut-ĂȘtre assis les jambes croisĂ©es sur une corde Ă linge ; mais jâavoue que ma disposition sybaritique ne me permet dâĂ©crire que si jâai quelque chose qui ressemble au moins Ă une chaise. Ligne Ă ligne plutĂŽt que page Ă page, telle fut la croissance de la Folie Almayer ». Câest ainsi quâil mâarriva presque de perdre le manuscrit, qui sâĂ©tendait maintenant jusquâaux premiers mots du neuviĂšme chapitre, Ă la gare de la Friedrichstrasse Ă Berlin comme vous voyez alors que je me rendais en Pologne ou plus prĂ©cisĂ©ment en Ukraine. Un matin, de bonne heure, jâoubliai mon sac au buffet. Un digne et intelligent KoffertrĂ€ger le sauva. Cependant, dans mon anxiĂ©tĂ©, ce nâest pas du tout au manuscrit que je pensais, mais Ă toutes les autres choses qui se trouvaient dans ce sac. Ă Varsovie oĂč je restai deux jours, ces pages vagabondes ne furent jamais exposĂ©es Ă la lumiĂšre, sauf une fois Ă la lumiĂšre des bougies pendant que le sac demeurait ouvert sur une chaise. Je mâhabillais pour aller dĂźner Ă un club sportif. Un de mes amis dâenfance il avait appartenu au service diplomatique, mais faisait maintenant valoir des terres paternelles, et nous ne nous Ă©tions pas revus depuis plus de vingt ans Ă©tait assis sur le canapĂ©, mâattendant pour mây accompagner. â Racontez-moi donc quelque chose de votre vie tout en vous habillant », me suggĂ©ra-t-il aimablement. Je ne crois pas que je lui aie dit grandâchose de ma vie alors, ni par la suite. La conversation du petit groupe choisi avec lequel il me fit dĂźner fut des plus animĂ©es et embrassa de nombreux sujets, depuis la chasse aux fauves en Afrique jusquâau dernier poĂšme publiĂ© dans une revue trĂšs moderniste, Ă©ditĂ©e par de trĂšs jeunes gens et patronnĂ©e par la plus haute sociĂ©tĂ©. Mais elle nâaborda jamais la Folie Almayer », et le lendemain matin, dans une obscuritĂ© ininterrompue, cet insĂ©parable compagnon continua Ă rouler avec moi dans la direction du Sud-Est vers le gouvernement de Kiev. Ă cette Ă©poque, il fallait huit heures de voiture, sinon plus, pour se rendre de la gare du chemin de fer Ă la maison de campagne qui Ă©tait ma destination. Dear boy » ces mots Ă©taient toujours Ă©crits en anglais, câest ainsi que commençait la derniĂšre lettre quâĂ Londres jâavais reçue de cette maison. Fais-toi conduire Ă la seule auberge de lâendroit, dĂźne aussi bien que tu le pourras, et dans la soirĂ©e mon propre serviteur particulier factotum et majordome, M. V⊠S⊠je te prĂ©viens quâil est de noble extraction, se prĂ©sentera devant toi pour tâannoncer lâarrivĂ©e du petit traĂźneau qui doit tâamener ici le lendemain. Jâenvoie avec lui ma fourrure la plus Ă©paisse qui, je pense, avec le genre de pardessus que tu dois avoir tâempĂȘchera de geler en route. » En effet, alors que je dĂźnais, servi par un garçon juif, dans une Ă©norme chambre Ă coucher Ă allure de grange avec un plancher fraĂźchement peint, la porte sâouvrit et, dans son costume de voyage, longues bottes, haut bonnet de peau de mouton, paletot court serrĂ© par une ceinture de cuir, le M. V⊠S⊠de noble extraction, homme de trente-cinq ans environ, apparut avec un air de perplexitĂ© rĂ©pandu sur sa physionomie ouverte et moustachue. Je me levai de table et lâaccueillis en polonais, avec, je lâespĂšre, la nuance juste de considĂ©ration quâexigeait son sang noble et sa situation de serviteur particulier. Sa figure sâĂ©claira dâĂ©tonnante façon. Jâappris plus tard quâen dĂ©pit des assurances rĂ©itĂ©rĂ©es de mon oncle, le brave garçon avait conservĂ© des doutes sur notre comprĂ©hension rĂ©ciproque. Il sâimaginait que je lui parlerais dans une langue Ă©trangĂšre. Ses derniers mots en montant en traĂźneau pour venir me chercher avaient pris la forme dâune exclamation anxieuse â Bien ! Eh bien ! Me voilĂ parti, mais Dieu seul sait comment je me ferai entendre du neveu de notre maĂźtre. » Nous nous comprĂźmes trĂšs bien dĂšs lâabord. Il sâoccupa de moi comme si je nâeusse pas Ă©tĂ© une grande personne. Jâeus la dĂ©licieuse sensation dâun garçon au retour de lâĂ©cole, quand le lendemain matin il mâenveloppa dans un Ă©norme paletot de voyage en peau dâours et prit place, dâun air protecteur, Ă mon cĂŽtĂ©. Le traĂźneau Ă©tait tout petit et avait lâair tout Ă fait insignifiant, presque dâun jouet, derriĂšre les quatre gros chevaux bais attelĂ©s deux Ă deux. Nous trois, en comptant le cocher, le remplissions complĂštement. CâĂ©tait un jeune garçon aux yeux bleu clair le grand col du paletot de fourrure de sa livrĂ©e encadrait sa figure pleine de bonne humeur et la protĂ©geait jusquâau sommet de la tĂȘte. â Dites-moi, Joseph, lui dit mon compagnon, pensez-vous que nous puissions arriver Ă la maison avant six heures ? » Sa rĂ©ponse fut que nous arriverions sĂ»rement, avec lâaide de Dieu, et pourvu quâil nây eĂ»t aucun amoncellement de neige dans lâespace compris entre des villages dont les noms sonnĂšrent on ne peut plus familiĂšrement Ă mes oreilles. Il se montra excellent cocher, tĂ©moignant dâun instinct sĂ»r pour tenir sa route au milieu des champs couverts de neige, et sachant obtenir de ses chevaux tout ce quâils pouvaient fournir. â Câest le fils de ce Joseph dont je suppose que le capitaine se souvient. Celui qui conduisait feu la grandâmĂšre du capitaine, de sainte mĂ©moire », dĂ©clara V⊠S⊠tout en disposant autour de mes pieds les couvertures de fourrure. Je me rappelais parfaitement le fidĂšle Joseph qui conduisait ma grandâmĂšre. Parbleu ! Câest lui qui mâavait laissĂ© tenir les guides pour la premiĂšre fois de ma vie et qui me permettait de jouer hors de la remise avec le grand fouet de la voiture Ă quatre chevaux. â Quâest-il devenu ? demandai-je. Il ne sert plus, je suppose ? » â Il servait notre maĂźtre, » fut la rĂ©ponse. Mais il est mort du cholĂ©ra il y a environ dix ans maintenant, â pendant la grande Ă©pidĂ©mie que nous avons eue. Et sa femme est morte en mĂȘme temps. De toute la maisonnĂ©e, ce garçon est le seul qui ait Ă©chappĂ©. » Le manuscrit de la Folie Almayer » reposait dans la valise sous nos pieds. Je revis le soleil se coucher sur la plaine comme je le voyais dans les voyages de mon enfance. Il se coucha, clair et rouge, sâenfonçant dans la neige, en pleine vue, comme sâil se couchait sur la mer. Il y avait vingt-trois ans que je nâavais vu le soleil se coucher sur cette terre. Nous continuĂąmes notre route dans lâobscuritĂ© qui tombait rapidement sur la livide Ă©tendue de neige, jusquâĂ ce que, dâune lande blanche qui se joignait au ciel, surgĂźt la forme noire de groupes dâarbres autour dâun village de la plaine ukrainienne. Une chaumiĂšre ou deux passĂšrent Ă nos cĂŽtĂ©s, un interminable mur bas, puis ce furent, brillant faiblement et clignotant Ă travers un Ă©cran de sapins, les lumiĂšres de la maison du maĂźtre. Ce mĂȘme soir, le manuscrit errant de la Folie Almayer » fut dĂ©ballĂ© et posĂ© sans ostentation sur le secrĂ©taire de ma chambre, la chambre dâami qui, â jâen fus informĂ© dâun ton faussement dĂ©gagĂ©, â mâavait attendu depuis quelque quinze ans ou presque. Le manuscrit nâattira pas lâattention de cette affectueuse prĂ©sence qui sâactivait autour du fils de sa sĆur favorite. â Tu nâauras pas beaucoup de temps Ă toi pendant ta visite ici, frĂšre, me dit-il, â cette forme dâinterpellation empruntĂ©e au langage de nos paysans Ă©tait la forme habituelle de sa plus vive bonne humeur dans ses moments dâĂ©panchement affectueux. â Je ne cesserai de venir bavarder. » En fait, nous eĂ»mes toute la maison pour bavarder et nous passĂąmes notre temps Ă faire irruption lâun chez lâautre. Jâenvahissais la retraite de son cabinet de travail dont lâobjet principal Ă©tait un colossal encrier dâargent qui lui avait Ă©tĂ© donnĂ© pour sa cinquantiĂšme annĂ©e par une souscription de ses pupilles alors en vie. Il avait Ă©tĂ© le tuteur dâun grand nombre dâorphelins appartenant Ă des familles de propriĂ©taires-terriens des trois provinces mĂ©ridionales, depuis 1860. Quelques-uns avaient Ă©tĂ© mes camarades dâĂ©cole et de jeux, mais aucun dâeux, fille ou garçon, nâavait jamais, que je sache, Ă©crit un roman. Un ou deux Ă©taient plus ĂągĂ©s que moi, considĂ©rablement plus ĂągĂ©s mĂȘme. Lâun dâeux, qui nous rendait visite dans ma petite enfance, Ă©tait celui qui le premier mâavait juchĂ© sur un cheval, et son Ă©quipage Ă quatre, son parfait talent dâĂ©cuyer et son adresse pour les exercices en gĂ©nĂ©ral avaient Ă©tĂ© lâune de mes premiĂšres admirations. Il me semble que je revois ma mĂšre qui, dâune colonnade devant la fenĂȘtre de la salle Ă manger, me regarde monter sur le poney tenu en bride, autant que je me souvienne, par ce mĂȘme Joseph, le groom spĂ©cialement attachĂ© au service de ma grandâmĂšre, â et qui mourut du cholĂ©ra. CâĂ©tait certainement un jeune homme avec une casaque bleu foncĂ©, et un immense pantalon de cosaque, qui Ă©taient la livrĂ©e des hommes dâĂ©curie. Ce devait ĂȘtre en 1864, mais, pour prendre dâautres points de repĂšre, câĂ©tait certainement lâannĂ©e oĂč ma mĂšre avait obtenu la permission de venir de lâexil oĂč elle avait suivi mon pĂšre, et de se rendre dans le Sud pour aller voir les siens. Pour cela aussi, il lui avait fallu demander une permission et je sais quâune des conditions mises Ă cette faveur Ă©tait quâelle serait traitĂ©e exactement comme si elle Ă©tait elle-mĂȘme une exilĂ©e. Cependant, deux ans plus tard, en mĂ©moire de son frĂšre aĂźnĂ© qui avait servi dans les Gardes et qui, mort prĂ©maturĂ©ment, avait laissĂ© une foule dâamis et un souvenir trĂšs cher dans le grand monde de Saint-PĂ©tersbourg, un personnage influent obtint pour elle cette permission, â quâon appelait la TrĂšs Haute GrĂące, â dâun congĂ© de trois mois hors dâexil. Câest aussi lâannĂ©e oĂč je commence Ă me rappeler ma mĂšre avec plus de nettetĂ© quâune simple prĂ©sence protectrice au large front et dont les yeux avaient une expression de douce autoritĂ© ; et je me rappelle aussi la grande rĂ©union de parents proches ou Ă©loignĂ©s, et les tĂȘtes grises des amis de la famille qui Ă©taient venus lui rendre hommage de leur respect et de leur amour dans la maison de ce frĂšre favori qui, quelques annĂ©es plus tard, allait devoir me tenir lieu de lâun et lâautre de mes parents. Je ne compris pas alors la tragique signification de tout cela, quoique les docteurs vinssent aussi, je mâen souviens bien. Elle ne manifestait aucun signe de maladie, â mais je pense que dĂ©jĂ ils avaient prononcĂ© sa condamnation, Ă moins peut-ĂȘtre quâun changement dâair dans un climat mĂ©ridional ne permĂźt de rĂ©tablir ses forces chancelantes. Il me semble que pour moi câest la pĂ©riode la plus heureuse de mon existence. Il y avait lĂ ma cousine, une petite fille dĂ©licieuse et vive, de quelques mois plus jeune que moi, dont la vie amoureusement surveillĂ©e, comme celle dâune princesse royale, se termina vers sa quinziĂšme annĂ©e. Il y avait aussi dâautres enfants, dont beaucoup sont morts Ă prĂ©sent, et beaucoup dont jâai oubliĂ© jusquâaux noms. Sur tout cela est suspendue lâombre accablante du Grand Empire Russe, â lâombre chargĂ©e de la noirceur dâune haine nationale nouvelle, nĂ©e et entretenue par lâĂ©cole des journalistes de Moscou contre les Polonais, aprĂšs la malheureuse insurrection de 1863. Nous voici bien loin du manuscrit de la Folie Almayer », mais la mention publique de ces impressions nâest pas le caprice dâun inquiet Ă©goĂŻsme. Ce sont lĂ aussi des choses humaines, dont lâappel se fait dĂ©jĂ lointain. Il convient quâon laisse aux enfants du romancier quelque chose de plus que les couleurs et les figures de son labeur crĂ©ateur. Ce qui, dans les annĂ©es de leur maturitĂ©, peut paraĂźtre aux autres le cĂŽtĂ© le plus Ă©nigmatique de leur nature et leur rester peut-ĂȘtre toujours obscur Ă eux-mĂȘmes, sera leur rĂ©ponse inconsciente Ă la voix intĂ©rieure de cet inexorable passĂ© dont sont lointainement issues aussi bien son Ćuvre dâimagination que leurs propres personnalitĂ©s. Ce nâest que dans lâimagination des hommes que toute vĂ©ritĂ© trouve une rĂ©elle et indĂ©niable existence. Câest lâimagination, non pas lâinvention, qui est maĂźtresse suprĂȘme de lâart comme de la vie. Lâexpression imaginaire et exacte dâauthentiques souvenirs peut servir dignement cet esprit de piĂ©tĂ© envers toutes les choses humaines, qui sanctionne aussi bien les conceptions dâun romancier que les Ă©motions de lâhomme qui passe en revue sa propre expĂ©rience. II Comme je lâai dit, jâĂ©tais occupĂ© Ă dĂ©faire mes bagages aprĂšs un voyage de Londres en Ukraine. Le manuscrit de la Folie Almayer », â mon compagnon depuis trois ans et plus, et alors dans le neuviĂšme chapitre de son Ăąge, â Ă©tait posĂ© sans la moindre ostentation sur le secrĂ©taire qui se trouvait entre deux fenĂȘtres. Il ne me vint pas Ă lâesprit de lây ranger dans un tiroir, mais mon regard fut attirĂ© par la forme harmonieuse quâavait la poignĂ©e de cuivre de ce mĂȘme tiroir. Deux candĂ©labres Ă quatre bougies toutes allumĂ©es donnaient un air de fĂȘte Ă la chambre qui pendant tant dâannĂ©es avait attendu le neveu errant. Les persiennes Ă©taient closes. Ă cinq cents mĂštres environ de la chaise sur laquelle jâĂ©tais assis se trouvait la premiĂšre chaumiĂšre du village, â lequel faisait partie de la propriĂ©tĂ© de mon grand-pĂšre, et le seul qui restĂąt dans la possession dâun membre de la famille et au-delĂ du village, dans les tĂ©nĂšbres illimitĂ©es de la nuit dâhiver sâĂ©tendaient de vastes champs sans clĂŽture, â non pas une plaine unie et Ăąpre, mais de la bonne terre Ă blĂ©, ondulĂ©e de collines, toutes blanches maintenant, avec des bouquets dâarbres noirs nichĂ©s dans les creux. La route par laquelle jâĂ©tais venu traversait le village et faisait un coude juste au-delĂ des grilles qui fermaient la courte avenue. Quelquâun sâen allait sur le chemin creux couvert de neige un tintement vif de clochettes sâinsinuait graduellement dans la quiĂ©tude de la chambre comme un mĂ©lodieux murmure. Mon dĂ©ballage avait Ă©tĂ© surveillĂ© par le domestique qui Ă©tait venu pour mâaider et qui nâavait guĂšre fait que de rester attentif, mais inutile auprĂšs de la porte. Je nâavais pas le moins du monde besoin de lui, mais je ne voulais pas lui dire de sâen aller. CâĂ©tait un jeune garçon, certainement plus jeune que moi de dix ans. Je nâĂ©tais pas venu, â je ne dirai pas dans cet endroit, â mais Ă vingt lieues de lĂ , depuis lâannĂ©e 1867 et pourtant sa physionomie ouverte et son type de paysan me semblaient Ă©trangement familiers. Il aurait pu ĂȘtre un descendant, fils ou petit-fils des domestiques dont les visages amicaux mâavaient Ă©tĂ© familiers durant ma prime jeunesse. En vĂ©ritĂ©, il nâavait pas droit Ă tant de considĂ©ration de ma part. Il venait de quelque village des environs et avait Ă©tĂ© rĂ©cemment promu valet de chambre aprĂšs avoir appris le service Ă lâoffice de deux ou trois maisons. Je le sus le lendemain par le digne V⊠à qui je le demandai. Jâaurais pu mâĂ©pargner cette question. Je dĂ©couvris bientĂŽt que tous les visages de la maison et tous ceux du village graves visages Ă longues moustaches des chefs de famille, visages frais des jeunes hommes, visages des petites filles aux beaux cheveux, visages superbes et halĂ©s, larges fronts des mĂšres entrevus Ă la porte de leur chaumiĂšre, ils mâĂ©taient tous aussi familiers que si je les avais connus depuis lâenfance, et que si mon enfance ne remontait quâĂ avant-hier. Le tintement des clochettes du voyageur, aprĂšs sâĂȘtre accru, sâĂ©tait dissipĂ© rapidement et le furieux aboiement des chiens du village sâĂ©tait enfin calmĂ©. Mon oncle, allongĂ© sur le coin dâun petit divan, fumait son long chibouk turc en silence. â Tu as mis un bien joli secrĂ©taire dans ma chambre, remarquai-je. â Ă la vĂ©ritĂ©, il tâappartient, me rĂ©pondit-il, les yeux fixĂ©s sur moi, avec une expression songeuse et grave quâil nâavait cessĂ© dâavoir depuis mon arrivĂ©e dans la maison. Il y a quarante ans, ta mĂšre avait coutume dâĂ©crire Ă cette mĂȘme table. Chez nous, Ă Oratow, on lâavait mis dans le petit salon qui, par un accord tacite, avait Ă©tĂ© rĂ©servĂ© aux jeunes filles, â jâentends par lĂ ta mĂšre et sa sĆur qui mourut si jeune. CâĂ©tait un cadeau que leur avait fait lâoncle Nicolas Bobrowski quand ta mĂšre avait dix-sept ans et ta tante deux ans de moins. CâĂ©tait une bien charmante et dĂ©licieuse jeune fille que ta tante, je suppose que tu nâen as guĂšre su que le nom. Elle ne brillait pas dâune beautĂ© exceptionnelle ni dâun esprit trĂšs cultivĂ© en cela ta mĂšre lui Ă©tait bien supĂ©rieure. Mais son bon sens, lâadmirable douceur de sa nature, son exceptionnelle amabilitĂ© et sa gentillesse dans les relations quotidiennes la rendaient chĂšre Ă tous. Sa mort fut un terrible coup et une grande perte morale pour nous tous. Si elle avait vĂ©cu, elle aurait apportĂ© les plus grandes bĂ©nĂ©dictions sur la demeure oĂč il lui aurait Ă©tĂ© donnĂ© dâentrer comme femme, comme mĂšre ou comme maĂźtresse de maison. Elle aurait fait naĂźtre autour dâelle une atmosphĂšre de paix et de contentement que seuls peuvent crĂ©er ceux qui savent aimer avec dĂ©sintĂ©ressement. Ta mĂšre, â dâune bien plus grande beautĂ©, exceptionnellement distinguĂ©e dans sa personne, ses maniĂšres et son esprit, â Ă©tait dâun caractĂšre moins facile. Plus brillamment douĂ©e, elle demandait aussi davantage Ă la vie. Ă cette Ă©poque spĂ©cialement pĂ©nible, nous fĂ»mes trĂšs inquiets de son Ă©tat. Atteinte dans sa santĂ© par le choc que lui avait causĂ© la mort de son pĂšre elle se trouvait seule Ă la maison avec lui quand il expira soudainement, elle Ă©tait dĂ©chirĂ©e par le combat intĂ©rieur qui se livrait entre son amour pour lâhomme quâelle allait Ă la fin Ă©pouser, et lâopposition dĂ©clarĂ©e que son pĂšre nâavait cessĂ© de mettre Ă cette union. Incapable de manquer Ă cette mĂ©moire chĂ©rie et de ne tenir aucun compte dâun jugement quâelle nâavait cessĂ© de respecter et de suivre, et, dâautre part, sentant lâimpossibilitĂ© de rĂ©sister Ă un sentiment si profond et si vrai, elle semblait ne pas devoir conserver son Ă©quilibre moral et mental. En proie Ă une lutte intĂ©rieure, elle ne pouvait communiquer aux autres ce sentiment de paix quâelle nâĂ©prouvait pas elle-mĂȘme. Ce nâest que plus tard, quand elle fut enfin unie Ă lâhomme quâelle avait choisi, quâelle manifesta ces dons extraordinaires dâesprit et de cĆur qui lui acquirent le respect et lâadmiration de nos ennemis mĂȘmes. Supportant avec une calme fermetĂ© les Ă©preuves dâune vie qui reflĂ©tait toutes les infortunes nationales et sociales de la communautĂ©, elle incarna la plus noble conception du devoir comme femme, comme mĂšre et comme patriote, partageant lâexil de son mari et reprĂ©sentant lâidĂ©al de la femme polonaise. Notre oncle Nicolas nâĂ©tait pas un homme trĂšs accessible aux sentiments dâaffection. Ă part son culte pour le grand NapolĂ©on, il nâa aimĂ© rĂ©ellement, je crois, que trois personnes au monde sa mĂšre, â ta grandâmĂšre que tu as vue, mais que tu ne peux assurĂ©ment pas te rappeler, â son frĂšre, notre pĂšre dans la maison duquel il a habitĂ© si longtemps, et de nous tous, ses neveux et niĂšces qui avions grandi prĂšs de lui, ta mĂšre seule. Les qualitĂ©s modestes et aimables de la plus jeune des deux sĆurs, il ne sembla pas les distinguer. Ce fut moi qui ressentis le plus profondĂ©ment le coup inattendu qui sâabattit sur la famille, moins dâun an aprĂšs que jâen Ă©tais devenu le chef. Ce fut une catastrophe vĂ©ritablement inattendue. En venant chez nous en voiture un aprĂšs-midi dâhiver, pour me tenir compagnie dans notre maison vide, oĂč il me fallait demeurer en permanence pour administrer la propriĂ©tĂ© et mâoccuper dâaffaires compliquĂ©es les jeunes filles venaient chacune Ă tour de rĂŽle, chaque semaine, en venant, dis-je, de chez la comtesse Tekla Potocka oĂč notre mĂšre invalide habitait alors pour se trouver Ă proximitĂ© dâun mĂ©decin, ils se perdirent et sâenfoncĂšrent dans la neige. Elle Ă©tait seule avec le cocher et le vieux ValĂ©ry, le domestique particulier de feu notre pĂšre. Impatiente de ce retard, tandis quâils essayaient de sortir de lĂ , elle sauta Ă bas du traĂźneau et se mit Ă chercher la route elle-mĂȘme. Tout ceci se passa en 1851, Ă moins de quatre lieues de la maison oĂč nous sommes en ce moment. Ils retrouvĂšrent bientĂŽt la route ; mais la neige sâĂ©tait remise Ă tomber en abondance et il leur fallut encore quatre heures pour atteindre la maison. Les deux hommes avaient enlevĂ© leurs grands manteaux doublĂ©s de peau de mouton et lâavaient enveloppĂ©e dans leurs propres couvertures pour la prĂ©server du froid, en dĂ©pit de ses protestations, de ses ordres et mĂȘme de son refus absolu, comme ValĂ©ry me le raconta plus tard. Comment pourrai-je, lui dĂ©clara-t-il, aller rejoindre lâĂąme bĂ©nie de mon dĂ©funt maĂźtre, si je vous laisse attraper du mal tant quâil y a encore une Ă©tincelle de vie dans mon corps ? » Quand ils parvinrent enfin Ă la maison, le pauvre vieux Ă©tait raide et sans voix de sâĂȘtre ainsi exposĂ© au froid, et le cocher ne valait guĂšre mieux, quoiquâil eĂ»t encore la force de conduire lui-mĂȘme la voiture jusquâĂ la remise. Au reproche que je lui fis de sâĂȘtre aventurĂ©e dehors par un temps pareil, elle me rĂ©pondit, dâune façon qui Ă©tait bien Ă elle, quâelle nâaurait pas pu supporter lâidĂ©e de mâabandonner Ă ma triste solitude. Je ne comprends pas comment on lâavait laissĂ©e partir. Je suppose que cela devait ĂȘtre. Elle nĂ©gligea la petite toux qui survint le lendemain, mais, peu aprĂšs, une inflammation des poumons se dĂ©clara et trois semaines plus tard elle nâĂ©tait plus. Elle fut la premiĂšre emportĂ©e de la jeune gĂ©nĂ©ration confiĂ©e Ă mes soins. Voyez la vanitĂ© de toutes les espĂ©rances et de toutes les craintes. JâĂ©tais Ă ma naissance le plus frĂȘle de tous les enfants. Pendant des annĂ©es, je suis restĂ© si dĂ©licat que mes parents avaient peu dâespoir de mâĂ©lever et cependant jâai survĂ©cu Ă cinq frĂšres et deux sĆurs, et Ă beaucoup de mes contemporains jâai survĂ©cu Ă ma femme et Ă ma fille aussi, â et de tous ceux qui ont eu quelque connaissance de ce temps passĂ©, câest toi seul qui me restes. Ăâaura Ă©tĂ© ma destinĂ©e de mettre au tombeau prĂ©maturĂ©ment bien des cĆurs honnĂȘtes, bien des brillantes promesses, bien des espoirs pleins de vie. » Il se leva brusquement, soupira et me quitta en me disant Nous dĂźnerons dans une demi-heure. » Sans bouger, jâĂ©coutai son pas vif rĂ©sonner sur le parquet cirĂ© de la piĂšce voisine, traverser lâantichambre garnie de rayons, et passer dans le salon toutes ces piĂšces se faisaient suite oĂč il devint imperceptible sur le tapis Ă©pais. Mais jâentendis encore se fermer la porte de la chambre Ă coucher qui lui servait de cabinet de travail. Mon oncle avait alors soixante-deux ans et avait Ă©tĂ© pendant un quart de siĂšcle le plus avisĂ©, le plus ferme et le plus indulgent des tuteurs, Ă©tendant sur moi une affection et un soin paternels, un appui moral quâil me semblait toujours sentir prĂšs de moi jusque dans les endroits les plus reculĂ©s de la terre. Quant Ă M. Nicolas Bobrowski, sous-lieutenant en 1808, lieutenant en 1813 dans lâarmĂ©e française, et pendant quelque temps officier dâordonnance du marĂ©chal Marmont, puis capitaine au 2e rĂ©giment de chasseurs Ă cheval de lâarmĂ©e polonaise, â telle quâelle exista jusquâen 1830 dans le royaume rĂ©duit quâavait instituĂ© le CongrĂšs de Vienne, â je dois dire que de tout ce lointain passĂ© que jâavais connu par tradition ou un peu de visu, et que mâavaient rappelĂ© les paroles de lâhomme qui venait de sortir de la chambre, je nâen conservais quâune bien incomplĂšte image. Il est Ă©vident que jâai dĂ» le voir en 1864, car il est certain quâil nâaurait pas manquĂ© lâoccasion de voir ma mĂšre, dâautant plus quâil devait savoir que ce serait la derniĂšre fois. Depuis ma prime jeunesse jusquâĂ maintenant, quand jâessaie de me rappeler son image, une sorte de brume sâĂ©lĂšve devant mes yeux, une brume Ă travers laquelle je distingue seulement une tĂȘte Ă cheveux blancs ce qui est exceptionnel dans la famille Bobrowski oĂč il est de rĂšgle pour les hommes de devenir chauve avant trente ans et un nez mince, recourbĂ©, plein de dignitĂ©, tout Ă fait dans la tradition physique de la famille. Mais ce nâest pas par ces vestiges fragmentaires dâune humanitĂ© pĂ©rissable quâil survit dans ma mĂ©moire. Alors que jâĂ©tais trĂšs jeune, je savais dĂ©jĂ que mon grand-oncle Nicolas Ă©tait chevalier de la LĂ©gion dâhonneur et quâil avait aussi la croix polonaise Virtuti militari. La connaissance de ces glorieux faits mâinspirait un respect plein dâadmiration pourtant ce nâĂ©tait pas ce sentiment, si vif quâil pĂ»t ĂȘtre, qui rĂ©sumait pour moi la force et le sens de sa personnalitĂ©. Il Ă©tait dĂ©passĂ© par une tout autre et trĂšs complexe impression dâeffroi, de compassion et dâhorreur. M. Nicolas Bobrowski demeurait pour moi lâĂȘtre infortunĂ© et misĂ©rable mais hĂ©roĂŻque Ă qui, une fois dans sa vie, il Ă©tait arrivĂ© de manger du chien. Il y a plus dâun demi-siĂšcle que jâai entendu raconter cette histoire et lâimpression nâen est pas encore effacĂ©e. Je crois bien que câest la premiĂšre histoire, disons rĂ©aliste, que jâaie entendue de ma vie cependant je ne sais pourquoi elle mâavait fait une si effroyable impression. Bien sĂ»r, je sais Ă quoi ressemblent les chiens de nos villages, mais pourtant⊠Non. MĂȘme aujourdâhui, en me rappelant lâhorreur et la compassion de ma jeunesse, je me demande si jâai raison de rĂ©vĂ©ler Ă un monde plein de froideur et de dĂ©dain cet effroyable Ă©pisode de lâhistoire de ma famille. Je me demande si je le dois, Ă©tant donnĂ© que la famille Bobrowski a toujours Ă©tĂ© honorablement connue dans une grande partie du pays pour la dĂ©licatesse de ses goĂ»ts en matiĂšre de boire et de manger. Mais aprĂšs tout, et puisque cette dĂ©gradation gastronomique doit rester vraiment Ă la charge du grand NapolĂ©on, je pense que garder le silence Ă son sujet serait faire preuve dâune excessive rĂ©serve littĂ©raire. Ătablissons donc la vĂ©ritĂ©. La responsabilitĂ© en incombe Ă lâhomme de Sainte-HĂ©lĂšne, par suite de la dĂ©plorable lĂ©gĂšretĂ© avec laquelle il a conduit la campagne de Russie. Ce fut durant la mĂ©morable retraite de Moscou que M. Nicolas Bobrowski, en compagnie de deux autres officiers, â sur la moralitĂ© et la dĂ©licatesse de goĂ»t desquels je ne sais absolument rien, â fit gibier dâun chien dans les environs dâun village et ensuite le dĂ©vora. Autant que je puis mâen souvenir, lâarme employĂ©e avait Ă©tĂ© un sabre de cavalerie, et lâissue de cet Ă©pisode de chasse nâĂ©tait rien de moins quâune question de vie ou de mort, tout comme sâil se fĂ»t agi dâune rencontre avec un tigre. Un piquet de Cosaques bivouaquait dans ce village perdu au cĆur de la forĂȘt lithuanienne. Les trois chasseurs les avaient vus, dâune cachette, sâĂ©tablir confortablement parmi les chaumiĂšres, juste avant la venue hĂątive de la nuit dâhiver. Ils les avaient observĂ©s avec dĂ©goĂ»t et peut-ĂȘtre avec dĂ©sespoir. Tard dans la nuit, les conseils irrĂ©flĂ©chis de la faim triomphĂšrent des prĂ©ceptes de la prudence. Rampant Ă travers la neige, ils se glissĂšrent jusquâĂ la palissade de branches sĂšches qui enclĂŽt gĂ©nĂ©ralement les villages dans cette partie de la Lithuanie. Ce quâils espĂ©raient trouver et de quelle maniĂšre, et si cette espĂ©rance valait le risque, Dieu seul le sait. Cependant ces partis de cosaques, qui la plupart du temps erraient sans officiers, se gardaient gĂ©nĂ©ralement fort mal et souvent pas du tout. Le village se trouvant Ă une grande distance de la ligne de retraite des Français, ils ne pouvaient, en outre, y soupçonner la prĂ©sence de traĂźnards de la Grande ArmĂ©e. Les trois officiers sâĂ©taient Ă©loignĂ©s de la colonne principale au cours dâune tourmente de neige, et ils sâĂ©taient Ă©garĂ©s dans les bois pendant plusieurs jours, ce qui explique suffisamment le dĂ©nuement oĂč ils se trouvaient. Leur plan avait Ă©tĂ© dâessayer dâattirer lâattention des paysans dâune des chaumiĂšres les plus rapprochĂ©es de la palissade, mais comme ils se prĂ©paraient Ă sâaventurer dans la gueule mĂȘme du loup, si lâon peut ainsi dire, un chien il est mĂȘme Ă©trange quâil nây en eĂ»t quâun, crĂ©ature aussi formidable dans la circonstance quâun loup, se mit Ă aboyer de lâautre cĂŽtĂ© de la palissade⊠à cet endroit du rĂ©cit que jâai entendu bien des fois Ă ma demande de la bouche de ma grandâmĂšre la belle-sĆur du capitaine Nicolas Bobrowski, je tremblais toujours dâĂ©motion. Le chien aboya. Sâil nâavait rien fait de plus que dâaboyer, trois officiers de la Grande ArmĂ©e de NapolĂ©on auraient pĂ©ri honorablement Ă la pointe des lances des Cosaques ou peut-ĂȘtre, Ă©chappant Ă la poursuite de ceux-ci, seraient morts dĂ©cemment de faim. Mais avant quâils eussent eu mĂȘme le temps de penser Ă se sauver, le fatal chien, emportĂ© par lâexcĂšs de son zĂšle, sâĂ©lança par une brĂšche de la palissade. Il sâĂ©lança, et mourut. Sa tĂȘte dâun seul coup, paraĂźt-il, avait Ă©tĂ© sĂ©parĂ©e du corps. Il paraĂźt aussi que plus tard, dans la triste solitude des bois couverts de neige, quand, abritĂ© dans un creux, le petit groupe put allumer un feu, on dĂ©couvrit que lâĂ©tat de la curĂ©e nâĂ©tait pas des plus satisfaisants. Non pas que le chien fĂ»t maigre, â bien au contraire, il avait lâair dâĂȘtre malsainement obĂšse sa peau prĂ©sentait des endroits nus dâun aspect fort dĂ©plaisant. Cependant ils nâavaient pas tuĂ© ce chien pour en avoir la peau. Il Ă©tait de grande taille⊠Il fut mangé⊠Le reste est silence⊠Un silence pendant lequel un petit garçon tremble et dit avec conviction â Moi, je nâaurais pas pu manger de ce chien. Et sa grandâmĂšre reprend avec un sourire â Câest peut-ĂȘtre que tu ne sais pas ce que câest que dâĂȘtre affamĂ©. Je lâai su depuis. Non pas que jâaie Ă©tĂ© rĂ©duit Ă manger du chien. Je me suis nourri de cet emblĂ©matique animal que les frivoles Gaulois dans leur langage appellent de la vache enragĂ©e » ; jâai vĂ©cu de viandes salĂ©es ; je connais le goĂ»t du requin, du tripang, du serpent, de plats impossibles Ă dĂ©crire qui contenaient des choses sans nom, â mais de chien dâun village lithuanien, jamais. Je tiens Ă ce quâil soit bien entendu que ce nâest pas moi, mais mon grand-oncle Nicolas, gentilhomme campagnard polonais, chevalier de la LĂ©gion dâhonneur, etc., qui dans sa jeunesse a mangĂ© du chien lithuanien. Je souhaiterais quâil ne lâeĂ»t pas fait. Lâhorreur enfantine de cette action pĂšse encore absurdement sur lâhomme grisonnant que je suis. Que puis-je y faire ? Cependant, sâil fut contraint de le manger, quâon veuille bien se rappeler que ce fut alors quâil Ă©tait en service actif, et tout en se comportant bravement au cours du plus grand dĂ©sastre militaire de lâhistoire des temps modernes, et, en quelque sorte, pour le bien de sa patrie. Il lâavait mangĂ© pour apaiser sa faim sans doute, mais aussi pour satisfaire Ă un dĂ©sir inapaisable et patriotique, dans lâardeur dâune grande foi qui subsiste encore et dans la poursuite dâune grande illusion allumĂ©e comme un phare dĂ©cevant par un grand homme pour Ă©garer les efforts dâune brave nation. Pro Patria ! ConsidĂ©rĂ© sous ce jour, ce ne peut sembler quâun doux et convenable repas. Et, considĂ©rĂ© sous ce mĂȘme jour, mon propre rĂ©gime de vache enragĂ©e » ne semble quâune impertinente et extravagante forme de complaisance en soi, car pourquoi moi, fils dâune terre que de tels hommes ont retournĂ©e de leurs socs et baignĂ©e de leur sang, ai-je Ă©tĂ© poursuivre des repas fantastiques de viandes salĂ©es et de durs biscuits sur la haute mer ? Au regard mĂȘme le plus bienveillant, câest lĂ une question Ă laquelle il semble impossible de rĂ©pondre. HĂ©las ! je suis convaincu que des hommes dâune impeccable droiture ne seront pas loin de murmurer dĂ©daigneusement le mot de dĂ©sertion. Câest ainsi quâun innocent goĂ»t dâaventures peut devenir bien amer Ă la bouche. Il faut faire la part de lâinexplicable, si lâon veut juger la conduite des hommes en ce monde oĂč il nây a point dâexplication dĂ©finitive. On ne doit porter Ă la lĂ©gĂšre aucune accusation de dĂ©loyautĂ©. Les apparences de cette vie pĂ©rissable sont trompeuses comme tout ce qui tombe sous le jugement de nos sens imparfaits. La voix intĂ©rieure peut demeurer sincĂšre au sein de ses secrets conciliabules. La fidĂ©litĂ© Ă une tradition particuliĂšre peut persister au cours des Ă©vĂ©nements dâune existence dĂ©tachĂ©e, et suivre fidĂšlement aussi le chemin quâa tracĂ© une inexplicable impulsion. Il serait trop long dâexpliquer cette intime alliance de contradictions dans la nature humaine qui fait que lâamour mĂȘme prend parfois le visage dĂ©sespĂ©rĂ© de la trahison. Et peut-ĂȘtre nây a-t-il pas dâexplication possible. Lâindulgence, â comme on lâa dit, â est la plus intelligente de toutes les vertus. Jâose croire que câest une des moins communes, sinon la plus rare de toutes. Je ne voudrais pas donner Ă entendre par lĂ que tous les hommes sont des sots, â ni mĂȘme la plupart des hommes. Loin de lĂ . Le barbier et le curĂ©, appuyĂ©s par lâopinion de tout le village, condamnĂšrent Ă juste titre la conduite de lâingĂ©nieux hidalgo qui, sâĂ©lançant de son pays natal, sâen fut casser la tĂȘte du muletier, mit Ă mort un troupeau de moutons inoffensifs et connut de fĂącheuses expĂ©riences dans une certaine Ă©curie. Dieu interdit quâun rustre indigne Ă©chappe Ă la censure mĂ©ritĂ©e en se pendant Ă lâĂ©trier du sublime caballero. Sa fantaisie Ă©tait trĂšs noble, trĂšs dĂ©sintĂ©ressĂ©e et ne pouvait quâexciter lâenvie des plus vils mortels. Mais le charme de cette figure exaltĂ©e et dangereuse a plus dâun aspect. Lui aussi, il avait ses faiblesses. AprĂšs avoir lu tant de romans il voulut naĂŻvement Ă©chapper, et de tout son ĂȘtre mĂȘme, Ă lâintolĂ©rable rĂ©alitĂ© des choses. Il souhaita de rencontrer face Ă face le valeureux gĂ©ant Brandabarbaran, roi dâArabie, dont lâarmure est faite de la peau dâun dragon et dont le bouclier suspendu Ă son bras est la porte dâune ville fortifiĂ©e. Aimable et naturelle faiblesse ! SimplicitĂ© bĂ©nie dâun cĆur doux et dĂ©nuĂ© dâartifice ! Qui ne succomberait Ă une si consolante tentation ? Ce nâen Ă©tait pas moins une forme de complaisance en soi et lâingĂ©nieux hidalgo de la Manche nâĂ©tait pas un bon citoyen. Le curĂ© et le barbier nâavaient point tort dans leur critique. Sans aller aussi loin que le vieux roi Louis-Philippe qui avait coutume de dire dans son exil Les peuples ne se trompent jamais ! » on peut admettre que lâassentiment de tout un village contienne quelque part de justice. Fou ! Fou ! Celui qui passa en pieuses mĂ©ditations la rituelle veillĂ©e dâarmes prĂšs du puits dâune auberge et qui, Ă la pointe du jour, sâagenouilla avec rĂ©vĂ©rence pour se faire sacrer chevalier par un gras et malin fripon dâaubergiste, nâest pas loin de toucher Ă la perfection. Il chevauche, la tĂȘte aurĂ©olĂ©e dâun halo, saint patron de toutes les existences gĂąchĂ©es, ou sauvĂ©es, par la grĂące irrĂ©sistible de lâimagination. Mais ce ne fut pas un bon citoyen. Peut-ĂȘtre Ă©tait-ce cela tout simplement que signifiait cette exclamation lancĂ©e par mon prĂ©cepteur, et que je nâai jamais oubliĂ©e. CâĂ©tait durant la belle annĂ©e 1873, la derniĂšre annĂ©e prĂ©cisĂ©ment oĂč jâaie eu de bonnes vacances. Jâai connu ensuite des annĂ©es gĂąchĂ©es, assez belles pourtant, et qui ne furent pas sans profit, mais lâannĂ©e dont je parle fut la derniĂšre de mes vacances dâĂ©colier. Dâautres raisons encore me feraient me rappeler cette annĂ©e-lĂ , mais elles sont trop longues pour que je puisse les donner ici. En outre elles nâont rien Ă faire avec ces vacances. Ce qui a trait Ă ces vacances, câest quâavant le jour oĂč cette remarque me fut faite, nous avions vu Vienne, le haut Danube, Munich, les chutes du Rhin, le lac de Constance, â en fait ce furent de mĂ©morables vacances de voyage. Nous venions de parcourir Ă petites journĂ©es la vallĂ©e de la Reuss. CâĂ©tait un temps de dĂ©lices. CâĂ©tait beaucoup plus une promenade quâun voyage. AprĂšs avoir dĂ©barquĂ© dâun steamer Ă Fluelen sur le lac de Lucerne, nous nous trouvĂąmes Ă la fin du second jour, comme le crĂ©puscule enveloppait notre marche paisible, un peu plus loin que Hospenthal. Ce nâest pas ce jour-lĂ que la remarque me fut faite ; dans lâombre de cette vallĂ©e profonde et aprĂšs avoir laissĂ© derriĂšre nous les habitations des hommes, nos pensĂ©es ne sâattachaient pas Ă des principes moraux, mais au simple problĂšme dâun souper et dâun gĂźte. On ne voyait rien poindre qui y ressemblĂąt et nous songions Ă retourner sur nos pas lorsque soudain, Ă un tournant de route, nous aperçûmes un bĂątiment, fantomal dans le crĂ©puscule. Ă cette Ă©poque les travaux du tunnel du Saint-Gothard Ă©taient en cours et cette magnifique entreprise souterraine Ă©tait la raison directe de ce bĂątiment inattendu, isolĂ© au pied mĂȘme de la montagne. Il Ă©tait long sans ĂȘtre grand ; il Ă©tait bas ; il Ă©tait fait de planches sans aucun ornement, dans le style des baraques de campement, avec lâencadrement blanc des fenĂȘtres tranchant sur lâaspect jaune de sa façade unie. Cependant câĂ©tait un hĂŽtel ; il portait mĂȘme un nom que jâai oubliĂ©. Mais aucun portier galonnĂ© dâor ne se tenait Ă son humble porte. Une laide et vigoureuse servante rĂ©pondit Ă nos questions, puis survinrent lâhomme et la femme qui tenaient cet hĂŽtel. Il Ă©tait clair quâon nây attendait aucun voyageur, et peut-ĂȘtre quâon nâen dĂ©sirait pas dans cette Ă©trange hĂŽtellerie qui, par son style sĂ©vĂšre, ressemblait Ă la maison qui surmonte la coque peu marine des arches de NoĂ© enfantines, universelle possession de lâenfance europĂ©enne. Son toit pourtant nâĂ©tait pas Ă charniĂšres et il nâĂ©tait point rempli jusquâaux bords dâanimaux en bois peint et marbrĂ©. Lâanimal vivant dĂ©nommĂ© touriste ne sây montrait nulle part. On nous servit quelque chose Ă manger, dans une piĂšce longue et Ă©troite, au bout dâune table longue et Ă©troite qui semblait Ă ma perception fatiguĂ©e et Ă mes yeux assoupis ĂȘtre une balançoire, sans quâil y eĂ»t quelquâun Ă lâautre bout pour faire contrepoids Ă nos deux personnes couvertes de la poussiĂšre des routes⊠Nous nous hĂątĂąmes de monter nous coucher dans une chambre qui sentait le sapin et jâĂ©tais profondĂ©ment endormi avant mĂȘme que ma tĂȘte eĂ»t touchĂ© lâoreiller. Le matin mon prĂ©cepteur un Ă©tudiant de lâUniversitĂ© de Cracovie mâĂ©veilla de bonne heure, et tandis que nous nous habillions, il me dit Il doit y avoir bien du monde dans cet hĂŽtel. Jâai entendu un bruit de conversations jusquâĂ onze heures. » Jâen fus on ne peut plus surpris je nâavais pas entendu le moindre bruit, jâavais dormi comme un loir. Nous descendĂźmes dans la longue et Ă©troite salle Ă manger avec sa table longue et Ă©troite. On y voyait deux rangĂ©es dâassiettes. Ă lâune des nombreuses fenĂȘtres dĂ©pourvues de rideaux se tenait un homme grand et osseux, dont la tĂȘte chauve sâornait de deux touffes de cheveux au-dessus de chaque oreille, et qui portait une longue barbe noire. Il leva les yeux au-dessus du journal quâil lisait et parut visiblement surpris de notre intrusion. Dâautres personnes entrĂšrent. Aucune dâelles nâavait lâair dâun touriste. On ne vit pas paraĂźtre la moindre femme. Tous ces hommes semblaient se connaĂźtre assez intimement, mais je ne peux pas dire quâils Ă©taient trĂšs bavards. Lâhomme Ă la tĂȘte chauve sâassit gravement au haut bout de la table. Ăâavait tout lâair dâune rĂ©union de famille. Par la suite lâune des vigoureuses servantes en costume national nous rĂ©vĂ©la que câĂ©tait en vĂ©ritĂ© une pension pour quelques ingĂ©nieurs anglais occupĂ©s aux travaux du tunnel du Saint-Gothard et je pus Ă©couter Ă mon aise la sonoritĂ© de la langue anglaise, autant quâen font usage Ă lâheure du petit dĂ©jeuner des hommes qui ne croient pas devoir perdre beaucoup de paroles aux amĂ©nitĂ©s de la vie. Ce fut mon premier contact avec lâhumanitĂ© britannique, Ă lâexception des touristes que jâavais vus dans les hĂŽtels de Zurich et de Lucerne, â sorte de gens qui nâa aucune rĂ©alitĂ© dans la vie courante. Je sais maintenant que lâhomme Ă la tĂȘte chauve avait un trĂšs fort accent Ă©cossais. Jâen ai rencontrĂ© beaucoup de son espĂšce, depuis lors, soit Ă terre, soit Ă la mer. Le second mĂ©canicien du vapeur Mavis[3] aurait pu, par exemple, ĂȘtre son frĂšre jumeau. Je ne puis mâempĂȘcher de le croire, bien que, pour des raisons Ă lui, il mâait affirmĂ© nâavoir pas de frĂšre jumeau. En tout cas cet Ăcossais rĂ©flĂ©chi et chauve avec sa barbe noire semblait Ă mes yeux de jeune garçon une romanesque et mystĂ©rieuse personne. Nous partĂźmes sans quâon y prĂȘtĂąt attention. Notre itinĂ©raire devait nous mener par le col de la Furca[4] vers le glacier du RhĂŽne, avec le dessein de descendre ensuite la pente de la vallĂ©e de Hasli. Le soleil dĂ©clinait dĂ©jĂ quand nous arrivĂąmes au sommet du col, et câest lĂ que fut prononcĂ©e la remarque Ă laquelle jâai fait allusion. Nous nous Ă©tions assis sur le bord de la route pour poursuivre la discussion que nous avions commencĂ©e environ un kilomĂštre auparavant. Je suis certain que câĂ©tait une discussion, parce que je me rappelle parfaitement comment mon prĂ©cepteur argumentait et comment, sans pouvoir rĂ©pliquer, jâĂ©coutais, les yeux fixĂ©s Ă terre. Un mouvement sur la route me fit relever la tĂȘte, et je vis alors mon inoubliable Anglais. Jâai eu des relations plus rĂ©centes, des familiers, des camarades dont je me souviens moins clairement. Il marchait rapidement vers lâest escortĂ© dâun guide suisse Ă lâair morose, avec lâallure dâun voyageur ardent et intrĂ©pide. Il portait un pantalon court et nâavait en mĂȘme temps que des chaussettes sous ses bottines lacĂ©es, pour des raisons qui pour hygiĂ©niques ou raisonnĂ©es quâelles fussent Ă©taient sĂ»rement imaginaires, ses mollets, exposĂ©s au regard public et Ă lâair tonique des hautes altitudes, Ă©blouissaient le spectateur par leur apparence marmorĂ©enne et leur ton chaud de jeune ivoire. Il conduisait une petite caravane. La lueur dâune exaltation impĂ©tueuse et ardente illuminait son visage fort rouge aux traits nets, ses courts favoris argentĂ©s, ses yeux innocemment avides et triomphants. Il jeta en passant un regard de bienveillante curiositĂ© et un Ă©clair amical de ses dents saines et Ă©tincelantes vers lâhomme et lâenfant assis comme de poussiĂ©reux vagabonds sur le bord de la route, avec un modeste havresac Ă leurs pieds. Ses mollets blancs avaient un vif Ă©clat, le singulier guide suisse Ă bouche mauvaise se dandinait comme un ours rĂ©calcitrant Ă son cĂŽtĂ© un petit train de trois mulets suivait en file indienne lâentrain de cet enthousiaste. Sur les deux premiers mulets deux dames passĂšrent lâune derriĂšre lâautre, mais de la façon dont elles Ă©taient assises je ne vis que leur dos calme et semblable, et les longs bouts de leurs voiles bleus qui pendaient du bord de leur identique chapeau. Ses deux filles assurĂ©ment. Une mule zĂ©lĂ©e, chargĂ©e des bagages et dont les oreilles nâĂ©taient pas empesĂ©es, menĂ©e par un conducteur lourdaud et blĂȘme, formait lâarriĂšre-garde. Mon prĂ©cepteur aprĂšs sâĂȘtre interrompu, le temps de jeter un regard et un faible sourire, reprit son argumentation. Je vous dis que ce fut une annĂ©e mĂ©morable. On ne rencontre pas un Anglais comme celui-lĂ deux fois dans sa vie. Ătait-il dans lâordre mystique des choses, lâambassadeur de mon avenir envoyĂ© pour faire pencher le plateau de la balance Ă un moment critique, au sommet dâun col des Alpes, avec les pics de lâOberland Bernois comme solennels et muets tĂ©moins ? Son regard, son sourire, lâardeur comique et inextinguible de son effort mâaidĂšrent Ă me ressaisir. Il faut dire que, ce jour-lĂ et dans lâatmosphĂšre exaltante de cet endroit Ă©levĂ©, je mâĂ©tais senti profondĂ©ment opprimĂ©. CâĂ©tait lâannĂ©e oĂč jâavais pour la premiĂšre fois fait part de mon dĂ©sir de devenir marin. De prime abord, comme ces sons qui en dehors de la gamme Ă laquelle les oreilles humaines sont habituĂ©es restent inaccessibles Ă notre entendement, cette dĂ©claration avait passĂ© inaperçue. Ce fut comme si elle nâavait pas Ă©tĂ© faite. Ensuite, en lui donnant des tons variĂ©s, je fis en sorte dâamener par-ci par-lĂ une surprise momentanĂ©e, sous la forme dâune question comme Quel est ce drĂŽle de bruit ? » Puis ce fut Vous avez entendu ce que dit ce garçon ? Quâest-ce que câest que cette extraordinaire fantaisie ? » BientĂŽt une vague dâĂ©tonnement scandalisĂ© ce nâeĂ»t pas Ă©tĂ© pire si jâeusse dĂ©clarĂ© que je voulais entrer dans un monastĂšre de Chartreux, refluant hors de la ville acadĂ©mique de Cracovie, se rĂ©pandit sur plusieurs provinces. Elle se rĂ©pandit peu profondĂ©ment, mais fort loin, et mâattira nombre de remontrances, de paroles indignĂ©es, dâĂ©tonnements apitoyĂ©s, dâironies amĂšres et de plaisanteries directes. Câest Ă peine si je pouvais respirer sous leur poids et je ne trouvais en tout cas pas de mots pour rĂ©pondre. Des gens se demandaient ce que M. ThadĂ©e Bobrowski allait bien pouvoir faire de son dĂ©plorable neveu, et espĂ©raient bienveillamment quâil saurait me mettre Ă la raison. Ce quâil fit fut de venir du fin fond de lâUkraine pour sâen expliquer avec moi et juger par lui-mĂȘme, avec impartialitĂ© et en toute justice, en se plaçant sur le terrain de la sagesse et de lâaffection. Autant que la chose Ă©tait possible Ă un jeune garçon dont le pouvoir dâexpression Ă©tait encore assez informe, je lui confessai le secret de mes pensĂ©es et, en retour, il mâouvrit un moment son esprit et son cĆur premier coup dâĆil jetĂ© sur le noble et inĂ©puisable trĂ©sor dâune claire pensĂ©e et dâun chaleureux sentiment oĂč je devais puiser, au cours de ma vie, avec un amour et une confiance qui ne seraient jamais déçus. En fait, aprĂšs plusieurs entretiens prolongĂ©s, il arriva Ă la conclusion quâil ne voulait pas que je pusse lui reprocher plus tard dâavoir gĂąchĂ© ma vie par une opposition formelle. Mais il me fallait prendre sĂ©rieusement le temps de la rĂ©flexion. Il me fallait ne pas songer seulement Ă moi, mais aux autres, mettre les droits de lâaffection et de la conscience en balance avec la sincĂ©ritĂ© de ma propre intention. RĂ©flĂ©chis bien Ă tout ce que cela signifie Ă tous les points de vue, mon garçon, me dĂ©clara-t-il finalement sur le ton le plus amical. Et, en attendant, tĂąche dâavoir les meilleures notes possible Ă ton examen de fin dâannĂ©e. » La fin de lâannĂ©e scolaire arriva. Jâeus dâassez bonnes notes aux examens, ce qui mâĂ©tait pour certaines raisons plus difficile quâĂ dâautres. Ă cet Ă©gard je pouvais donc, la conscience tranquille, commencer ces vacances qui devaient ĂȘtre une sorte de longue visite pour prendre congĂ© de cette vieille Europe que je devais voir si peu pendant les vingt annĂ©es qui allaient suivre. Ce nâĂ©tait pas toutefois le but avouĂ© de ce voyage. On lâavait plutĂŽt, je suppose, combinĂ© pour me distraire et occuper mes pensĂ©es dans une autre direction. Depuis des mois on nâavait fait aucune allusion Ă mon dessein de devenir marin. Mais mon attachement Ă mon jeune prĂ©cepteur et son influence sur moi Ă©taient si connus quâil avait dĂ» recevoir la mission confidentielle de me dĂ©tourner de ma romanesque folie. CâĂ©tait une excellente idĂ©e, car ni lui ni moi nâavions jamais de notre vie entrevu la mer. Cela nous arriva Ă tous deux un peu plus tard Ă Venise, du rivage du Lido. Pendant ce temps il avait pris sa mission tellement Ă cĆur que je me sentais opprimĂ© avant que nous nâeussions atteint Zurich. Il discutait dans les trains, sur les bateaux des lacs, il avait mĂȘme, ma foi, discutĂ© pendant lâobligatoire lever de soleil sur le Righi[5] ! Son dĂ©vouement Ă son indigne pupille ne pouvait faire aucun doute. Il en avait dĂ©jĂ donnĂ© la preuve par deux annĂ©es de soins incessants et ardus. Je ne pouvais pas le haĂŻr. Mais il mâavait Ă©crasĂ© lentement et, quand il commença Ă discuter au sommet du passage de la Furca, il Ă©tait peut-ĂȘtre plus prĂšs du succĂšs que lui et moi ne lâimaginions. Je lâĂ©coutais, plongĂ© dans un silence dĂ©sespĂ©rĂ©, tout en sentant ce vague fantĂŽme dâune mer caressĂ©e dans mes rĂȘves Ă©chapper Ă lâĂ©treinte Ă©nervĂ©e de ma volontĂ©. Lâenthousiaste vieil Anglais avait passĂ© et lâargumentation allait son train. Quelle rĂ©compense pourrais-je espĂ©rer dâune semblable existence Ă la fin de mes jours, pour mon ambition, mon honneur ou ma conscience ? Question Ă laquelle on ne pouvait rĂ©pondre. Mais je ne me sentais plus opprimĂ©. Nos regards se rencontrĂšrent et une vĂ©ritable Ă©motion parut dans ses yeux comme dans les miens. Ce fut la fin. Il ramassa soudain le havresac et se remit sur pieds â Vous ĂȘtes un incorrigible et dĂ©sespĂ©rant don Quichotte. VoilĂ ce que vous ĂȘtes ! Je demeurai Ă©bahi. Jâavais quinze ans et je ne savais ce quâil voulait dire exactement. Mais je me sentis vaguement flattĂ© dâentendre le nom de lâimmortel chevalier mĂȘlĂ© Ă ma propre extravagance, ainsi que lâappelaient Ă mon nez et Ă ma barbe quantitĂ© de gens. HĂ©las ! je ne pense pas quâil y avait de quoi ĂȘtre fier. Je nâĂ©tais pas de lâĂ©toffe dont sont faits les protecteurs des demoiselles affligĂ©es, les redresseurs de torts de ce monde et mon prĂ©cepteur le savait mieux que personne. En cela, dans son indignation, il fut supĂ©rieur au barbier et au curĂ©, quand il me lança comme un reproche un nom honorĂ©. Je demeurai en arriĂšre de lui pendant plus de cinq minutes alors, sans se retourner, il sâarrĂȘta. Les ombres des pics Ă©loignĂ©s sâallongeaient sur le col de la Furca. Quand je le rattrapai, il se tourna vers moi et, en face du Finster Aarhorn[6] qui, avec sa compagnie de frĂšres gĂ©ants, dressait sa tĂȘte monstrueuse sur le ciel Ă©tincelant, il mit affectueusement sa main sur mon Ă©paule â Eh bien ! Câest bon. On nâen parlera plus. Et Ă la vĂ©ritĂ© il ne fut plus question entre nous de ma mystĂ©rieuse vocation. Il ne devait plus en ĂȘtre question du tout, nulle part, ni avec qui que ce fĂ»t. Nous nous mĂźmes Ă redescendre le col de la Furca en causant joyeusement. Onze ans plus tard, mois pour mois, je descendais, Ă Towerhill, les marches du Dock Sainte-Catherine, capitaine au long cours de la marine marchande britannique. Mais lâhomme qui avait mis sa main sur mon Ă©paule au sommet du col de la Furca nâĂ©tait plus de ce monde. LâannĂ©e mĂȘme de notre voyage, il obtint son diplĂŽme Ă la FacultĂ© de Philosophie ; et câest seulement alors que sa vĂ©ritable vocation se rĂ©vĂ©la. Pour y obĂ©ir il sâinscrivit aussitĂŽt au cours de quatre annĂ©es, Ă lâĂcole de MĂ©decine. Un jour vint oĂč, sur le pont dâun navire ancrĂ© Ă Calcutta, jâouvris une lettre qui mâapprenait la fin dâune enviable existence. Il sâĂ©tait Ă©tabli comme mĂ©decin dans une obscure petite ville de la Galicie autrichienne. Et la lettre me disait ensuite comment tous les pauvres du district, aussi bien les chrĂ©tiens que les juifs, avaient, avec des pleurs et des lamentations, suivi en foule jusquâĂ la porte du cimetiĂšre le convoi du bon docteur. Comme sa vie avait Ă©tĂ© courte et claire sa vision ! Quelle meilleure rĂ©compense aurait-il pu rĂȘver pour son ambition, son honneur et sa conscience, ce jour oĂč, au sommet du col de la Furca, il mâavait pressĂ© de bien rĂ©flĂ©chir Ă la fin de la vie qui sâouvrait devant moi. III Ce malheureux chien lithuanien dĂ©vorĂ©, dans une sombre forĂȘt, par mon grand-oncle Nicolas, en compagnie de deux autres Ă©pouvantails militaires et affamĂ©s, symbolisait, pour mon imagination enfantine, toute lâhorreur de la retraite de Moscou et lâimmoralitĂ© de lâambition dâun conquĂ©rant. LâextrĂȘme dĂ©goĂ»t que je ressentais pour ce fĂącheux Ă©pisode a colorĂ© lâopinion que jâai du caractĂšre et des exploits de NapolĂ©on-le-Grand. Il va sans dire quâelle est dĂ©favorable. Ce grand capitaine demeure moralement rĂ©prĂ©hensible dâavoir induit un naĂŻf gentilhomme polonais Ă manger du chien, en lui mettant au cĆur la fausse espĂ©rance de lâindĂ©pendance nationale. Ăâa Ă©tĂ© le sort de cette nation crĂ©dule, de mourir de faim pendant plus de cent ans, avec un rĂ©gime de fausses espĂ©rances, et, ma foi oui, de chien. Câest, quand on y pense, un rĂ©gime particuliĂšrement dĂ©lĂ©tĂšre. Que le tempĂ©rament national fasse montre de quelque orgueil aprĂšs y avoir rĂ©sistĂ©, câest vraiment excusable. Mais trĂȘve de gĂ©nĂ©ralitĂ©s. Revenant donc Ă un cas particulier, M. Nicolas Bobrowski confia Ă sa belle-sĆur ma grandâmĂšre, Ă sa façon qui Ă©tait laconiquement misanthrope, que ce dĂźner dans les bois lâavait mis Ă deux doigts de la mort ». Ce nâest pas surprenant. Ce qui me surprend, câest quâon ait pu entendre raconter cette histoire car mon grand-oncle Nicolas diffĂ©rait en ceci de la gĂ©nĂ©ralitĂ© des soldats du temps de NapolĂ©on et peut-ĂȘtre de tous les temps, quâil nâaimait pas raconter ses campagnes, qui commencĂšrent Ă Friedland et finirent quelque part dans les environs de Bar-le-Duc. Son admiration pour le grand Empereur nâavait de rĂ©serve que dans son expression. Comme la religion des gens convaincus, câĂ©tait un sentiment beaucoup trop profond pour aller lâexposer devant un monde de peu de foi. Ă part cela il semblait aussi dĂ©pourvu dâanecdotes militaires que sâil nâavait jamais vu un soldat de sa vie. TrĂšs fier des dĂ©corations quâil avait gagnĂ©es avant sa vingt-cinquiĂšme annĂ©e, il se refusait Ă en porter les rubans Ă la boutonniĂšre selon la mode qui prĂ©valait alors en Europe, et il se refusait mĂȘme Ă en Ă©taler les insignes aux jours de fĂȘte, comme sâil voulait les cacher de peur de paraĂźtre glorieux et arrogant. Il me suffit de savoir que je les ai », marmottait-il. En trente annĂ©es on ne les lui vit sur la poitrine que deux fois, â Ă un heureux mariage dans la famille et aux obsĂšques dâun vieil ami. Que le mariage ainsi honorĂ© nâait pas Ă©tĂ© celui de ma mĂšre, je ne lâai su que plus tard, trop tard pour en faire grief Ă M. Nicolas Bobrowski qui fit amende honorable, lors de ma naissance, en Ă©crivant une longue lettre de fĂ©licitations qui renfermait cette prophĂ©tie Il verra des temps meilleurs. » MĂȘme dans son cĆur aigri survivait un espoir. Mais il nâĂ©tait pas bon prophĂšte. CâĂ©tait un homme plein dâĂ©tranges contradictions. Pendant des annĂ©es, il habita chez son frĂšre, dans une maison remplie dâenfants, pleine de vie, dâanimation, de bruit, avec une allĂ©e et venue perpĂ©tuelle de visiteurs il nâen conserva pas moins ses habitudes de solitude et de silence. Alors quâon le croyait entĂȘtĂ© et profond dans ses actions, il Ă©tait en vĂ©ritĂ© victime de la plus pĂ©nible irrĂ©solution dans tout ce qui concernait la vie civile. Sous son apparence taciturne et flegmatique se dissimulait une disposition Ă de courtes, mais violentes colĂšres. Je crois bien quâil nâavait pas de talent pour conter mais il semblait Ă©prouver une sombre satisfaction Ă dĂ©clarer quâil avait Ă©tĂ© le dernier Ă franchir Ă cheval le pont sur lâElster aprĂšs la bataille de Leipzig. De crainte quâon pĂ»t tirer de ce fait quelque idĂ©e favorable Ă sa valeur, il condescendait Ă expliquer comment cela sâĂ©tait passĂ©. Il semble que peu aprĂšs le dĂ©but de la retraite on le dĂ©pĂȘcha vers la ville, oĂč quelques divisions de lâarmĂ©e française et parmi elles le corps polonais du prince Joseph Poniatowski, refoulĂ©es en dĂ©sordre dans les rues, se voyaient exterminĂ©es par les AlliĂ©s. Quand on lui demanda ce qui sây passait, M. Nicolas Bobrowski murmura ce simple mot Abattoir. » Ayant remis son message au prince, il se hĂąta de revenir rendre compte de sa mission Ă lâofficier supĂ©rieur qui lâavait envoyĂ©. Sur ces entrefaites, lâavance de lâennemi avait enveloppĂ© la ville on lui tira des coups de fusil du haut des maisons et il fut poursuivi sans relĂąche jusquâĂ la rive du fleuve par une bande de hussards prussiens et de dragons autrichiens. Le pont avait Ă©tĂ© minĂ© dĂšs le matin, et son opinion Ă©tait quâen voyant tous ces cavaliers lancĂ©s de tous cĂŽtĂ©s Ă sa poursuite, lâofficier qui commandait les sapeurs sâalarma et fit mettre prĂ©maturĂ©ment le feu aux charges de mines. Il nâavait pas fait deux cents mĂštres sur lâautre rive quâil entendit le bruit des explosions fatales. M. Nicolas Bobrowski concluait son laconique rĂ©cit par ce simple mot ImbĂ©cile », prononcĂ© avec le plus grand calme. Cela attestait son indignation Ă la pensĂ©e de tant de milliers de vies perdues. Sa physionomie flegmatique sâĂ©clairait toutefois dâun semblant de satisfaction quand il parlait de sa seule blessure. Vous comprendrez quâil avait Ă cela quelque raison, quand vous saurez quâil avait Ă©tĂ© blessĂ© au talon, comme Sa MajestĂ© lâEmpereur NapolĂ©on lui-mĂȘme », rappelait-il nĂ©gligemment Ă ses auditeurs. Il nây a aucun doute que lâindiffĂ©rence Ă©tait feinte, quand on songe Ă la distinction dâune telle blessure. Dans toute lâhistoire des guerres, il nây a, je crois, que trois guerriers notoires qui aient Ă©tĂ© blessĂ©s au talon Achille, NapolĂ©on, â des demi-dieux, en vĂ©ritĂ©, â et la piĂ©tĂ© familiale dâun indigne descendant y ajoute le nom de ce simple mortel, Nicolas Bobrowski. Les Cent-Jours trouvĂšrent M. Nicolas Bobrowski Ă©tabli chez un de nos parents Ă©loignĂ©s qui possĂ©dait une petite propriĂ©tĂ© en Galicie. Comment il Ă©tait parvenu Ă cet endroit Ă travers toute lâĂ©paisseur dâune Europe en armes et aprĂšs quelles aventures, je crois bien quâon ne le saura jamais. Tous ses papiers se trouvĂšrent dĂ©truits peu de temps avant sa mort ; mais sâil sây trouvait, comme il lâaffirma, un rĂ©sumĂ© de sa vie, alors je suis bien sĂ»r que cela ne devait pas tenir plus dâune demi-page de papier Ă©colier. Le parent chez qui il vivait se trouvait ĂȘtre un officier de lâarmĂ©e autrichienne qui avait quittĂ© le service aprĂšs la bataille dâAusterlitz. Contrairement Ă M. Nicolas Bobrowski qui cachait ses dĂ©corations, il se plaisait Ă exhiber un honorable Ă©tat de service qui affirmait quâil avait Ă©tĂ© unschreckbar sans peur devant lâennemi. Cette association ne semblait pas devoir ĂȘtre des plus rassurante. La tradition familiale assure pourtant que ces deux hommes sâentendirent fort bien au sein de leur rurale solitude. Quand on lui demandait sâil nâavait pas Ă©tĂ© fortement tentĂ©, durant les Cent-Jours, de gagner la France et dâoffrir ses services Ă son Empereur bien-aimĂ©, M. Nicolas Bobrowski rĂ©pondait Pas dâargent. Pas de cheval. Trop loin pour y aller Ă pied. » La chute de NapolĂ©on et la ruine des espĂ©rances nationales polonaises affectĂšrent vivement le caractĂšre de M. Nicolas Bobrowski. Il rĂ©pugnait Ă retourner dans sa province. Mais il avait Ă cela une autre raison. M. Nicolas Bobrowski et son frĂšre, mon grand-pĂšre maternel avaient perdu leur pĂšre de bonne heure, alors quâils Ă©taient enfants. Leur mĂšre, jeune encore et pourvue dâune jolie fortune, se remaria avec un homme plein de charme et dâune aimable nature, mais sans un sou. Il se montra beau-pĂšre affectueux et attentif ; malheureusement, tout en surveillant lâĂ©ducation des garçons et en leur formant le caractĂšre par de sages conseils, il fit de son mieux pour sâassurer leur fortune en achetant et en vendant des terres en son propre nom et en faisant des placements de façon Ă dissimuler les traces du vĂ©ritable propriĂ©taire. Il se peut que de telles pratiques rĂ©ussissent, si lâon a assez de charme pour Ă©blouir perpĂ©tuellement sa propre femme, et de bravoure pour dĂ©fier les vaines terreurs de lâopinion publique. Le moment critique arriva oĂč lâaĂźnĂ© des garçons, atteignant sa majoritĂ©, au cours de lâannĂ©e 1811, rĂ©clama des comptes et une partie de son hĂ©ritage pour dĂ©buter dans la vie. Ce fut alors que le beau-pĂšre dĂ©clara avec un calme pĂ©remptoire quâil nâavait pas de comptes Ă rendre et quâil nây avait pas dâhĂ©ritage. Toute la fortune lui appartenait en propre. Il prit fort bien ce quâil appelait la fausse opinion du jeune homme sur le vĂ©ritable Ă©tat des affaires, mais il se sentit obligĂ© de maintenir fermement sa position. Il y eut une allĂ©e et venue de vieux amis affairĂ©s, on vit apparaĂźtre des mĂ©diateurs de bonne volontĂ© qui, par dâĂ©pouvantables routes, arrivĂšrent du fin-fond des trois provinces ; et le MarĂ©chal de la Noblesse tuteur ex officio de tous les orphelins de bonne famille convoqua une rĂ©union de propriĂ©taires terriens pour examiner dâune façon amicale les causes du malentendu survenu entre X⊠et ses beaux-fils et discuter des meilleurs moyens dây mettre un terme ». Ă cet effet, une dĂ©putation rendit visite Ă X⊠qui la traita le mieux du monde, lui offrit dâexcellents vins, mais se refusa absolument Ă prĂȘter lâoreille Ă des remontrances. Aux propositions dâarbitrage qui lui furent faites, il se mit tout simplement Ă rire ; pourtant toute la province eĂ»t pu tĂ©moigner que, quatorze ans auparavant, lorsquâil avait Ă©pousĂ© la veuve, toute sa fortune visible Ă part ses qualitĂ©s sociales consistait en une Ă©lĂ©gante voiture Ă quatre chevaux et deux domestiques, avec lesquels il faisait des visites dâune maison de campagne Ă lâautre quant aux ressources quâil pouvait possĂ©der Ă cette Ă©poque, on nâen pouvait soupçonner lâexistence que par la ponctualitĂ© avec laquelle il rĂ©glait de modestes pertes au jeu. Mais grĂące au pouvoir magique que possĂšdent lâentĂȘtement et des affirmations rĂ©pĂ©tĂ©es, on pouvait rencontrer, par-ci, par-lĂ , des gens qui murmuraient que sĂ»rement il devait y avoir quelque chose de vrai lĂ -dessous ». Toutefois, Ă son anniversaire suivant il avait lâhabitude de le cĂ©lĂ©brer par une grande partie de chasse qui durait trois jours, de toute la foule des invitĂ©s il ne vint que deux personnes, deux voisins Ă©loignĂ©s et de peu dâimportance ; dont lâun Ă©tait notoirement stupide, et dont lâautre, pieux et honnĂȘte homme, Ă©tait si Ă©pris de la chasse quâil nâaurait pu, de son propre aveu, refuser une partie de chasse au diable lui-mĂȘme. Ă cette manifestation de lâopinion publique X⊠opposa la sĂ©rĂ©nitĂ© dâune conscience sans tache. Il ne se laissa pas dĂ©monter. Il devait cependant ĂȘtre un homme Ă sentiments profonds, car, lorsque sa femme prit ouvertement fait et cause pour ses enfants, il perdit sa belle tranquillitĂ©, dĂ©clara quâil avait le cĆur brisĂ© et la mit Ă la porte, en nĂ©gligeant, dans la profondeur de son chagrin, de lui laisser le temps de faire ses malles. Ce fut le commencement dâun procĂšs abominable, chef-dâĆuvre de chicane, qui Ă la faveur de tous les subterfuges lĂ©gaux devait durer des annĂ©es. Ce fut aussi le prĂ©texte Ă de nombreux tĂ©moignages de sympathie et de bontĂ©. Toutes les maisons dâalentour sâouvrirent toutes grandes pour recueillir ces sans-foyer. On ne manqua ni dâaide lĂ©gale, ni dâassistance matĂ©rielle pour la poursuite du procĂšs. XâŠ, de son cĂŽtĂ©, continua Ă verser publiquement des larmes sur lâingratitude de ses beaux-fils et sur lâaveugle entĂȘtement de sa femme ; mais comme, en mĂȘme temps, il dĂ©ployait une grande habiletĂ© dans lâart de dissimuler les documents matĂ©riels on le soupçonna mĂȘme dâavoir Ă©tĂ© jusquâĂ brĂ»ler un dossier intĂ©ressant lâhistoire de la famille, ce scandaleux litige dut se terminer par un compromis, afin dâĂ©viter le pire. Il fut rĂ©glĂ© finalement par la restitution, â sur toute cette fortune en cause, â de deux villages avec les noms desquels je ne veux pas ennuyer mes lecteurs. AprĂšs cette conclusion boiteuse, la femme ni les beaux-fils nâeurent plus rien Ă faire avec lâhomme qui avait donnĂ© au monde un si bel exemple de charitĂ© bien ordonnĂ©e appuyĂ©e sur la force de caractĂšre, la dĂ©termination et lâindustrie ; et mon arriĂšre-grandâmĂšre, dont la santĂ© avait Ă©tĂ© complĂštement ruinĂ©e, mourut deux ans plus tard Ă Carlsbad. LĂ©galement assurĂ© par jugement de la possession de son pillage, X⊠retrouva sa sĂ©rĂ©nitĂ© habituelle et il continua Ă rĂ©sider dans le voisinage, confortablement et dans une apparente tranquillitĂ© dâesprit. Ses parties de chasse furent de nouveau assez suivies. Il ne se lassa jamais dâaffirmer, Ă qui voulait lâentendre, quâil ne nourrissait aucune rancune de ce qui sâĂ©tait passĂ©, et il protestait vivement de sa constante affection pour sa femme et ses beaux-fils. Il est vrai, disait-il, quâils avaient essayĂ© de le rendre pauvre comme Job pour la fin de ses jours, et parce quâil nâavait pas consenti Ă se laisser spolier, comme chacun lâeĂ»t fait Ă sa place, ils lâabandonnaient maintenant aux tristesses dâune vieillesse solitaire. NĂ©anmoins lâamour quâil leur portait rĂ©sistait Ă des coups aussi cruels. â Et il y avait peut-ĂȘtre quelque chose de vrai dans ses protestations. Il se mit bientĂŽt Ă faire des ouvertures amicales Ă lâaĂźnĂ© de ses beaux-fils, mon grand-pĂšre maternel ; lorsque celles-ci eurent Ă©tĂ© pĂ©remptoirement rejetĂ©es, il nâen continua pas moins Ă les renouveler sans cesse avec une caractĂ©ristique tĂ©nacitĂ©. Pendant des annĂ©es il persista dans ses efforts de rĂ©conciliation, promettant Ă mon grand-pĂšre de faire un testament en sa faveur, si seulement il voulait pousser lâamitiĂ© au point de lui rendre visite de temps Ă autre ils Ă©taient assez proches voisins pour la contrĂ©e, une quinzaine de lieues ou mĂȘme de faire acte de prĂ©sence Ă la partie de chasse quâil donnait pour son jour de fĂȘte. Mon grand-pĂšre Ă©tait grand amateur de sports. Il Ă©tait dâun naturel aussi Ă©loignĂ© quâon peut lâimaginer de la duretĂ© et de lâanimositĂ©. ĂlevĂ© dans lâesprit libĂ©ral des BĂ©nĂ©dictins qui dirigeaient alors le seul collĂšge rĂ©putĂ© dans le sud de la Pologne, il avait Ă©galement fait son habituelle lecture des auteurs du dix-huitiĂšme siĂšcle. La charitĂ© chrĂ©tienne sâunissait chez lui Ă une philosophique indulgence Ă lâendroit des faiblesses humaines. Mais le souvenir de ces premiĂšres annĂ©es dâanxiĂ©tĂ©, et de sa jeunesse privĂ©e de toute illusion gĂ©nĂ©reuse par le cynisme de ce dĂ©testable procĂšs, lâempĂȘchait de pardonner. Il ne succomba jamais Ă lâattrait dâune partie de chasse, et XâŠ, acharnĂ© jusquâau bout Ă cette rĂ©conciliation et gardant Ă cet effet prĂšs de son lit son projet de testament, mourut intestat. La fortune ainsi acquise, et accrue par une gestion avisĂ©e et soigneuse, passa aux mains de parents Ă©loignĂ©s quâil nâavait jamais vus et qui ne portaient mĂȘme pas son nom. Pendant ce temps, la bĂ©nĂ©diction dâune paix gĂ©nĂ©rale descendait sur lâEurope. M. Nicolas Bobrowski, ayant fait ses adieux Ă son hospitalier parent, lâofficier autrichien sans peur », quitta la Galicie et, sans se rapprocher de son lieu de naissance, oĂč lâodieux procĂšs Ă©tait encore en cours, il se rendit directement Ă Varsovie pour sâengager dans lâarmĂ©e du royaume de Pologne que lâon venait de constituer sous le sceptre dâAlexandre Ier, autocrate de toutes les Russies. Ce royaume, créé par le CongrĂšs de Vienne pour reconnaĂźtre Ă une nation son ancienne existence indĂ©pendante, comprenait seulement les provinces centrales du vieux patrimoine polonais. Un frĂšre de lâEmpereur, le grand-duc Constantin Pavlovitch, vice-roi et commandant en chef, mariĂ© morganatiquement Ă une Polonaise Ă laquelle il Ă©tait furieusement attachĂ©, Ă©tendait son affection dâune façon capricieuse et sauvage sur ceux quâil appelait mes Polonais ». De teint jaune, avec une physionomie tartare et de petits yeux farouches, il marchait les poings serrĂ©s, le corps penchĂ© en avant, jetant des regards soupçonneux sous son Ă©norme bicorne. Il Ă©tait douĂ© dâune intelligence limitĂ©e et sa raison mĂȘme Ă©tait des plus douteuse. La marque hĂ©rĂ©ditaire sâaffirmait chez lui non pas par des penchants mystiques, comme chez ses deux frĂšres Alexandre et Nicolas de façons diffĂ©rentes, car lâun Ă©tait mystiquement libĂ©ral et lâautre mystiquement autocrate, mais par la furie dâune nature sans contrĂŽle qui se dĂ©chaĂźnait gĂ©nĂ©ralement dâune maniĂšre odieuse sur le terrain de parade. CâĂ©tait un passionnĂ© militariste et un excellent sergent instructeur. Il traitait son armĂ©e polonaise comme un enfant gĂątĂ© traite ses jouets favoris, sauf quâil ne la prenait pas avec lui dans son lit, le soir elle nâĂ©tait pas assez petite pour cela. Mais il jouait avec elle du matin au soir, se plaisait Ă la variĂ©tĂ© des beaux uniformes et Ă lâamusement dâincessants exercices. Cette passion enfantine, non pas pour la guerre, mais pour le militarisme pur et simple, obtint un rĂ©sultat souhaitĂ©. LâarmĂ©e polonaise, comme Ă©quipement, comme armement et capacitĂ© de manĆuvre, tels quâon les entendait alors, Ă©tait devenue, Ă la fin de lâannĂ©e 1830, un instrument tactique de premier ordre. Les paysans polonais ce nâĂ©taient pas des serfs servaient dans les rangs par enrĂŽlement, et les officiers se recrutaient principalement dans la petite noblesse. M. Nicolas Bobrowski avec ses Ă©tats de service napolĂ©oniens, nâeut aucune difficultĂ© Ă obtenir le grade de lieutenant ; mais lâavancement dans lâarmĂ©e polonaise Ă©tait lent, car, organisĂ©e comme une formation sĂ©parĂ©e, elle ne prit aucune part aux guerres de lâempire russe contre la Perse ou contre les Turcs. La premiĂšre campagne quâelle fit contre la Russie mĂȘme devait ĂȘtre sa derniĂšre. En 1831, quand la RĂ©volution se dĂ©clara, M. Nicolas Bobrowski Ă©tait le plus ancien capitaine de son rĂ©giment. Quelque temps auparavant, il avait Ă©tĂ© nommĂ© Ă la direction du dĂ©pĂŽt de remonte dont le quartier se trouvait hors du royaume, dans nos provinces mĂ©ridionales, dâoĂč provenaient presque tous les chevaux de la cavalerie polonaise. Pour la premiĂšre fois depuis quâil avait quittĂ© la maison, Ă dix-huit ans, pour commencer sa vie militaire par la bataille de Friedland, M. Nicolas Bobrowski respirait lâair de la steppe, lâair natal. Un malheureux destin lâattendait sur le théùtre mĂȘme de sa jeunesse. Aux premiĂšres nouvelles du soulĂšvement de Varsovie, tout le dĂ©pĂŽt de remonte, officiers, vĂ©tĂ©rinaires et soldats mĂȘmes, fut mis promptement aux arrĂȘts, puis on les envoya en corps au-delĂ du Dnieper[7] dans la ville la plus proche, en Russie mĂȘme. De lĂ on les dispersa dans diverses parties de lâempire fort Ă©loignĂ©es. Câest ainsi que le pauvre M. Nicolas Bobrowski pĂ©nĂ©tra en Russie beaucoup plus avant quâil ne le fĂźt jamais du temps de lâinvasion napolĂ©onienne, mais beaucoup moins volontairement. Astrakhan fut sa destination. Il demeura lĂ trois annĂ©es, vivant librement dans la ville, mais obligĂ© de se rendre chaque jour Ă midi chez le commandant de place qui avait coutume de le retenir frĂ©quemment pour fumer une pipe et causer un peu. Il est difficile de se faire une idĂ©e juste de ce quâĂ©tait une causerie avec M. Nicolas Bobrowski. Son aspect taciturne devait renfermer beaucoup de rage comprimĂ©e, car le commandant lui communiquait les nouvelles du théùtre de la guerre, et ces nouvelles Ă©taient telles quâon pouvait sây attendre, câest-Ă -dire trĂšs mauvaises pour les Polonais. M. Nicolas Bobrowski recevait ces communications avec une apparence de flegme, mais le Russe manifestait une chaleureuse sympathie pour son prisonnier â Comme soldat, je comprends vos sentiments. Vous, naturellement, vous voudriez ĂȘtre au fort de tout cela. Ma foi ! Vous me plaisez. Et nâĂ©tait le respect du serment militaire, je vous laisserais partir de mon propre chef. Quelle diffĂ©rence cela nous ferait-il, un des vĂŽtres de plus ou de moins ? Ă dâautres moments, il demandait avec simplicitĂ© â Dites-moi, Nicolas Stepanovitch le nom de mon grand-pĂšre Ă©tait Ătienne et le commandant employait la forme russe de politesse, dites-moi pourquoi vous autres, Polonais, cherchez-vous toujours des ennuis ? Que pouviez-vous espĂ©rer dâautre en vous attaquant Ă la Russie ? Il Ă©tait mĂȘme capable parfois dâune rĂ©flexion philosophique. â Regardez votre NapolĂ©on, maintenant. Un grand homme. Il nây a pas Ă nier que ça Ă©tĂ© un grand homme tant quâil sâest contentĂ© de rosser ces Allemands et ces Autrichiens, et toutes ces nations-lĂ . Mais non ! Il a cru devoir aller en Russie chercher des ennuis, et quelle en a Ă©tĂ© la consĂ©quence ? Tel que vous me voyez, jâai traĂźnĂ© mon sabre sur les pavĂ©s de Paris ». AprĂšs son retour en Pologne, M. Nicolas Bobrowski quand on pouvait lâamener Ă parler des conditions de son exil le dĂ©crivait comme un homme capable, mais stupide ». Refusant lâoffre qui lui fut faite dâentrer dans lâarmĂ©e russe, il nâeut comme retraite que la moitiĂ© de la pension de son grade. Son neveu mon oncle et tuteur mâa racontĂ© que la premiĂšre impression durable quâeĂ»t gardĂ©e sa mĂ©moire alors quâil Ă©tait un enfant de quatre ans, câĂ©tait celle de la joie qui rĂ©gna dans la maison de ses parents le jour oĂč M. Nicolas Bobrowski y arriva, au retour de sa dĂ©tention en Russie. Chaque gĂ©nĂ©ration a ses souvenirs. Les premiers souvenirs de M. Nicolas Bobrowski auraient pu ĂȘtre marquĂ©s par les circonstances du dernier partage de la Pologne, et il vĂ©cut assez longtemps pour avoir Ă souffrir de la derniĂšre insurrection de 1863, Ă©vĂ©nement qui affecta lâavenir de toute ma gĂ©nĂ©ration et qui a colorĂ© mes premiĂšres impressions. Son frĂšre, dans la maison duquel il avait pendant dix-sept ans abritĂ© la timiditĂ© misanthropique quâil ressentait en face des problĂšmes les plus simples de la vie, mourut vers 1850 et M. Nicolas Bobrowski dut prendre son courage Ă deux mains et une dĂ©cision pour lâavenir. AprĂšs de longues et mortelles hĂ©sitations il accepta enfin de prendre Ă bail quelque quinze cents acres de la propriĂ©tĂ© dâun ami, dans le voisinage. Les termes du bail Ă©taient fort avantageux, mais la situation retirĂ©e du village et une maison simple et confortable furent, je crois, ce qui surtout lâattira. Il vĂ©cut lĂ paisiblement dix ans environ, ne voyant que fort peu de monde, ne prenant aucune part Ă la vie publique de la province, telle quâelle pouvait ĂȘtre sous le rĂ©gime arbitraire dâune tyrannie bureaucratique. Son caractĂšre et son patriotisme Ă©taient au-dessus de tout soupçon ; mais les organisateurs de lâinsurrection, dans leurs dĂ©placements frĂ©quents Ă travers la province, Ă©vitaient scrupuleusement de passer par sa maison. On Ă©tait gĂ©nĂ©ralement dâavis quâil ne fallait pas troubler le repos des derniĂšres annĂ©es du vieillard. MĂȘme des intimes, comme mon grand-pĂšre paternel qui avait Ă©tĂ© son compagnon dâarmes durant la campagne de Russie de NapolĂ©on et plus tard officier comme lui dans lâarmĂ©e polonaise, Ă©vitaient de rendre visite Ă leur ami quand approcha la date du soulĂšvement. Les deux fils de mon grand-pĂšre et sa fille unique Ă©taient tous profondĂ©ment engagĂ©s dans lâĆuvre rĂ©volutionnaire il Ă©tait lui-mĂȘme ce type de seigneur polonais pour qui le seul idĂ©al dâaction patriotique Ă©tait de se mettre en selle et les chasser ». Mais il convenait lui-mĂȘme quâil ne fallait pas tourmenter ce cher Nicolas. Toutes ces prĂ©cautions de la part de ses amis, conspirateurs ou autres, nâempĂȘchĂšrent pas M. Nicolas Bobrowski de ressentir le contrecoup des infortunes de cette malheureuse annĂ©e. Moins de quarante-huit heures aprĂšs le commencement de lâinsurrection dans cette partie du pays, un escadron dâĂ©claireurs cosaques traversa le village et envahit la maison. Le gros de la troupe sâĂ©tablit entre la maison mĂȘme et les Ă©curies, tandis que les autres, mettant pied Ă terre, inspectaient les diffĂ©rents bĂątiments. Lâofficier qui commandait ce dĂ©tachement, escortĂ© de deux hommes, sâavança vers la porte dâentrĂ©e de la maison. Tous les volets de ce cĂŽtĂ© Ă©taient fermĂ©s. Lâofficier dit au domestique venu Ă sa rencontre quâil voulait voir son maĂźtre. Celui-ci lui rĂ©pondit que le maĂźtre nâĂ©tait pas lĂ ; ce qui Ă©tait parfaitement vrai. Je poursuis ici lâhistoire telle que le domestique la raconta aux amis et parents de mon grand-oncle et telle que je lâai entendu raconter moi-mĂȘme. En recevant cette rĂ©ponse, lâofficier cosaque, qui Ă©tait restĂ© sous le porche, entra dans la maison. â OĂč est allĂ© ton maĂźtre, alors ? â Notre maĂźtre est parti pour Jitomir le chef-lieu du gouvernement, Ă quelque vingt lieues de lĂ avant-hier. â Il nây a que deux chevaux Ă lâĂ©curie. OĂč sont les autres ? â Notre maĂźtre voyage toujours avec ses propres chevaux. Il voulait dire par lĂ quâil ne prenait pas la poste. Il sera absent une semaine ou plus. Il mâa dit quâil avait une affaire au Tribunal civil. Tandis que le domestique parlait, lâofficier considĂ©rait le vestibule. Il y avait une porte en face de lui, une porte Ă droite, une porte Ă gauche. Lâofficier dĂ©cida dâentrer par lĂ porte de gauche et ordonna dâouvrir les volets de la piĂšce. CâĂ©tait le bureau de M. Nicolas Bobrowski avec deux corps de bibliothĂšques, des tableaux aux murs, etc. Ă cĂŽtĂ© de la grande table de milieu, chargĂ©e de livres et de papiers, se trouvait un tout petit bureau Ă tiroirs, placĂ© entre la porte et la fenĂȘtre en bonne lumiĂšre câest lĂ que mon grand-oncle avait coutume de lire ou dâĂ©crire. En ouvrant les volets, le domestique fut trĂšs surpris de voir que toute la population mĂąle du village sâĂ©tait massĂ©e devant la maison, piĂ©tinant les plates-bandes. Il y avait mĂȘme quelques femmes parmi eux. Il fut heureux dâapercevoir le prĂȘtre du village de lâĂ©glise orthodoxe qui sâavançait par lâallĂ©e. Le brave homme, dans sa prĂ©cipitation, avait relevĂ© sa soutane au-dessus de ses bottes. Lâofficier examina le dos des livres dans les bibliothĂšques. Puis il se pencha sur le bord de la table de milieu et remarqua dâun air dĂ©gagĂ© â Ton maĂźtre ne tâa pas emmenĂ© Ă la ville avec lui, alors ? â Je suis le domestique principal et il me laisse pour garder la maison. Câest un jeune garçon robuste qui voyage avec notre maĂźtre. Si, â que Dieu le prĂ©serve, â il arrivait quelque accident en route, il lui serait beaucoup plus utile que moi. En regardant Ă travers la fenĂȘtre, il vit le prĂȘtre haranguer la foule qui paraissait subjuguĂ©e par son intervention. Trois ou quatre hommes cependant sâentretenaient avec les cosaques Ă la porte. â Et tu ne crois pas que ton maĂźtre est allĂ© rejoindre les rebelles, peut-ĂȘtre, hein ? demanda lâofficier. â Notre maĂźtre est bien trop vieux pour cela. Il a plus de soixante-dix ans et en outre il sâaffaiblit. Il y a plusieurs annĂ©es quâil nâest montĂ© Ă cheval et il ne peut pas marcher beaucoup non plus maintenant. Lâofficier restait assis lĂ , balançant sa jambe, tranquille et indiffĂ©rent. Cependant les paysans qui avaient causĂ© avec les cosaques, Ă la porte, avaient obtenu la permission de pĂ©nĂ©trer dans le vestibule. Un ou deux autres se dĂ©tachĂšrent de la foule et les suivirent dans la maison. Ils Ă©taient sept en tout, dont le forgeron, un ancien soldat. Le domestique sâadressa avec dĂ©fĂ©rence Ă lâofficier â Votre Honneur voudrait-il avoir la bontĂ© de dire Ă ces gens de retourner chez eux ? Que viennent-ils faire ici ? Pourquoi pĂ©nĂštrent-ils ainsi dans la maison ? Ce nâest pas bien Ă eux de se conduire ainsi pendant que notre maĂźtre est absent, et je suis responsable de tout ici. Lâofficier se mit Ă rire lĂ©gĂšrement et, aprĂšs un moment, demanda â Vous avez des armes dans la maison ? â Oui. Nous en avons. De vieilles choses. â Apporte-les toutes ici, sur cette table. Le domestique renouvela sa tentative pour obtenir protection. â Est-ce que Votre Honneur ne veut pas dire Ă ces gens⊠? Mais lâofficier le regarda en silence de telle façon quâil sâarrĂȘta court et sâempressa dâappeler le garçon dâoffice pour lâaider Ă rĂ©unir les armes. Pendant ce temps, lâofficier parcourait lentement toutes les piĂšces de la maison, les examinant attentivement, mais sans toucher Ă quoi que ce soit. Les paysans dans le vestibule reculĂšrent et ĂŽtĂšrent leurs casquettes quand il passa. Il ne leur adressa pas la parole. Quand il revint dans le bureau, toutes les armes quâon avait pu trouver dans la maison Ă©taient sur la table. Il y avait une paire de gros pistolets dâarçon, Ă pierre, du temps de NapolĂ©on, deux sabres de cavalerie, un de lâarmĂ©e française, lâautre de lâarmĂ©e polonaise, et un ou deux fusils de chasse. Lâofficier ouvrit la fenĂȘtre, jeta dehors pistolets, sabres et fusils, et ses soldats accoururent pour les ramasser. Les paysans, dans le vestibule, encouragĂ©s par son attitude, avaient pĂ©nĂ©trĂ© derriĂšre lui dans le cabinet de travail. Il ne paraissait avoir aucunement conscience de leur prĂ©sence, et, son rĂŽle Ă©tant apparemment terminĂ©, il sortit sans prononcer un mot. DĂšs quâil fut parti, les paysans, dans le bureau, remirent leurs casquettes et commencĂšrent Ă Ă©changer des sourires. Les cosaques se remirent en selle et passĂšrent directement de la cour de ferme dans les champs. Le prĂȘtre, tout en parlant avec les paysans, descendit graduellement le chemin et sa chaleureuse et convaincante Ă©loquence entraĂźnait la foule silencieuse derriĂšre lui hors de la maison. Il faut rendre cette justice aux prĂȘtres de la paroisse de lâĂglise grecque que, tout Ă©trangers quâils fussent au pays ils venaient tous de lâintĂ©rieur de la Russie, la majoritĂ© dâentre eux mettaient lâinfluence quâils avaient sur leurs ouailles au service de la cause de la paix et de lâhumanitĂ©. FidĂšles Ă lâesprit de leur mission, ils essayaient dâapaiser les passions des paysans exaltĂ©s et sâopposaient de tout leur pouvoir Ă la rapine et Ă la violence, partout oĂč cela Ă©tait possible. Et ils suivaient cette conduite Ă lâencontre des dĂ©sirs exprĂšs des autoritĂ©s. Quelques-uns dâentre eux eurent Ă souffrir plus tard de cette dĂ©sobĂ©issance et se virent transfĂ©rĂ©s brusquement dans lâextrĂȘme Nord ou envoyĂ©s dans des paroisses sibĂ©riennes. Le domestique avait hĂąte de se dĂ©barrasser des quelques paysans qui avaient pĂ©nĂ©trĂ© dans la maison. Quelle conduite Ă©tait-ce lĂ , leur demanda-t-il, Ă lâĂ©gard dâun homme qui nâĂ©tait quâun locataire, qui depuis des annĂ©es nâavait cessĂ© de se montrer parfaitement bon pour les gens du village et dâen ĂȘtre considĂ©rĂ©, et qui derniĂšrement mĂȘme avait consenti Ă abandonner deux prairies pour les troupeaux du village ? Ils devaient se souvenir aussi du dĂ©vouement de M. Nicolas Bobrowski pour les malades Ă lâĂ©poque du cholĂ©ra. » Tout cela nâĂ©tait que la simple vĂ©ritĂ© et eut pour effet que ces gens commencĂšrent Ă se gratter la tĂȘte et parurent irrĂ©solus. Lâorateur alors montra la fenĂȘtre en sâĂ©criant Regardez les autres qui sâen vont tranquillement, vous feriez mieux de les suivre et de prier Dieu de vous pardonner vos mauvaises pensĂ©es. » Cet appel fut une fĂącheuse inspiration. En se prĂ©cipitant Ă la fenĂȘtre pour voir sâil disait bien vrai, ils renversĂšrent le petit bureau. Celui-ci, en tombant, fit entendre un bruit de piĂšces de monnaie. Il y a de lâargent lĂ -dedans », cria le forgeron. En un instant le dessus de ce meuble dĂ©licat fut brisĂ© et dans un tiroir apparurent quatre-vingts piĂšces dâor. La monnaie dâor ne se voyait que fort rarement alors en Russie cela mit les paysans hors dâeux. Il doit y en avoir dâautres dans la maison, et nous les aurons », hurla le forgeron, ancien soldat. DĂ©jĂ ses compagnons criaient par la fenĂȘtre, invitant la foule Ă venir les aider. Le prĂȘtre, abandonnĂ© soudain Ă la grille, leva les bras au ciel et se sauva pour nâĂȘtre pas tĂ©moin de ce qui allait arriver. Dans sa recherche de lâargent, cette bucolique populace brisa tout dans la maison, dĂ©chirant Ă coups de couteaux, fendant Ă coups de hachettes, si bien que, comme le disait le domestique, il ne resta pas deux morceaux de bois ensemble dans toute la maison. Ils brisĂšrent quelques fort belles glaces, toutes les fenĂȘtres, toute la verrerie et la porcelaine. Ils jetĂšrent les livres et les papiers dehors, dans la prairie, et mirent le feu Ă ce monceau, apparemment pour le plaisir. Lâunique chose quâils laissĂšrent intacte fut un petit crucifix dâivoire qui resta pendu au mur de la chambre Ă coucher en ruines, au-dessus dâun amas de chiffons, dâacajou brisĂ© et de morceaux de planches qui avaient Ă©tĂ© le lit de M. Nicolas Bobrowski. DĂ©couvrant le domestique au moment oĂč il emportait une boĂźte de fer blanc, ils la lui arrachĂšrent et, comme il rĂ©sistait, le jetĂšrent par la fenĂȘtre de la salle Ă manger. La maison nâavait quâun Ă©tage, mais assez Ă©levĂ© au-dessus du sol, et la chute fut si rude que lâhomme demeura Ă©tendu, Ă©tourdi, jusquâĂ ce que le cuisinier et un homme dâĂ©curie pussent sâaventurer, vers le soir, hors de lâendroit oĂč ils sâĂ©taient tenus cachĂ©s, et le ramasser. La populace sâĂ©tait retirĂ©e en emportant la boĂźte quâils supposaient pleine de billets de banque. Ă quelque distance de la maison, au milieu dâun champ, ils la brisĂšrent pour lâouvrir. Ils y trouvĂšrent des documents Ă©crits sur parchemin et les deux croix de la LĂ©gion dâhonneur et Virtuti militari. Ă la vue de ces objets qui, leur expliqua le forgeron, Ă©taient des marques dâhonneur que le Tsar seul accordait, ils furent pris de panique. Ils jetĂšrent le tout dans le fossĂ© et se dispersĂšrent en hĂąte. En apprenant cette perte particuliĂšre, M. Nicolas Bobrowski sâeffondra complĂštement. Le simple sac de sa maison ne sembla pas lâaffecter extrĂȘmement. Alors quâil gardait encore le lit Ă la suite de ce choc, les deux croix furent retrouvĂ©es et lui furent rendues. Cela contribua quelque peu Ă sa convalescence ; mais la boĂźte de fer blanc et les parchemins, en dĂ©pit des recherches que lâon fit dans tous les fossĂ©s aux alentours, ne se retrouvĂšrent jamais. Il ne pouvait oublier la perte de son brevet de la LĂ©gion dâhonneur dont il savait par cĆur le libellĂ© qui Ă©tablissait ses Ă©tats de services, et aprĂšs ce coup il consentait parfois Ă le rĂ©citer, tandis que ses yeux se remplissaient de larmes. Ces mots, pendant les deux derniĂšres annĂ©es de sa vie, le hantĂšrent apparemment Ă tel point quâil se les rĂ©pĂ©tait Ă lui-mĂȘme. On en eut la confirmation par la remarque que son vieux serviteur fit Ă ses plus intimes amis Ce qui me brisait le cĆur, câĂ©tait dâentendre notre maĂźtre aller et venir le soir dans sa chambre et prier tout haut dans la langue française. » Ce doit ĂȘtre un an plus tard environ que je vis M. Nicolas Bobrowski ou, plus exactement, quâil me vit pour la derniĂšre fois. CâĂ©tait, comme je lâai dĂ©jĂ dit, Ă lâĂ©poque oĂč ma mĂšre obtint la permission de quitter son exil pendant trois mois et de les passer chez son frĂšre, oĂč des amis et des parents vinrent de prĂšs et de loin lui apporter leurs hommages. Il eĂ»t Ă©tĂ© inconcevable que M. Nicolas Bobrowski ne fĂ»t pas du nombre. La petite enfant de quelques mois quâil avait tenue dans ses bras, le jour mĂȘme oĂč il Ă©tait revenu aprĂšs des annĂ©es de combats et dâexil, affirmait sa foi dans le salut national en supportant Ă son tour les rigueurs de lâexil. Je ne sais sâil Ă©tait lĂ le jour mĂȘme de notre dĂ©part. Jâai dĂ©jĂ dit que, pour moi, il reste plus particuliĂšrement lâhomme qui dans sa jeunesse avait mangĂ© du chien rĂŽti, dans les profondeurs dâune sombre forĂȘt de pins chargĂ©s de neige. Mon souvenir ne peut lui faire place dans aucune des scĂšnes que je me rappelle. Un nez recourbĂ©, des cheveux blancs Ă©tincelants, lâimpression fugitive dâune silhouette militaire, maigre, mince, rigide, boutonnĂ©e jusquâau menton, câest tout ce qui reste aujourdâhui sur terre de M. Nicolas Bobrowski, rien que cette ombre vague poursuivie par le souvenir de son petit-neveu, le dernier ĂȘtre humain, je suppose, qui survive dâentre tous ceux quâil avait vus au cours de sa vie taciturne. Mais je me rappelle bien le jour de notre dĂ©part pour regagner lâexil. La vieille berline de voyage longue et bizarre, avec ses quatre chevaux de poste, devant la façade principale de la maison, façade Ă huit colonnes, quatre de chaque cĂŽtĂ© du perron. Sur les marches, des groupes de domestiques, des parents, un ou deux amis du voisinage le plus proche ; un silence parfait sur tous les visages une expression concentrĂ©e et grave ; ma grandâmĂšre tout en noir avec un regard stoĂŻque, mon oncle donnant le bras Ă ma mĂšre jusquâĂ la voiture oĂč lâon mâavait dĂ©jĂ fait monter ; au haut des marches, ma petite cousine dans une robe courte de tartan Ă dessin rouge, et, comme une petite princesse, entourĂ©e des femmes de sa maison la gouvernante en chef, notre chĂšre et corpulente Francesca qui avait Ă©tĂ© trente ans au service de la famille Bobrowski, lâancienne nourrice, maintenant domestique de ferme, dont la belle figure paysanne trahissait lâexpression compatissante, et la bonne et laide Mlle Durand, lâinstitutrice, avec ses sourcils noirs qui se rejoignaient au-dessus dâun nez gros et court, et son teint de papier brun. De tous les yeux tournĂ©s vers la voiture, ses bons yeux seuls versaient des larmes, seule sa voix Ă©plorĂ©e rompit le silence pour me crier Nâoublie pas ton français, mon chĂ©ri. » En trois mois, rien quâen jouant avec nous, elle mâavait appris non seulement Ă parler le français, mais mĂȘme Ă le lire. CâĂ©tait en vĂ©ritĂ© une excellente camarade de jeux. Ă quelque distance, Ă mi-chemin de la grande grille, une voiture lĂ©gĂšre, dĂ©couverte, attelĂ©e de trois chevaux Ă la mode russe, Ă©tait arrĂȘtĂ©e sur un cĂŽtĂ© de lâallĂ©e ; lâofficier de police du district sây trouvait, la visiĂšre de sa casquette plate Ă bande rouge baissĂ©e sur les yeux. Il peut paraĂźtre Ă©trange quâil ait Ă©tĂ© lĂ Ă surveiller de prĂšs notre dĂ©part. Sans vouloir prendre Ă la lĂ©gĂšre les justes timiditĂ©s des impĂ©rialistes du monde entier, on mâaccordera quâune femme pratiquement condamnĂ©e par les docteurs et un petit garçon qui nâavait pas encore six ans ne pouvaient pas ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme dangereux, pour le plus vaste des empires concevables, mĂȘme chargĂ© des responsabilitĂ©s les plus sacrĂ©es. Et ce brave homme, je crois, ne le pensait pas non plus. Jâappris plus tard pourquoi il Ă©tait lĂ . Je ne me rappelle aucun signe extĂ©rieur, mais il paraĂźt quâun mois auparavant environ, ma mĂšre fut si mal quâon douta quâelle pĂ»t ĂȘtre en Ă©tat dâentreprendre le voyage Ă la date indiquĂ©e. Dans cette incertitude, on demanda au gouverneur gĂ©nĂ©ral de Kief[8] dâaccorder un dĂ©lai de quinze jours pour quâelle pĂ»t prolonger son sĂ©jour chez son frĂšre. Aucune rĂ©ponse ne fut faite Ă cette priĂšre, mais un soir, au crĂ©puscule, le capitaine de gendarmerie du district vint Ă la maison dire au domestique de mon oncle, qui Ă©tait sorti Ă sa rencontre, quâil avait besoin de parler Ă son maĂźtre, en particulier, sur-le-champ. TrĂšs impressionnĂ© il pensait que câĂ©tait pour une arrestation, le domestique, plus mort que vif de frayeur », comme il le raconta ensuite, lâintroduisit dans le grand salon, qui Ă©tait fort sombre on nâĂ©clairait pas cette piĂšce tous les soirs, en marchant sur la pointe des pieds, afin de ne pas attirer lâattention des dames de la maison, et le conduisit par lâorangerie jusque dans les appartements privĂ©s de mon oncle. Le policier, sans autre prĂ©liminaire, prĂ©senta Ă mon oncle un papier officiel â Tenez, je vous prie, lisez ceci. Je ne devrais pas vous montrer ce papier. Jâai tort de le faire. Mais une mission comme cela me fait perdre le boire et le manger, et le sommeil. Lâofficier de police, originaire de la Grande-Russie, avait servi dans le district depuis de longues annĂ©es. Mon oncle dĂ©plia et lut le document. CâĂ©tait un ordre de service du secrĂ©tariat du Gouverneur-gĂ©nĂ©ral relatif Ă la demande, et enjoignant au capitaine de nâĂ©couter aucune des dĂ©clarations ou explications qui pourraient lui ĂȘtre faites, touchant cette maladie, par des mĂ©decins ou autres personnes. Et si elle nâa quittĂ© la maison de son frĂšre, â disait en outre ce document â le matin du jour indiquĂ© sur le permis, vous aurez Ă lâenvoyer sous escorte, directement, soulignĂ©, Ă lâhĂŽpital de la prison de Kief oĂč elle sera traitĂ©e selon son Ă©tat. » â Pour lâamour de Dieu, Monsieur Bobrowski, faites le nĂ©cessaire pour que votre sĆur parte ce jour-lĂ . Ne mâobligez pas Ă agir contre une femme, et surtout contre quelquâun de votre famille. Je ne puis vraiment pas en supporter la pensĂ©e. Et il se tordait vĂ©ritablement les mains. Mon oncle le considĂ©rait en silence. â Je vous remercie de mâavoir prĂ©venu. Je vous assure que, fĂ»t-elle mourante, on la portera Ă la voiture. â Oui, en vĂ©ritĂ©, quelle diffĂ©rence pourrait-ce ĂȘtre de voyager jusquâĂ Kief ou de rejoindre son mari ? Il lui faudrait toujours partir, â morte ou vive. Et notez, Monsieur Bobrowski, que je viendrai ici ce jour-lĂ , non pas que je doute de votre promesse, mais parce que jây suis obligĂ©. Je dois le faire. Mon service. Mais, vraiment, mon mĂ©tier est un mĂ©tier de chien depuis que certains dâentre vous autres Polonais persistent Ă se rebeller vous avez tous Ă en souffrir. Telle est la raison pour laquelle il se trouvait lĂ , dans une voiture dĂ©couverte Ă trois chevaux rangĂ©e entre la maison et la grille. Je regrette de ne pas pouvoir livrer en pĂąture au dĂ©dain de tous ceux qui croient aux droits de la conquĂȘte, le nom de ce gardien trop fĂącheusement sentimental de la grandeur impĂ©riale. En revanche, je suis Ă mĂȘme de donner le nom du Gouverneur-gĂ©nĂ©ral qui signa lâordre en y ajoutant en marge, de sa propre Ă©criture, Ă exĂ©cuter Ă la lettre. Le nom de ce monsieur Ă©tait Bezak. Haut dignitaire, fonctionnaire Ă©nergique, lâidole un moment de la presse patriotique russe. Chaque gĂ©nĂ©ration a ses souvenirs. IV Nâallez pas croire quâĂ Ă©voquer ainsi les souvenirs de cette demi-heure qui sâĂ©coula entre le moment oĂč mon oncle sortit de ma chambre et celui oĂč nous nous retrouvĂąmes pour dĂźner, jâaie perdu de vue la Folie Almayer. En avouant avoir entrepris mon premier roman pour occuper mon temps, je pense avoir donnĂ©, par lĂ -mĂȘme, lâimpression que ce fut un livre souvent ajournĂ©. Il mâĂ©tait toujours prĂ©sent Ă lâesprit, alors mĂȘme que je nâavais plus quâun faible espoir de pouvoir jamais lâachever. Maints empĂȘchements survinrent obligations quotidiennes, nouvelles impressions, vieux souvenirs. Ce ne fut pas le rĂ©sultat dâun besoin, â ce fameux besoin de sâexprimer que dĂ©couvrent les artistes Ă la recherche de motifs. La nĂ©cessitĂ© qui me poussa fut une nĂ©cessitĂ© secrĂšte, obscure un phĂ©nomĂšne tout Ă fait cachĂ© et inexplicable. Ou peut-ĂȘtre quâun magicien oisif et frivole il doit y avoir des magiciens Ă Londres mâavait jetĂ© un sort par une fenĂȘtre de son appartement, au cours dâune de ces promenades solitaires que je faisais dans le dĂ©dale des rues, sans carte ni compas. Jusquâau moment oĂč je me mis Ă Ă©crire ce roman, je nâavais Ă©crit que des lettres, encore nâavaient-elles pas Ă©tĂ© nombreuses. Je nâavais jamais, de ma vie, pris note dâun fait, dâune impression ou dâune anecdote. La conception dâun livre fait dâaprĂšs un plan Ă©tait entiĂšrement Ă©trangĂšre Ă mon esprit lorsque je me mis Ă Ă©crire lâambition dâĂȘtre Ă©crivain ne sâĂ©tait jamais prĂ©sentĂ©e Ă moi parmi ces aimables existences imaginaires que lâon se forge parfois amoureusement dans la quiĂ©tude et lâimmobilitĂ© dâun rĂȘve en plein jour toutefois, il est clair comme le soleil Ă midi quâau moment oĂč jâeus noirci la premiĂšre page du manuscrit de la Folie Almayer elle contenait environ deux cents mots et cette moyenne par page nâa cessĂ© dâĂȘtre celle de mes trente annĂ©es de vie littĂ©raire, au moment, dis-je, oĂč jâeus, dans la simplicitĂ© de mon cĆur et lâĂ©tonnante ignorance de mon esprit, Ă©crit cette page, les dĂ©s Ă©taient jetĂ©s. Jamais Rubicon ne fut plus aveuglĂ©ment franchi sans invocation aux dieux et sans crainte des hommes. Ce matin-lĂ , je me levai de table aprĂšs le petit dĂ©jeuner, reculai ma chaise, et sonnai violemment, peut-ĂȘtre devrais-je dire rĂ©solument, ou bien plutĂŽt avec impatience, je ne sais. Mais, manifestement, cela a dĂ» ĂȘtre une maniĂšre spĂ©ciale de sonner, un bruit accoutumĂ© devenu impressionnant, comme lorsquâon sonne pour le lever du rideau sur une piĂšce nouvelle. La chose, en effet, ne mâĂ©tait pas habituelle. Dâordinaire, je faisais traĂźner mon petit dĂ©jeuner, et je prenais rarement la peine de sonner pour faire desservir mais ce matin-lĂ , pour une raison quâenveloppe le mystĂšre gĂ©nĂ©ral de cet Ă©vĂ©nement, je ne traĂźnai pas. Et pourtant je nâĂ©tais pas pressĂ©. Je tirai la sonnette dâune main distraite, et tandis quâelle retentissait faiblement quelque part dans le sous-sol, je me mis Ă bourrer ma pipe comme dâhabitude et je cherchai une boĂźte dâallumettes, avec des regards vagues certes, mais qui ne manifestaient, je suis prĂȘt Ă le jurer, aucune espĂšce de frĂ©nĂ©sie. JâĂ©tais assez calme pour dĂ©couvrir au bout de quelque temps que la boĂźte dâallumettes se trouvait lĂ sur la cheminĂ©e, juste devant mes yeux. Et tout cela Ă©tait bel et bien habituel. Avant que je nâeusse jetĂ© lâallumette, la fille de la propriĂ©taire montra dans lâembrasure de la porte son pĂąle et paisible visage et un regard interrogateur. Depuis peu, câĂ©tait la fille de ma propriĂ©taire qui rĂ©pondait Ă mon coup de sonnette. Je note ce petit fait avec quelque orgueil, car il prouve que durant les trente ou quarante jours que jâavais habitĂ© lĂ comme locataire, jâavais produit une impression favorable. Depuis une quinzaine on mâĂ©pargnait la vue dĂ©nuĂ©e dâattraits de la souillon domestique. On changeait souvent de bonnes dans cette maison de Bessborough Gardens, mais grandes ou petites, blondes ou brunes, elles Ă©taient Ă©galement nĂ©gligĂ©es et particuliĂšrement Ă©chevelĂ©es, comme si, intervertissant la version du conte de fĂ©es, la chatte de gouttiĂšre avait Ă©tĂ© changĂ©e en fille. JâĂ©tais extrĂȘmement sensible au privilĂšge dâĂȘtre servi par la fille de ma propriĂ©taire. Sa mise Ă©tait soignĂ©e encore quâelle-mĂȘme fĂ»t anĂ©mique. â Voulez-vous dĂ©barrasser tout cela tout de suite ? lui dis-je dâune voix entrecoupĂ©e par mes efforts pour faire tirer ma pipe. CâĂ©tait lĂ , je lâavoue, une demande inaccoutumĂ©e. GĂ©nĂ©ralement, en me levant de table, jâallais mâasseoir prĂšs de la fenĂȘtre avec un livre et je les laissais enlever le plateau quand ça leur plaisait mais si vous croyez que ce matin-lĂ jâĂ©tais le moins du monde impatient, vous vous trompez. Je me rappelle que jâĂ©tais parfaitement calme. Ă vrai dire je nâĂ©tais pas du tout certain que jâavais envie dâĂ©crire, que je voulais Ă©crire, ni mĂȘme que jâavais quelque chose Ă Ă©crire. Non, je nâĂ©tais aucunement impatient. Je flĂąnai entre la cheminĂ©e et la fenĂȘtre, sans mĂȘme attendre consciemment quâon eĂ»t dĂ©barrassĂ© la table. Il y avait tout Ă parier quâavant mĂȘme que la fille de la propriĂ©taire eĂ»t terminĂ©, je mâemparerais dâun livre et resterais Ă le lire toute la matinĂ©e, dans un Ă©tat dâagrĂ©able indolence. Je lâaffirme avec assurance, et je ne sais mĂȘme pas quels livres traĂźnaient par la piĂšce. En tout cas, ce nâĂ©tait pas de ces Ćuvres de grands maĂźtres, oĂč lâon peut trouver le secret dâune pensĂ©e claire et dâune expression juste. Depuis lâĂąge de cinq ans jâai toujours Ă©tĂ© grand liseur, ce qui nâa rien dâĂ©tonnant chez un enfant qui a appris Ă lire sans sâen apercevoir. Ă dix ans jâavais lu beaucoup de Victor Hugo et autres romantiques. Jâavais lu en polonais et en français, des livres dâhistoire, des voyages, des romans je connaissais Gil Blas et Don Quichotte dans des Ă©ditions abrĂ©gĂ©es jâavais lu tout jeune des poĂštes polonais et quelques poĂštes français, mais je ne puis dire ce que je lisais la veille du jour oĂč je commençai Ă Ă©crire moi-mĂȘme. Je crois que câĂ©tait un roman, et il est trĂšs possible que çâait Ă©tĂ© un des romans dâAnthony Trollope. Câest trĂšs probable. Ma connaissance de ses livres Ă©tait trĂšs rĂ©cente. Câest lâun des romanciers anglais dont jâai lu les Ćuvres pour la premiĂšre fois en anglais. Pour ce qui Ă©tait des hommes de rĂ©putation europĂ©enne, Dickens, Walter Scott ou Thackeray, il en avait Ă©tĂ© autrement. Mon premier contact avec la littĂ©rature anglaise dâimagination çâavait Ă©tĂ© Nicolas Nickleby. Câest extraordinaire comme le bavardage inconsĂ©quent de Mrs. Nickleby et le dĂ©chaĂźnement rageur du sinistre Ralph sonnaient bien en polonais. Pour ce qui est de la famille Crummles et de la famille du savant Squeers, le polonais semblait leur ĂȘtre aussi naturel que leur langue maternelle. CâĂ©tait, jâen suis sĂ»r, une excellente traduction. Ce devait ĂȘtre vers 1870. Ă vrai dire, je crois que je me trompe. Ce nâest pas ce livre-lĂ qui fut ma premiĂšre introduction Ă la littĂ©rature anglaise. Le premier fut les Deux Gentilshommes de VĂ©rone et cela, sur le manuscrit mĂȘme de la traduction de mon pĂšre. CâĂ©tait pendant notre exil en Russie, et ce devait ĂȘtre moins dâun an aprĂšs la mort de ma mĂšre, car je me revois encore dans la blouse noire bordĂ©e de blanc de mon vĂȘtement de deuil. Nous habitions ensemble, tout Ă fait seuls, dans une petite maison des faubourgs de la ville de Tchernikoff. Cet aprĂšs-midi-lĂ , au lieu dâaller jouer dans la cour que nous partagions avec le propriĂ©taire, je mâĂ©tais glissĂ© dans la piĂšce oĂč mon pĂšre avait coutume dâĂ©crire. Ce qui mâavait enhardi au point de grimper sur sa chaise, je nâen sais rien, mais deux heures plus tard il me trouva lĂ Ă genoux, les deux coudes sur la table et la tĂȘte dans les mains, lisant le manuscrit sur des feuilles dĂ©tachĂ©es. Jâen fus grandement confus, et mâattendais Ă me voir gronder. Il resta dans lâembrasure de la porte Ă me considĂ©rer avec quelque surprise, mais la seule chose quâil me dit aprĂšs un moment de silence, ce fut â Lis-moi la page Ă haute voix. » Fort heureusement la page que jâavais devant moi nâĂ©tait pas trop surchargĂ©e de suppressions et de corrections, et lâĂ©criture de mon pĂšre Ă©tait dâailleurs extrĂȘmement lisible. Quand je fus arrivĂ© au bout, il hocha la tĂȘte et je mâesquivai, trop heureux dâavoir Ă©chappĂ© Ă une rĂ©primande pour cet acte dâimpulsive audace. Jâai essayĂ©, depuis lors, de dĂ©couvrir la raison de cette indulgence et jâimagine quâĂ mon insu, jâavais, dans lâesprit de mon pĂšre, acquis des droits Ă quelque latitude dans mes rapports avec sa table de travail. CâĂ©tait un mois, peut-ĂȘtre mĂȘme une semaine auparavant, que je lui avais lu Ă haute voix dâun bout Ă lâautre, et Ă sa complĂšte satisfaction tandis quâil gardait le lit, se trouvant alors assez souffrant les Ă©preuves de sa traduction des Travailleurs de la mer, de Victor Hugo. Tel avait Ă©tĂ© mon titre Ă cette considĂ©ration, et je crois bien aussi, mon premier contact avec la mer en littĂ©rature. Si je ne me rappelle pas oĂč, quand et comment jâappris Ă lire, je ne suis pas prĂšs dâoublier comment je fus exercĂ© dans lâart de lire Ă haute voix. Mon pauvre pĂšre, admirable lecteur lui-mĂȘme, Ă©tait le plus exigeant des maĂźtres. Je pense avec quelque fiertĂ© que jâai dĂ» lire tolĂ©rablement bien, Ă lâĂąge de huit ans, cette page des Gentilshommes de VĂ©rone. La seconde fois que je les rencontrai, ce fut dans une Ă©dition complĂšte, en un volume Ă cinq shillings, des Ćuvres de Shakespeare, quâil mâadvint de lire Ă Falmouth, Ă mes moments perdus, avec lâaccompagnement bruyant des maillets de calfats enfonçant lâĂ©toupe dans les fentes du pont dâun navire en cale sĂšche. Nous avions fait relĂąche en dĂ©tresse avec un Ă©quipage refusant le service aprĂšs un mois de lutte Ă©puisante contre les tempĂȘtes de lâAtlantique du Nord. Les livres font partie intĂ©grante de nos vies, et mes associations shakespeariennes sont liĂ©es dâune part Ă cette annĂ©e de notre solitude, la derniĂšre que jâai passĂ©e en exil avec mon pĂšre il mâenvoya en Pologne chez son beau-frĂšre aussitĂŽt quâil put se dĂ©cider Ă la sĂ©paration et Ă cette annĂ©e de grosses tempĂȘtes, lâannĂ©e oĂč jâai regardĂ© la mort de plus prĂšs Ă la mer, et de deux façons, dâabord par lâeau, puis par le feu. Je me rappelle toutes ces choses, mais ce que je lisais la veille du jour oĂč commença ma vie dâĂ©crivain, je lâai oubliĂ©. Jâai une vague notion que ce devait ĂȘtre un des romans politiques de Trollope. Et je me rappelle aussi lâaspect quâavait cette journĂ©e. CâĂ©tait un jour dâautomne dont lâatmosphĂšre Ă©tait opaline, un jour voilĂ©, presque opaque, lumineux pourtant, avec des taches et des Ă©clairs de soleil rouge sur les toits et les fenĂȘtres dâen face, tandis que les arbres du square, dont les feuilles Ă©taient tombĂ©es, avaient lâair de dessins Ă lâencre de Chine sur une feuille de papier de soie. CâĂ©tait un de ces jours de Londres qui ont le charme dâune mystĂ©rieuse amĂ©nitĂ©, dâune attrayante douceur. Cet effet de brume opaline nâĂ©tait pas rare Ă Bessborough Gardens Ă cause de la proximitĂ© de la Tamise. Il nây a aucune raison pour que je puisse me rappeler cet effet plutĂŽt ce jour-lĂ quâun autre, si ce nâest que je restai longtemps Ă regarder par la fenĂȘtre, aprĂšs que la fille de la propriĂ©taire fut partie en emportant son butin de tasses et de soucoupes. Je lâentendis poser le plateau par terre dans le couloir et enfin fermer la porte je nâen continuai pas moins Ă fumer, le dos tournĂ© Ă la piĂšce. Il est clair que je nâĂ©tais aucunement pressĂ© de faire le plongeon dans la vie littĂ©raire, si on peut dĂ©crire cette premiĂšre tentative comme un plongeon. Je me sentais tout entier imprĂ©gnĂ© de cette indolence des marins Ă©loignĂ©s de la mer, cette scĂšne dâun incessant labeur et dâun interminable devoir. Pour sâabandonner Ă lâindolence, il nây a rien de tel quâun marin Ă terre quand il est dans cette disposition, celle dâune irresponsabilitĂ© absolue savourĂ©e Ă fond. Il me semble que je ne pensais absolument Ă rien, mais câest lĂ une impression difficile Ă croire aprĂšs tant dâannĂ©es. Ce dont je suis certain, câest que jâĂ©tais bien loin de penser Ă Ă©crire un roman, quoiquâil fĂ»t possible et mĂȘme vraisemblable que je pensais Ă lâhomme quâĂ©tait Almayer. Je lâavais vu pour la premiĂšre fois, environ quatre ans auparavant, de la passerelle dâun vapeur amarrĂ© Ă une petite jetĂ©e dĂ©labrĂ©e, Ă quelque quarante milles de lâembouchure dâune riviĂšre de BornĂ©o. CâĂ©tait le matin de bonne heure, et un lĂ©ger brouillard, â un brouillard opalin comme dans Bessborough Gardens, mais sans ces touches vives des rayons rouges du soleil de Londres sur les toits et les tuyaux de cheminĂ©e, â promettait de se transformer bientĂŽt en un brouillard blanc comme du coton. Ă lâexception dâune petite pirogue sur la riviĂšre, il nây avait rien en vue qui bougeĂąt. Je sortais de ma cabine en bĂąillant. LâĂ©quipage de Malais hĂ©lait sur les chaĂźnes de charge et examinait les treuils. Du pont, leurs voix mâarrivaient amorties leurs mouvements Ă©taient languissants. Le dĂ©but de cette journĂ©e tropicale vous donnait des frissons. Le timonier malais montĂ© pour chercher quelque chose dans les coffres sur la dunette, grelottait visiblement. Les forĂȘts en amont et en aval et sur la rive opposĂ©e paraissaient noires et humides lâeau dĂ©gouttait du grĂ©ement sur les tentes fortement tendues du pont, et câest au milieu dâun bĂąillement frissonnant que jâaperçus pour la premiĂšre fois Almayer. Il sâavançait Ă travers une piĂšce dâherbe brĂ»lĂ©e, silhouette vague contre la vague masse dâune maison, une maison basse faite de nattes, de bambous et de feuilles de palmiers, et coiffĂ©e dâun Ă©norme toit dâherbes sĂšches. Il sâavança sur la jetĂ©e. Il nâĂ©tait vĂȘtu que dâun ample pyjama de cretonne historiĂ©e dâĂ©normes fleurs Ă pĂ©tales jaunes sur un fond bleu dâun vilain ton et dâun mince gilet de coton Ă manches courtes. Ses bras, nus jusquâau coude, Ă©taient croisĂ©s sur sa poitrine. Ses cheveux noirs semblaient nâavoir pas Ă©tĂ© coupĂ©s depuis longtemps et une boucle lui tombait en travers du front. Jâavais entendu parler de lui Ă Singapore ; jâavais entendu parler de lui Ă bord ; jâavais entendu parler de lui de bonne heure le matin et tard le soir ; jâavais entendu parler de lui Ă dĂ©jeuner et Ă dĂźner ; jâavais entendu parler de lui dans un endroit nommĂ© Pulo Laut par un monsieur mulĂątre, qui se donnait pour directeur dâune mine de charbon ce qui vous avait un air de civilisation et de progrĂšs jusquâau moment oĂč vous appreniez que lâon nâexploitait pas la mine Ă cette heure parce quâelle Ă©tait hantĂ©e par des revenants particuliĂšrement affreux. Jâavais entendu parler de lui dans un endroit appelĂ© Dongola, dans lâĂźle des CĂ©lĂšbes, lorsque le Rajah de ce port fort peu connu on nây pouvait trouver dâancrage Ă moins de quinze toises, ce qui est extrĂȘmement incommode Ă©tait venu Ă bord, des plus amicalement et escortĂ© seulement de deux personnes de sa suite, pour boire des bouteilles dâeau de Seltz lâune aprĂšs lâautre sur la clairevoie de lâarriĂšre avec mon bon, excellent ami et commandant, le capitaine Craig. Du moins jâentendis prononcer distinctement son nom au cours dâune longue conversation en langue malaise. Certes oui, je lâentendis tout Ă fait distinctement, â Almayer, Almayer, â et je vis sourire le capitaine Craig tandis que le gros Rajah riait Ă haute voix. Entendre un rajah malais rire tout haut, câest plutĂŽt rare, je vous lâassure. Et je surpris aussi le nom dâAlmayer Ă©changĂ© par nos passagers dâentrepont pour la plupart de petits commerçants voyageant avec leurs marchandises. ĂparpillĂ©s sur le pont, et chacun dâeux retranchĂ© derriĂšre des paquets et des caisses, assis sur des nattes, des oreillers, des matelas, des morceaux de bois, ils sâentretenaient des affaires de lâArchipel. Sur ma parole, jâavais entendu murmurer le nom dâAlmayer faiblement Ă minuit comme je me rendais Ă lâarriĂšre voir le patent loch qui faisait tinter ses quarts de mille dans le grand silence de la mer. Je ne veux pas dire que nos passagers rĂȘvaient tout haut dâAlmayer, mais il est indubitable que deux dâentre eux tout au moins, qui ne pouvaient apparemment pas dormir et essayaient de distraire leur insomnie par une conversation Ă mi-voix Ă cette heure fantomale, faisaient de façon ou dâautre allusion Ă Almayer. Il Ă©tait vĂ©ritablement impossible Ă bord de ce navire de se dĂ©barrasser une fois pour toutes dâAlmayer et un tout petit poney attachĂ© Ă lâavant et dont la queue balayait la cambuse au grand ennui de notre cuisinier chinois, Ă©tait destinĂ© Ă Almayer. Quâavait-il besoin dâun poney ? Dieu seul le sait, puisque je suis parfaitement certain quâil ne pouvait pas le monter mais tel Ă©tait lâhomme, ambitieux, avec le goĂ»t du grandiose, faisant venir un poney, alors que sur toute lâĂ©tendue de ce village contre lequel il brandissait quotidiennement son poing impuissant, il nây avait quâun seul sentier praticable pour un poney sentier de 300 mĂštres environ, bordĂ© par des centaines de lieues carrĂ©es de forĂȘt vierge. Mais qui sait ? Lâimportation de ce poney Bali pouvait bien faire partie de quelque plan profond, de quelque combinaison diplomatique, de quelque intrigue chargĂ©e de promesses. Avec Almayer on ne savait jamais. Sa conduite Ă©tait gouvernĂ©e par des considĂ©rations fort Ă©loignĂ©es de lâĂ©vidence, par dâincroyables suppositions, qui rendaient sa logique impĂ©nĂ©trable Ă toute personne raisonnable. Jâappris tout cela plus tard. Ce matin-lĂ en apercevant cette forme en pyjama qui sâavançait dans la brume, je me dis Voici notre homme. » Il sâapprocha du navire et redressa sa contenance harassĂ©e, ronde et plate, avec cette mĂšche de cheveux noirs qui lui tombait sur le front et un regard lourd, et souffrant. â Bonjour ! » â Bonjour ! » Il me regarda fixement jâĂ©tais un nouveau venu, je venais juste de remplacer le second quâil avait lâhabitude de voir ; et je pense que cette nouveautĂ© lui inspira, comme tous les Ă©vĂ©nements en gĂ©nĂ©ral, une profonde mĂ©fiance. â Je ne vous attendais pas avant ce soir », remarqua-t-il dâun air soupçonneux. Je ne vois pas pourquoi il pouvait en ĂȘtre contrariĂ©, mais il semblait lâĂȘtre. Je pris la peine de lui expliquer quâayant aperçu la bouĂ©e Ă lâentrĂ©e de la riviĂšre juste avant la nuit, et la marĂ©e aidant, le capitaine Craig avait pu franchir la barre et rien ne lâavait empĂȘchĂ© de remonter la riviĂšre pendant la nuit. â Le capitaine Craig connaĂźt cette riviĂšre comme sa poche », dĂ©clarai-je, essayant de lier connaissance. â Mieux ! » dit Almayer. PenchĂ© par-dessus la passerelle, je le regardais qui contemplait le quai avec un regard sombre. Il se frottait les pieds lâun contre lâautre il portait des pantoufles de paille Ă grosses semelles. Le brouillard du matin sâĂ©tait considĂ©rablement Ă©paissi. Tout dĂ©gouttait autour de nous les mĂąts de charge, la lisse, tous les cordages du navire, â comme si lâunivers sâĂ©tait mis Ă fondre en larmes. Almayer releva la tĂȘte, et du ton dâun homme habituĂ© aux coups de la mauvaise fortune demanda dâune voix Ă peine perceptible â Je suppose que vous nâavez pas Ă bord quelque chose comme un poney ? » Je lui dis presque dans un murmure, qui sâaccordait avec le ton mineur de ses discours, que nous avions quelque chose comme un poney, et je donnais Ă entendre, aussi aimablement que possible, quâil Ă©tait diablement encombrant. Jâavais hĂąte de le dĂ©barquer avant de commencer Ă dĂ©charger. Almayer me considĂ©ra un long moment, en relevant la tĂȘte, avec des yeux incrĂ©dules et mĂ©lancoliques comme sâil Ă©tait dangereux de croire Ă ce que je disais. Cette pathĂ©tique mĂ©fiance dans lâissue favorable de nâimporte quelle affaire me toucha profondĂ©ment et jâajoutai â La traversĂ©e ne semble pas lâavoir abĂźmĂ© le moins du monde. Câest un joli poney, dâailleurs ». Mais on ne pouvait pas remonter Almayer pour toute rĂ©ponse il toussa un peu et se remit Ă regarder ses pieds. Jâessayai de lâaborder autrement. â Dites donc ! lui dis-je, vous ne craignez pas dâattraper une pneumonie ou une bronchite ou quelque chose du mĂȘme genre Ă vous promener ainsi en gilet par un pareil brouillard ? » LâintĂ©rĂȘt que je manifestais pour sa santĂ© ne rĂ©ussit pas Ă lâamadouer. Sa rĂ©ponse fut un sombre Pas de danger ! » comme pour laisser entendre que mĂȘme ce moyen dâĂ©chapper Ă lâinclĂ©mence du sort lui Ă©tait refusĂ©. â Je suis venuâŠ, », marmotta-t-il au bout dâun moment. â Eh bien ! puisque vous ĂȘtes venu, je vais dĂ©barquer le poney tout de suite et vous pourrez lâemmener. Jâai hĂąte de mâen dĂ©barrasser. Il mâencombre. » Almayer semblait hĂ©sitant. Jâinsistai. â Je vais le faire hisser au treuil et lâamener sur le quai juste devant vous. Je prĂ©fĂšre de beaucoup le faire avant dâouvrir les panneaux. Ce petit diable serait capable de sauter dans la cale ou de faire quelque chose de ce genre. â Il y a un licou ? » sâenquit Almayer. â Mais oui, bien sĂ»r, il y a un licou ». Et sans plus attendre je me penchai sur la lisse de la dunette â Serang, dĂ©barquez le poney de Tuan Almayer ». Le cuisinier sâempressa de fermer la porte de sa cambuse, et, un moment aprĂšs, une lutte extraordinaire commença sur le pont. Le poney ruait avec une extrĂȘme Ă©nergie les kalashes se garaient prĂ©cipitamment. Le serang multipliait les ordres dâune voix Ă©raillĂ©e. Soudain le poney sauta sur le panneau dâavant. Ses petits sabots faisaient lĂ -dessus un bruit de tonnerre. Il ruait et se cabrait. Il secouait sa criniĂšre et sa mĂšche de devant dâun air dâĂ©tonnante sauvagerie. Il dilatait les narines, des flocons dâĂ©cume marquaient sa large petite poitrine ses yeux Ă©tincelaient. Il nâavait quâun mĂštre de haut, il Ă©tait farouche, terrible, furieux, combatif il disait ha ! ha ! distinctement il rageait et frappait du pied, et seize robustes kalashes se tenaient Ă lâentour sans rien faire, comme des nourrices dĂ©concertĂ©es devant la fureur dâun enfant gĂątĂ©. Il agitait la queue sans trĂȘve il arquait son joli cou il Ă©tait parfaitement ravissant, il Ă©tait mĂ©chant dâune façon charmante. Il nây avait pas un brin de vice dans cette scĂšne il ne montrait pas les dents, ne couchait pas les oreilles. Au contraire, il les pointait en avant dâune maniĂšre comiquement agressive. Il Ă©tait absolument immoral et sĂ©duisant jâaurais aimĂ© lui donner du pain, du sucre, des carottes. Mais la vie est une affaire sĂ©rieuse et le sentiment du devoir en est le seul guide certain. Aussi cuirassai-je mon cĆur et de la position Ă©levĂ©e que jâoccupais sur la passerelle je commandai aux hommes de se jeter tous ensemble sur lui. Le vieux serang, en lançant un cri Ă©trange et inarticulĂ©, donna lâexemple. CâĂ©tait un excellent gradĂ©, compĂ©tent dans le mĂ©tier et modĂ©rĂ©ment fumeur dâopium. Les autres sâĂ©lançant tous Ă la fois firent disparaĂźtre ce poney sous leur nombre. Ils sâaccrochĂšrent Ă ses oreilles, Ă sa criniĂšre, Ă sa queue. Ils sâempilĂšrent sur son dos, dix-sept en tout. Le charpentier, saisissant le crochet de la chaĂźne de charge, grimpa sur leur dos. Un trĂšs bon gradĂ© lui aussi, mais il bĂ©gayait. Avez-vous jamais entendu un Chinois jaune pĂąle, maigre, mĂ©lancolique, sĂ©rieux, bĂ©gayer dans un anglais bizarre ? Câest vraiment trĂšs Ă©trange. Il faisait le dix-huitiĂšme. Je ne voyais plus le poney du tout mais le mouvement houleux de cette masse dâhommes prouvait quâil y avait quelque chose de vivant lĂ -dessous. Du quai Almayer cria dâun ton chevrotant â Eh ! dites-donc ! » De lâendroit oĂč il Ă©tait il ne pouvait voir ce qui se passait sur le pont, sauf peut-ĂȘtre le sommet de la tĂȘte des hommes il ne pouvait quâentendre la mĂȘlĂ©e, les coups violents, comme si nous essayions de dĂ©molir le navire. Je me tournai vers lui â Quây a-t-il ? » â Ne les laissez pas lui casser les jambes », supplia-t-il plaintivement. â Allez ! Allez ! Tout va bien maintenant. Il ne peut plus remuer. » Pendant ce temps on avait accrochĂ© la chaĂźne de charge Ă la large sangle de toile que portait le poney, les kalashes sâĂ©lancĂšrent Ă la fois dans toutes les directions, roulant les uns par-dessus les autres, et le digne serang, faisant un bond derriĂšre le treuil, le mit en marche. â Attention ! » hurlai-je, apprĂ©hendant vivement de voir lâanimal enlevĂ© dâun coup jusquâĂ la tĂȘte du gui de charge. Sur la jetĂ©e, Almayer piĂ©tinait dâinquiĂ©tude dans ses pantoufles de paille. Le bruit du treuil cessa, et dans un silence impressionnant, ce poney commença son voyage Ă travers le pont. Comme il Ă©tait devenu flasque ! DĂšs quâil sâĂ©tait senti en lâair il avait dĂ©tendu tous ses muscles dâune maniĂšre Ă©tonnante. Ses quatre petits sabots sâentrechoquaient, sa tĂȘte pendait, et sa queue demeurait verticale, dans une complĂšte immobilitĂ©. Il me rappelait tout Ă fait le pathĂ©tique petit mouton suspendu au collier de lâOrdre de la Toison dâOr. Je nâimaginais pas que quoi que ce fĂ»t du genre dâun cheval pouvait ĂȘtre aussi flasque que cela, mort ou vif. Sa criniĂšre en broussaille pendait lamentablement, comme une simple masse de crin inanimĂ©e ses oreilles agressives sâĂ©taient affaissĂ©es mais comme il se balançait lentement, en avant de la passerelle, jâaperçus un Ă©clair de malice dans son Ćil rĂȘveur, Ă demi-fermĂ©. Un quartier-maĂźtre digne de confiance, lâĆil attentif et les dents dĂ©couvertes dans un sourire stupide sâoccupait Ă la manĆuvre du gui de charge. Je surveillais, avec un vif intĂ©rĂȘt. Bien ! Tenez bon ! » Le gui de charge sâarrĂȘta. Les kalashes garnirent la lisse. La corde du licou pendait perpendiculairement et immobile comme un cordon de sonnette devant Almayer. Tout Ă©tait immobile. Je lui suggĂ©rai amicalement de saisir la corde et de faire attention. Il Ă©tendit nĂ©gligemment la main, dâun air irritant et supĂ©rieur. â Vous y ĂȘtes ? Amenez en douceur ! » Almayer embraqua le mou du licou avec assez dâintelligence, mais quand les sabots du poney eurent touchĂ© la jetĂ©e, il sâabandonna aussitĂŽt au plus stupide optimisme. Sans attendre, sans rĂ©flĂ©chir, presque sans regarder, il dĂ©gagea le crochet de lâĂ©lingue, et la chaĂźne de charge, aprĂšs avoir frappĂ© la croupe du poney, retomba contre le flanc du navire avec un grand bruit. Puis quelque chose mâĂ©chappa, car ce que je vis ensuite ce fut Almayer les quatre fers en lâair, sur la jetĂ©e. Il Ă©tait seul. LâĂ©tonnement me priva de lâusage de la parole assez longtemps pour donner Ă Almayer le temps de se ramasser lentement et avec peine. Les kalashes alignĂ©s sur la lisse demeurait tous bouche bĂ©e. La lĂ©gĂšre brise faisait flotter la brume qui sâĂ©tait Ă©paissie au point de nous masquer complĂštement la rive. â Comment diable avez-vous fait pour le laisser sâĂ©chapper ? demandai-je fort scandalisĂ©. Almayer considĂ©ra la paume endolorie de sa main droite, mais ne rĂ©pondit pas Ă ma question. â OĂč pensez-vous quâil va aller ? criai-je. Y a-t-il des palissades quelque part dans ce brouillard ? Peut-il se sauver dans la forĂȘt ? Quâallons-nous faire maintenant ? » Almayer haussa les Ă©paules. â Quelques-uns de mes gens vont courir aprĂšs lui. Ils lâattraperont tĂŽt ou tard. » â TĂŽt ou tard. Câest trĂšs joli, mais, et mon Ă©lingue quâil a emportĂ©e ? Jâen ai besoin tout de suite pour dĂ©barquer deux vaches des CĂ©lĂšbes. » Depuis Dongola nous avions Ă bord, outre le poney, une paire de ces jolies petites vaches des Ăźles. AttachĂ©es de lâautre cĂŽtĂ© du gaillard dâavant, elles avaient balayĂ© de leurs queues lâautre porte de la cambuse. Ces animaux toutefois nâĂ©taient pas destinĂ©s Ă Almayer ils Ă©taient consignĂ©s Ă Abdullah bin Selim, son ennemi. Almayer ne se souciait aucunement de mon embarras. â Ă votre place, jâessaierais de savoir oĂč il est parti, insistai-je. Ne feriez-vous pas mieux de rassembler vos gens ou quelque chose de ce genre ? Il va tomber et se couronner les genoux. Il peut mĂȘme se casser une jambe, vous savez. » Mais Almayer plongĂ© dans dâabstraites pensĂ©es semblait ne plus se soucier de ce poney. ĂtonnĂ© de cette soudaine indiffĂ©rence, jâenvoyai tout mon monde sur la rive pour lui donner la chasse ou, en tout cas, pour retrouver lâĂ©lingue quâil avait autour du corps. Tout lâĂ©quipage du vapeur, Ă lâexception des chauffeurs et des mĂ©caniciens, sâĂ©lança sur le quai, dĂ©passa le pensif Almayer puis disparut Ă ma vue. Le brouillard blanc les engloutit et de nouveau rĂ©gna un profond silence qui semblait sâĂ©tendre sur des lieues en amont et en aval de la riviĂšre. Toujours taciturne, Almayer se disposa Ă monter Ă bord, et je descendis de la passerelle pour le rencontrer sur le pont arriĂšre. â Voulez-vous dire au capitaine que jâai instamment besoin de le voir ? me demanda-t-il Ă voix basse, en laissant ses regards errer Ă lâaventure. â Bien, je vais voir. » La porte de sa cabine grande ouverte, le capitaine Craig au sortir de la salle de bain, Ă©tait en train de brosser ses cheveux Ă©pais et gris de fer avec deux grandes brosses. â M. Almayer me dit quâil dĂ©sire instamment vous voir, capitaine. » Tout en disant ces mots, je me mis Ă sourire. Je ne sais pourquoi je souriais, sinon quâil me semblait absolument impossible de mentionner le nom dâAlmayer sans sourire. Ce nâĂ©tait pas nĂ©cessairement un joyeux sourire. En se retournant vers moi, le capitaine Craig se mit Ă sourire, lui, plutĂŽt joyeusement. â Le poney lui a Ă©chappĂ©, hein ? â Oui, capitaine. En effet. â OĂč est-il ? â Dieu seul le sait. â Non. Je veux dire Almayer. Faites-le entrer. La cabine du capitaine ouvrant droit sur le pont sous la dunette, je nâeus, de la porte, quâĂ faire signe Ă Almayer qui Ă©tait restĂ©, les yeux Ă terre, Ă lâendroit mĂȘme oĂč je lâavais laissĂ©. Il sâavança comme Ă regret, serra la main du capitaine et demanda la permission de fermer la porte de la cabine. â Jâai une belle histoire Ă vous raconter », furent les derniers mots que jâentendis. Lâamertume de son intonation Ă©tait digne de remarque. Je mâĂ©loignai de la porte, cela va sans dire. Pour le moment je nâavais plus personne de lâĂ©quipage Ă bord seul le charpentier chinois, un sac de toile suspendu au cou et un marteau Ă la main, parcourait le pont, faisait sauter les cales des panneaux et les mettait consciencieusement dans son sac. Nâayant rien dâautre Ă faire, je rejoignis nos deux mĂ©caniciens Ă la porte de la chambre des machines. CâĂ©tait presque lâheure du petit dĂ©jeuner. â Il sâest levĂ© de bon matin, dites-moi ? remarqua le second mĂ©canicien, et il se mit Ă sourire dâun air indiffĂ©rent. CâĂ©tait un homme sobre, pourvu dâune bonne digestion et dâun sens de la vie placide et raisonnable, mĂȘme Ă jeun. â Oui, dis-je. Il sâest enfermĂ© avec le capitaine. Quelque affaire trĂšs particuliĂšre. â Il va lui dĂ©biter une histoire Ă nâen plus finir », dĂ©clara le chef mĂ©canicien. Il souriait avec aigreur. Il Ă©tait dyspeptique et souffrait, dĂšs le matin, de tiraillements dâestomac. Le second mĂ©canicien se mit Ă sourire franchement, dâun sourire qui dessinait deux plis verticaux sur ses joues rasĂ©es. Et je me mis Ă sourire Ă©galement, mais, Ă dire vrai, je nâĂ©prouvais aucun amusement. Il nây avait vraiment rien dâamusant dans cet homme dont, apparemment, nulle part dans lâArchipel on ne pouvait prononcer le nom sans sourire. Ce matin-lĂ , il partagea notre petit dĂ©jeuner silencieusement, ne regardant guĂšre que le fond de sa tasse. Je lui annonçai que mes hommes avaient retrouvĂ© son poney cabriolant dans le brouillard, Ă deux doigts de la fosse, profonde de huit pieds, oĂč il tenait en rĂ©serve sa provision de gutta. Le couvercle en Ă©tant enlevĂ©, sans que quelquâun fĂ»t auprĂšs, tout mon Ă©quipage avait bien failli dĂ©gringoler la tĂȘte la premiĂšre dans ce satanĂ© trou. Jurumudi Itam, notre meilleur quartier-maĂźtre, fort habile aux travaux dâaiguille, qui avait la charge de repriser les pavillons du navire et de recoudre nos boutons, avait reçu un mauvais coup Ă lâĂ©paule. Le remords et la gratitude semblaient Ă©galement Ă©trangers au caractĂšre dâAlmayer. Il marmotta â Vous voulez dire ce pirate ? â Quel pirate ? VoilĂ onze ans que cet homme appartient au navire, mâĂ©criai-je avec indignation. â Il en a lâair », murmura Almayer pour toute excuse. Le soleil avait dissipĂ© le brouillard. DâoĂč nous Ă©tions assis, sous la tente arriĂšre, nous pouvions apercevoir le poney attachĂ© Ă un pilier de la vĂ©randa devant la maison dâAlmayer. Nous restĂąmes assez longtemps silencieux. Tout Ă coup, Almayer, faisant Ă©videmment allusion Ă la conversation quâil avait eue dans la cabine du capitaine, lança anxieusement Ă travers la table Je ne sais vraiment que faire maintenant. » Le capitaine Craig se contenta de le regarder en relevant les sourcils et se leva de sa chaise. Nous nous dispersĂąmes au grĂ© de nos occupations, mais Almayer, Ă demi vĂȘtu comme il Ă©tait avec son pantalon de cretonne et son mince gilet de coton, demeura Ă bord, sâattardant prĂšs de la coupĂ©e comme sâil ne pouvait se dĂ©cider Ă rentrer chez lui ni Ă rester avec nous pour tout de bon. Nos boys chinois lui lançaient au passage des regards de cĂŽtĂ©, et Ah Sing, notre jeune maĂźtre dâĂ©quipage, le plus beau et le plus sympathique des Chinois, hochait la tĂȘte dâun air entendu derriĂšre le large dos dâAlmayer. Au cours de la matinĂ©e, je mâapprochai de celui-ci un moment â Eh ! bien, Monsieur Almayer, lui dis-je tranquillement, vous nâavez pas encore lu vos lettres ? » Nous lui avions apportĂ© son courrier et il tenait le paquet de lettres dans sa main depuis le moment oĂč nous Ă©tions sortis de table. Lorsque jây fis allusion, il y jeta un coup dâĆil et, un moment, je crus quâil allait Ă©carter les doigts et laisser tomber les lettres par-dessus bord. Je crois bien quâil fut tentĂ© de le faire. Je nâoublierai jamais la vue de cet homme effrayĂ© par ses lettres. â Y a-t-il longtemps que vous avez quittĂ© lâEurope ? me demanda-t-il. â Pas trĂšs longtemps. Pas tout Ă fait huit mois, lui dis-je. Jâai dĂ©barquĂ© dâun navire Ă Samarang avec un tour de reins et je suis restĂ© quelques semaines Ă Singapoor[9]. » Il soupira. â Les affaires sont trĂšs mauvaises ici. â Vraiment ! â Impossibles !⊠Vous voyez ces oies ? » De la main qui tenait les lettres, il me montra quelque chose qui avait lâair dâune motte de neige allant et venant au bout de son terrain. Cela disparut derriĂšre des buissons. â Les seules oies de la cĂŽte orientale, dĂ©clara Almayer dans un lĂ©ger murmure oĂč ne paraissait pas la moindre trace de foi, dâespĂ©rance ou dâorgueil. LĂ -dessus, avec la mĂȘme absence dâanimation, il mâannonça son intention de choisir une oie grasse et de nous la faire porter Ă bord dĂšs le lendemain matin. Jâavais auparavant entendu parler de ces largesses. Il vous confĂ©rait une oie comme si câeĂ»t Ă©tĂ© une sorte de dĂ©coration quâil nâaccordait quâĂ ses amis Ă©prouvĂ©s. Jâavais cru que cette cĂ©rĂ©monie comportait plus de pompe. Le don avait assurĂ©ment une qualitĂ© spĂ©ciale, multiple et rare. Une oie du seul troupeau de la cĂŽte orientale ! Il nâen faisait pas Ă moitiĂ© assez de cas. Cet homme ne savait vraiment pas tirer parti des circonstances. Je ne mâen confondis pas moins en remerciements. â Voyez-vous, interrompit-il brusquement dâun ton trĂšs particulier, le pire de ce pays câest quâon ne peut pas comprendre⊠il est impossible de comprendre⊠» Sa voix sombrait dans un marmottement languissant⊠Et quand on a de trĂšs gros intĂ©rĂȘts⊠de trĂšs importants intĂ©rĂȘts⊠» Il acheva dans un souffle⊠lĂ -haut sur la riviĂšre ». Nous nous regardĂąmes. Je fus surpris de le voir faire le geste de sâen aller et une Ă©trange grimace. â Enfin ! il faut que je parte, sâĂ©cria-t-il prĂ©cipitamment. Je suis restĂ© si longtemps ! » Au moment de franchir la coupĂ©e, il sâarrĂȘta pourtant pour me marmotter une invitation Ă dĂźner chez lui, le soir mĂȘme, avec le capitaine, invitation que jâacceptai. Je ne crois pas que jâaurais pu la refuser. Jâaime les gens qui viennent vous parler de lâexercice du libre arbitre tout au moins en fait de questions pratiques ». Libre, vraiment ? En fait de questions pratiques ! Quelle plaisanterie ! Comment aurais-je pu refuser de dĂźner avec cet homme ? Je ne refusai pas, simplement parce que je ne pouvais pas refuser. La curiositĂ©, le dĂ©sir tout naturel dâun changement de cuisine, la civilitĂ© la plus Ă©lĂ©mentaire, les conversations et les sourires des vingt jours prĂ©cĂ©dents, toutes les conditions de mon existence Ă ce moment et Ă cet endroit mĂȘme concoururent irrĂ©sistiblement Ă me faire accepter ; et, pour couronner le tout, il y avait lâignorance, câest-Ă -dire lâabsence fatale dâune prescience capable de contre-balancer les donnĂ©es impĂ©rieuses de ce problĂšme. Un refus eĂ»t eu quelque chose de pervers et dâinsensĂ©. Personne, Ă moins dâĂȘtre un hargneux maniaque, nâeĂ»t refusĂ©. Mais si je nâavais pas eu lâoccasion dâassez bien connaĂźtre Almayer, il est Ă peu prĂšs certain quâon nâeĂ»t jamais imprimĂ© une seule ligne de moi. Jâacceptai donc, â et je paie encore aujourdâhui le prix de mon bon sens. Le propriĂ©taire du seul troupeau dâoies de la cĂŽte orientale est responsable de lâexistence de quelque vingt volumes. Le nombre des oies quâil avait contribuĂ© Ă faire Ă©clore dans des conditions climatĂ©riques adverses Ă©tait considĂ©rablement plus grand que celui de mes livres. Celui-ci ne surpassera jamais le nombre des tĂȘtes de son troupeau, je puis lâaffirmer mais telle nâa jamais Ă©tĂ© mon ambition, et quelque angoisse quâait pu me valoir mon labeur dâĂ©crivain, je nâai jamais cessĂ© de penser bienveillamment Ă Almayer. Je me demande, sâil en avait eu connaissance, quelle eĂ»t Ă©tĂ© son attitude ? Câest ce que lâon ne saura jamais en ce monde. Mais si jamais nous nous rencontrons aux Champs-ĂlysĂ©es, â oĂč je ne puis me le reprĂ©senter quâescortĂ© Ă distance par son troupeau dâoies ces oiseaux consacrĂ©s Ă Jupiter, â et quâil sâadresse Ă moi, dans le silence de cette contrĂ©e impassible oĂč ne rĂšgnent ni la lumiĂšre, ni les tĂ©nĂšbres, ni le bruit, ni le silence, et quâaniment incessamment les brumes houleuses de la fourmillante et impalpable multitude des morts, je crois savoir ce que je lui rĂ©pondrai. Je lui dirai, aprĂšs avoir courtoisement prĂȘtĂ© lâoreille Ă la morne intonation de ses reproches mesurĂ©s, qui ne sauraient certes troubler le moins du monde la solennelle Ă©ternitĂ© de ce silence, je lui dirai Ă peu prĂšs ceci â Il est vrai, Almayer, que sur terre je me suis servi de votre nom. Mais ce nâest lĂ quâun trĂšs petit larcin. Quâest-ce quâun nom, ĂŽ Ombre ? Si quelque chose de votre ancienne faiblesse mortelle persiste encore assez en vous pour que vous vous en sentiez affligĂ© car tel Ă©tait le ton de votre voix terrestre, Almayer, alors, je vous en prie, entretenez-vous sans retard avec notre sublime compagnon du Royaume des Ombres, â avec celui qui, au cours de son existence passagĂšre de poĂšte, a cĂ©lĂ©brĂ© et commentĂ© le parfum de la rose[10]. Il vous consolera. Vous mâĂȘtes apparu dĂ©pouillĂ© de tout prestige par les Ă©tranges sourires des hommes et lâirrespectueux bavardage de tous les trafiquants des Ăźles. Votre nom Ă©tait le bien commun des vents il flottait, tout nu, pour ainsi dire, sur les eaux qui avoisinent lâĂquateur. Jâai drapĂ© autour de sa forme sans gloire le manteau royal des Tropiques et jâai tentĂ© de mettre dans cette voix sourde lâangoisse mĂȘme de la paternitĂ©, â toutes choses que vous ne me demandiez pas, â mais rappelez-vous que câest Ă moi quâĂ©churent tout le labeur et toute la peine. Durant votre vie terrestre, vous mâavez hantĂ©, Almayer. ConsidĂ©rez que câĂ©tait lĂ prendre une bien grande libertĂ©. Puisque vous vous plaigniez toujours dâĂȘtre perdu pour le monde, vous devez ne pas oublier que si je nâavais pas cru Ă votre existence au point de vous laisser hanter mon logement de Bessborough gardens vous auriez encore Ă©tĂ© bien plus perdu. Vous mâaffirmez que si jâavais pu vous observer avec un plus parfait dĂ©tachement et avec plus de simplicitĂ©, jâaurais mieux dĂ©mĂȘlĂ© ce que renferma de merveilleux, selon vous, votre carriĂšre sur cette petite lueur grosse comme une tĂȘte dâĂ©pingle, Ă peine visible, loin, loin au-dessous de nous, et oĂč sont nos deux tombes. Sans doute ! Mais rĂ©flĂ©chissez, Ombre plaintive, que ce nâa pas Ă©tĂ© autant ma faute que celle de votre accablante infortune. Jâai cru en vous de la seule façon quâil mâĂ©tait possible dây croire. Elle nâĂ©tait pas digne de vos mĂ©rites ? Soit ! Mais vous fĂ»tes toujours malchanceux, Almayer. Rien nâĂ©tait jamais tout Ă fait digne de vous. Et ce qui vous a donnĂ© Ă mes yeux une si vive rĂ©alitĂ©, câest prĂ©cisĂ©ment que vous avez soutenu cette hautaine thĂ©orie avec une forte conviction et une admirable constance. » Câest par de telles paroles traduites dans les termes qui conviennent aux Ombres que je mâapprĂȘte Ă apaiser Almayer aux Champs-ĂlysĂ©ens, puisque le sort a voulu quâaprĂšs nous ĂȘtre sĂ©parĂ©s voilĂ bien des annĂ©es, nous ne dussions plus jamais nous revoir en ce monde. V Dans la carriĂšre de lâĂ©crivain le moins littĂ©raire qui fĂ»t jamais, â en ce sens que lâambition littĂ©raire nâĂ©tait jamais entrĂ©e dans le champ de son imagination, â la venue au monde de son premier livre est un Ă©vĂ©nement tout Ă fait inexplicable. Je ne saurais, pour ma part, lâattribuer Ă aucune cause mentale ou psychologique quâon puisse prĂ©ciser et dĂ©terminer. Le plus grand de mes dons Ă©tant une facultĂ© consommĂ©e pour ne rien faire, je ne puis mĂȘme pas considĂ©rer que lâennui ait pu ĂȘtre un stimulant suffisant pour me faire prendre une plume. La plume en tout cas se trouvait lĂ et il nây a Ă cela rien dâĂ©tonnant. Il nâest personne qui nâait chez soi une plume cette arme blanche de notre Ă©poque par ce temps de timbres Ă deux sous et de cartes postales. CâĂ©tait dâailleurs lâĂ©poque oĂč, au moyen de cartes-postales et dâune plume, M. Gladstone avait fait la rĂ©putation dâun ou deux romans. Et moi aussi jâavais une plume qui traĂźnait je ne sais oĂč, cette plume quâemploie rarement et que prend Ă regret un marin Ă terre, la plume que rouille lâencre sĂ©chĂ©e des tentatives abandonnĂ©es, des rĂ©ponses diffĂ©rĂ©es au-delĂ des bornes de la dĂ©cence, des lettres commencĂ©es avec une extrĂȘme rĂ©pugnance et soudainement remises au lendemain, ou mĂȘme Ă la semaine suivante. La plume dont on nâa cure, quâon jette de cĂŽtĂ© Ă la moindre occasion et que sous le coup de quelque cruelle nĂ©cessitĂ© on se met Ă chercher sans enthousiasme, sans conviction et en grommelant OĂč diable cette satanĂ©e chose a-t-elle bien pu se fourrer ? » Oui, oĂč cela ? Elle peut bien ĂȘtre restĂ©e derriĂšre le canapĂ© depuis un jour ou deux. La fille anĂ©mique de ma propriĂ©taire comme aurait dit Ollendorff, quoiquâelle fĂ»t assez soignĂ©e, avait une façon seigneuriale et nonchalante de remplir ses devoirs domestiques. Il se pourrait mĂȘme que cette plume fĂ»t restĂ©e dĂ©licatement fichĂ©e dans le pied de la table, et, une fois retirĂ©e de lĂ , montrĂąt un bec bĂ©ant, inutilisable, capable de dĂ©courager un homme douĂ© dâinstincts littĂ©raires. Mais pas moi ! Cela ne fait rien ! Cela ira ! » Ă jours dĂ©pourvus dâartifice ! Si jamais lâon mâeĂ»t dit quâun entourage dĂ©vouĂ©, et pĂ©nĂ©trĂ© dâune idĂ©e quelque peu excessive de mes talents et de mon importance, se verrait plongĂ© dans la terreur et la stupĂ©faction par les embarras que je ferais au simple soupçon quâon eĂ»t pu toucher Ă ma sacro-sainte plume dâauteur, je nâeusse pas mĂȘme daignĂ© esquisser un sourire dâincrĂ©dule mĂ©pris. Il y a des idĂ©es trop invraisemblables pour quâon sây arrĂȘte, trop folles pour quâon les admette, trop absurdes pour quâon en sourie. Si ce prophĂšte de mon avenir eĂ»t Ă©tĂ© un de mes amis, peut-ĂȘtre mâen serais-je secrĂštement attristĂ©. HĂ©las, aurais-je pensĂ©, tout en le considĂ©rant avec un visage immuable, voilĂ que ce pauvre garçon devient fou ! » Jâen aurais Ă©tĂ© assurĂ©ment attristĂ© car en ce monde oĂč les journalistes lisent les signes du ciel, et oĂč le vent des cieux lui-mĂȘme, qui souffle oĂč il veut, le fait sous la direction prophĂ©tique du Bureau MĂ©tĂ©orologique, mais oĂč le secret des cĆurs humains ne cĂšde ni Ă la curiositĂ© ni Ă la priĂšre, que le plus raisonnable de mes amis vĂźnt Ă nourrir le germe dâune folie naissante Ă©tait infiniment plus probable que de me voir devenir romancier. ConsidĂ©rer avec Ă©tonnement les transformations de son moi est une attachante occupation pour les moments dâoisivetĂ©. Le champ est si vaste, les surprises si diverses, le sujet si riche dâindications, sans profit mais singuliĂšres, sur le travail des forces invisibles, quâon ne sâen lasse pas facilement. Je ne parle pas ici de ces mĂ©galomanes qui ne se reposent quâĂ regret sous la couronne de leur orgueil sans bornes, de ceux-lĂ qui, Ă vrai dire, ne se reposent jamais en ce monde et, quand ils nây sont plus, continuent Ă sâagiter et sâirriter contre lâexiguĂŻtĂ© de cette derniĂšre demeure oĂč nous devons tous reposer dans une obscure Ă©galitĂ©. Je ne pense pas davantage Ă ces esprits ambitieux qui, toujours possĂ©dĂ©s dâun dĂ©sir dâagrandissement, nâont jamais le loisir de jeter sur eux-mĂȘmes un regard dĂ©tachĂ©. On ne saurait trop les plaindre. Ces deux sortes de gens, â sans compter le nombre plus grand encore de ceux qui sont totalement dĂ©pourvus dâimagination, de ces ĂȘtres infortunĂ©s au regard vide et aveugle desquels comme lâa dit un grand Ă©crivain français le monde entier se dissipe en nĂ©ant, â ignorent peut-ĂȘtre notre vĂ©ritable tĂąche Ă nous autres hommes, dont la vie est si courte sur la terre, ce refuge dâopinions contradictoires. Une vue morale de lâunivers nous jette en fin de compte dans de si cruelles et de si absurdes contradictions, oĂč les derniers vestiges de la foi, de lâespĂ©rance, de la charitĂ©, et jusquâĂ ceux de la raison mĂȘme, semblent prĂšs de pĂ©rir, que jâen suis arrivĂ© Ă soupçonner que le but de la crĂ©ation nâest peut-ĂȘtre point du tout moral. Je croirais volontiers que son objet est simplement dâĂȘtre un pur spectacle un spectacle pour la crainte, lâamour, lâadoration ou la haine, si vous voulez, mais, Ă ce point de vue au moins, jamais pour le dĂ©sespoir ! Ces visions, dĂ©licieuses ou poignantes, sont une fin morale en soi. Le reste est notre affaire, â le rire, les larmes, la tendresse, lâindignation, la sĂ©rĂ©nitĂ© dâun cĆur cuirassĂ©, la curiositĂ© dĂ©tachĂ©e dâun esprit subtil, â câest notre affaire ! Et cette infatigable attention qui sâoublie soi-mĂȘme et sâattache Ă toutes les phases dâun univers vivant rĂ©flĂ©chi dans notre conscience, est peut-ĂȘtre notre vĂ©ritable tĂąche sur la terre. Une tĂąche oĂč le destin nâa peut-ĂȘtre rien engagĂ© de nous que notre conscience, une conscience douĂ©e dâune voix afin dâapporter un tĂ©moignage vĂ©ridique au prodige visible, Ă lâobsĂ©dante terreur, Ă lâinfinie passion et Ă la sĂ©rĂ©nitĂ© sans limites, Ă la suprĂȘme loi et Ă lâimmuable mystĂšre du sublime spectacle. Chi lo sĂ ? Peut-ĂȘtre bien. Une telle opinion sâaccorde du moins avec toutes les religions sauf avec cette croyance Ă rebours de lâimpiĂ©tĂ© elle ne sâaccommode ni du masque ni du manteau du dĂ©sespoir aride elle sâaccorde avec toutes les joies et toutes les tristesses, tous les beaux rĂȘves, tous les charitables espoirs. Le but essentiel est de rester fidĂšle aux Ă©motions nĂ©es de cet abĂźme quâencercle le firmament des Ă©toiles dont le nombre infini et les terrifiantes distances peuvent nous faire sourire ou nous tirer des larmes Ătait-ce le Morse ou le Charpentier, dans le poĂšme, qui pleura Ă la vue de tant de sables ? », ou mĂȘme, Ă un cĆur convenablement cuirassĂ©, ne laisser aucune impression. Cette citation dâun excellent poĂšme qui mâest accidentellement venue Ă lâesprit[11] mâamĂšne Ă remarquer que dans un univers conçu comme un pur spectacle et oĂč toute espĂšce dâinspiration a une existence rationnelle, les artistes de tout genre trouvent tout naturellement leur place et au premier rang, le poĂšte, ce voyant par excellence. Et le prosateur lui-mĂȘme, qui pour remplir sa moins noble et plus pĂ©nible tĂąche doit ĂȘtre un homme au cĆur cuirassĂ©, a droit aussi Ă une place, pourvu quâil sache regarder avec des yeux clairs et se garder de rire ; pleure ou rie qui voudra. Oui ! MĂȘme celui qui transcrit en prose une fiction qui, aprĂšs tout, nâest que la vĂ©ritĂ© souvent arrachĂ©e de son puits et revĂȘtue de cette robe peinte des phrases imagĂ©es, â mĂȘme lui, il y a sa place parmi les rois, les dĂ©magogues, les prĂȘtres, les charlatans, les ducs, les girafes, les ministres, les socialistes, les maçons, les apĂŽtres, les fourmis, les scientistes, les kaffirs, les soldats, les marins, les Ă©lĂ©phants, les hommes de loi, les dandys, les microbes et les constellations dâun univers dont lâĂ©tonnant spectacle est une fin morale en soi. Je vois dâici le lecteur soit dit sans lâoffenser prendre une expression subtile comme si jâavais vendu la mĂšche. Avec la hardiesse du romancier, jâobserve mon lecteur qui formule dans son esprit lâexclamation Ăa y est ! notre homme parle pro domo ». Ă vrai dire ce nâĂ©tait pas mon intention ! Je nâavais pas vu tout dâabord quâil y eĂ»t une mĂšche Ă vendre. Mais aprĂšs tout, pourquoi pas ? Les imposantes cours du Palais de lâArt sont encombrĂ©es dâhumbles vassaux. Et il nâest vassal si dĂ©vouĂ© que celui Ă qui lâon permet de rester sur le seuil. Ceux qui sont Ă lâintĂ©rieur sont trop portĂ©s Ă sâen croire. Cette remarque, je tiens Ă lâaffirmer, ne renferme aucune malice, au sens diffamatoire du mot. Ce nâest que le juste commentaire dâune question dâintĂ©rĂȘt public. Mais nâimporte ? Pro domo. Soit. Pour sa maison, tant que vous voudrez. Et pourtant, Ă vrai dire, je ne songeais nullement Ă justifier mon existence. CâeĂ»t Ă©tĂ© non seulement inutile et absurde, mais presque inconcevable dans un univers purement contemplatif oĂč ne peut se prĂ©senter une aussi fĂącheuse nĂ©cessitĂ©. Il me suffit de dire et je le dis tout au long dans ces pages Jâai vĂ©cu. Jâai existĂ©, obscurĂ©ment parmi les merveilles et les terreurs de mon temps, comme lâabbĂ© SieyĂšs, qui le premier prononça cette parole, avait rĂ©ussi Ă exister au milieu des violences, des crimes et des enthousiasmes de la RĂ©volution française. Jâai vĂ©cu, comme la plupart dâentre nous, je suppose, rĂ©ussissent Ă le faire, nâĂ©chappant sans cesse que de lâĂ©paisseur dâun cheveu Ă diverses formes de destruction sauvant mon corps, câest Ă©vident, et peut-ĂȘtre mon Ăąme aussi, mais non sans endommager, par-ci par-lĂ , la bordure de ma conscience, ce patrimoine des Ăąges, de la race, du groupe, de la famille, que façonnent les mots, les regards, les actes, et mĂȘme les silences et les abstentions qui entourent notre jeunesse que colorent de toute une gamme de nuances dĂ©licates et de couleurs crues les traditions, les croyances ou les prĂ©jugĂ©s, â patrimoine inexplicable, despotique, persuasif et souvent, dans sa contexture mĂȘme, romanesque. Et souvent romanesque !⊠Il ne faut pourtant pas que ces souvenirs dĂ©gĂ©nĂšrent en confessions, cette forme dâactivitĂ© littĂ©raire que Jean-Jacques Rousseau a discrĂ©ditĂ©e par lâextrĂȘme application quâil a mise Ă justifier son existence il est visible et Ă©vident au regard mĂȘme le moins prĂ©venu que tel Ă©tait bien son dessein. Mais, voyez-vous, ce nâĂ©tait pas un Ă©crivain dâimagination. CâĂ©tait un moraliste naĂŻf, comme le dĂ©montre clairement la cĂ©lĂ©bration tapageuse de ses anniversaires par les hĂ©ritiers de cette RĂ©volution française qui ne fut en aucune façon un mouvement politique, mais une explosion de moralitĂ©. Il nâavait aucune imagination, la simple lecture de lâĂmile le prouve. Ce nâĂ©tait pas un romancier, car la premiĂšre vertu dâun romancier câest la comprĂ©hension exacte des limites tracĂ©es par la rĂ©alitĂ© de son Ă©poque au libre jeu de son invention. Lâinspiration vient de la terre, qui a un passĂ©, une histoire, un avenir, non du ciel froid et immuable. Un romancier plus mĂȘme que tout autre artiste se montre Ă jour dans ses Ćuvres. Sa conscience, son sens profond des choses, lĂ©gitimes ou illĂ©gitimes, lui imposent son attitude en face du monde. En vĂ©ritĂ©, celui qui met la plume sur le papier pour se faire lire par des inconnus Ă moins dâĂȘtre un de ces moralistes qui, en gĂ©nĂ©ral, nâont dâautre conscience que celle quâils sâefforcent de dĂ©couvrir Ă lâusage des autres ne peut parler de rien dâautre que de soi. Câest M. Anatole France, le plus Ă©loquent et le plus juste des prosateurs français qui a dit quâil nous faut bien reconnaĂźtre en fin de compte que nous parlons de nous-mĂȘme chaque fois que nous nâavons pas la force de nous taire ». Cette remarque, si je mâen souviens bien, fut faite au cours dâune controverse avec Ferdinand BrunetiĂšre touchant les principes et les rĂšgles de la critique littĂ©raire[12]. Comme on pouvait sây attendre de la part dâun homme auquel lâon doit cette mĂ©morable parole Le bon critique est celui qui raconte les aventures de son Ăąme au milieu des chefs-dâĆuvre », M. Anatole France maintenait quâil nây avait ni rĂšgles ni principes. Cela se peut fort bien. RĂšgles, principes ou modĂšles, meurent et disparaissent tous les jours. Peut-ĂȘtre sont-ils tous morts, ont-ils tous disparu, Ă lâheure quâil est. LâĂ©poque oĂč nous vivons est, sâil en fĂ»t jamais, une Ă©poque audacieuse et libre oĂč lâon sâemploie Ă dĂ©truire des bornes tandis que dâingĂ©nieux esprits sâefforcent dâen inventer de nouvelles qui, â il est consolant de le croire, â seront aussitĂŽt remises aux anciennes places. Mais ce qui importe Ă un Ă©crivain, câest dâĂȘtre assurĂ© dans son for intĂ©rieur de lâimmortalitĂ© de la critique littĂ©raire, car lâhomme dont on a donnĂ© des dĂ©finitions si diverses est, avant tout, un animal critique. Et tant quâil se rencontrera des natures distinguĂ©es pour y apporter quelque esprit dâaventure, la critique littĂ©raire conservera pour nous tout le charme et la sagesse dâune aventure personnelle agrĂ©ablement racontĂ©e. Plus encore pour les Anglais que pour toutes les autres races de la terre, une tĂąche, quelle quâelle soit, quâon entreprend dans un esprit dâaventure, acquiert le mĂ©rite du romanesque. Mais les critiques, en rĂšgle gĂ©nĂ©rale, ne montrent que bien peu dâesprit dâaventure. Ils sâexposent Ă des risques, cela va sans dire, on ne peut guĂšre vivre sans cela. Notre pain quotidien si parcimonieusement que ce soit nous est donnĂ© avec une pincĂ©e de sel. Autrement nous nous lasserions vite du rĂ©gime qui fait lâobjet de nos priĂšres, et ce serait non seulement malsĂ©ant, mais impie. De cette sorte dâimpiĂ©tĂ© ou de toute autre, que Dieu nous garde ! Un certain idĂ©al de rĂ©serve, nĂ© du sentiment des convenances, de la timiditĂ©, dâun esprit de prudence ou simplement de la lassitude, induit, je crois, certains critiques Ă dissimuler le cĂŽtĂ© aventureux de leur vocation, et la critique ne devient plus quâun simple compte-rendu » comme sâil sâagissait dâune relation de voyage oĂč ne figureraient que les distances et la gĂ©ologie dâun pays nouveau les animaux singuliers entrevus, les dangers de la terre et de lâeau, les pĂ©rils auxquels on manque de succomber, et les souffrances du voyageur ah ! les souffrances aussi je ne mets aucunement en doute les souffrances Ă©tant soigneusement laissĂ©es de cĂŽtĂ© ni endroit ombreux, ni arbre fruitier nây Ă©tant non plus mentionnĂ©, si bien que le tout ne vous a lâair que de la simple dĂ©monstration de lâagilitĂ© dâune plume qui court Ă travers un dĂ©sert. Cruel spectacle, â dĂ©plorable aventure. La vie », selon la parole dâun immortel penseur dâorigine bucolique, si jâose ainsi dire, mais dont le nom pĂ©rissable est Ă jamais perdu pour la vĂ©nĂ©ration de la postĂ©ritĂ©, La vie nâest pas rien que biĂšre et jeux de quilles ». Ăcrire des romans non plus. Non vraiment. Je vous en donne ma parole dâhonneur. Pas rien que cela. Si je lâaffirme avec tant dâassurance, câest quâil y a quelques annĂ©es de cela, je mâen souviens, la fille dâun gĂ©nĂ©ral⊠Les ermites dans leurs cellules, les moines cloĂźtrĂ©s du Moyen-Ăge, les sages solitaires, les hommes de science, les rĂ©formateurs, ont dĂ» avoir parfois de soudaines rĂ©vĂ©lations du monde profane rĂ©vĂ©lations du jugement superficiel du monde, qui vient heurter des Ăąmes absorbĂ©es dans leur tĂąche amĂšre, pour la cause de la saintetĂ©, de la science, de la tempĂ©rance, disons mĂȘme de lâart, ne serait-ce que lâart de faire des plaisanteries ou celui de jouer de la flĂ»te. Câest ainsi que je vis survenir cette fille de gĂ©nĂ©ral, â je devrais plutĂŽt dire lâune des filles du gĂ©nĂ©ral. Elles Ă©taient trois, non mariĂ©es, dâĂąges agrĂ©ablement Ă©chelonnĂ©s, qui occupaient une ferme du voisinage, une occupation en commun et dâun caractĂšre plus ou moins militaire. LâaĂźnĂ©e combattait la dĂ©cadence des maniĂšres chez les enfants du village, et exĂ©cutait des attaques de front contre les mĂšres dudit village pour assurer le triomphe des rĂ©vĂ©rences. Cela peut paraĂźtre futile, mais câĂ©tait vraiment une guerre pour une idĂ©e. La seconde se livrait Ă des escarmouches et battait tout le pays et ce fut celle-lĂ qui poussa une reconnaissance droit jusquâĂ ma propre table de travail. CâĂ©tait celle qui portait des faux-cols droits. Ă vrai dire, elle Ă©tait venue rendre visite Ă ma femme dans une intention fort amicale, mais avec lâassurance martiale qui lui Ă©tait habituelle. Elle pĂ©nĂ©tra dans mon cabinet de travail en brandissant sa canne⊠Non, tout de mĂȘme, il ne faut pas que jâexagĂšre. Ce nâest pas mon genre. Je ne suis pas un Ă©crivain humoriste. Mais pour ĂȘtre vĂ©ridique, ce dont je suis sĂ»r, câest quâelle avait une canne Ă brandir. Ni mur ni fossĂ© nâentourait ma demeure. La fenĂȘtre Ă©tait ouverte ; la porte Ă©tait ouverte aussi Ă la meilleure amie de mon travail, la chaleur, au paisible soleil rayonnant sur la campagne qui sâĂ©tendait autour de moi, infiniment secourable. Mais Ă vrai dire, je nâavais pas su, depuis des semaines, si le soleil brillait sur la terre, et si, lĂ -haut, les Ă©toiles suivaient encore leur cours accoutumĂ©. Je consacrais alors mes jours aux derniers chapitres de mon roman Nostromo, ce rĂ©cit dâun littoral imaginaire, mais vrai rĂ©cit que lâon mentionne encore de temps Ă autre, et Ă la vĂ©ritĂ© avec bienveillance, en y accolant parfois le mot Ă©chec », et parfois le mot Ă©tonnant ». Je nâai pas dâopinion sur cette contradiction. Câest lĂ une de ces divergences quâil est impossible de rĂ©duire jamais. Tout ce que je sais, câest que pendant vingt mois, nĂ©gligeant les joies communes de la vie, qui sont la part des plus humbles dâentre nous sur cette terre, jâavais, comme le prophĂšte de jadis, luttĂ© avec le Seigneur » pour conquĂ©rir ma crĂ©ation, les pointes de la cĂŽte, les tĂ©nĂšbres du Golfe Placide, la lumiĂšre, sur les neiges, les nuages au ciel et le souffle de vie quâil fallait communiquer Ă ces personnages dâhommes et de femmes, de Latins et dâAnglo-Saxons, de Juifs et de Gentils. Peut-ĂȘtre trouvera-t-on ces termes un peu forts, mais il est difficile de caractĂ©riser autrement la profondeur et la tension dâun effort crĂ©ateur oĂč lâesprit, la volontĂ© et la conscience sont complĂštement engagĂ©s, heure aprĂšs heure, jour aprĂšs jour, loin du monde, et Ă lâexclusion de tout ce qui rend la vie rĂ©ellement aimable et douce, â quelque chose dont on ne saurait trouver lâĂ©quivalent matĂ©riel que dans la sombre et infinie dĂ©tresse dâun passage du Cap Horn vers lâOuest, en hiver. Car cela aussi, câest la lutte des hommes avec la puissance du CrĂ©ateur, dans un grand isolement, sans aucune des douceurs ou des consolations de la vie, un combat solitaire que colore le sentiment dâune inĂ©galitĂ© misĂ©rable, sans lâespoir dâaucune rĂ©compense Ă©quitable, pour le simple gain dâune longitude. Encore une certaine longitude, une fois atteinte, on ne peut plus vous la disputer. Le soleil et les Ă©toiles et la forme de votre terre sont les tĂ©moins de votre gain tandis quâune poignĂ©e de pages, si vĂŽtres quâelles puissent ĂȘtre, ne sont, en fin de compte quâun obscur et discutable butin. Câest pourquoi Ă©chec », Ă©tonnant », faites votre choix les deux peut-ĂȘtre, ou aucun des deux, â rien que le frĂ©missement de feuilles de papier qui vont disparaĂźtre dans la nuit, indistinctes, comme les flocons de neige dâune grande tourmente destinĂ©s Ă fondre au loin sous les rayons du soleil. â Comment allez-vous ? » CâĂ©tait le salut de la fille du gĂ©nĂ©ral. Je nâavais rien entendu, ni frou-frou, ni bruit de pas. Jâavais eu seulement, un moment auparavant, une sorte dâavertissement du danger, jâavais eu le pressentiment dâune prĂ©sence fĂącheuse, â ce signe prĂ©curseur, rien de plus ; puis, parvinrent Ă mon oreille le son de cette voix et comme le choc dâune terrible chute faite dâune grande hauteur, â une chute, par exemple, du haut des nuages qui flottaient comme une gracieuse procession au-dessus de la campagne, dans la lĂ©gĂšre brise dâOuest de cet aprĂšs-midi de juillet. Jâeus vite fait de me ressaisir, cela va de soi ; autrement dit, je sautai de ma chaise, Ă©tourdi et hĂ©bĂ©tĂ©, les nerfs tout frĂ©missants de la souffrance de me sentir dĂ©racinĂ© dâun monde et brusquement jetĂ© dans un autre, â au reste, je fis montre de la plus parfaite civilitĂ©. â Tiens ! Comment allez-vous ? Ne voulez-vous pas vous asseoir ? » Telles furent mes paroles. Ce souvenir horrible, mais, je vous assure, parfaitement vrai, vous en dira plus que ne le ferait tout un volume de confessions Ă la Jean-Jacques Rousseau. Remarquez bien que je ne me mis ni Ă mâemporter contre elle, ni Ă renverser les meubles ni Ă me jeter par terre en trĂ©pignant, ni Ă laisser voir de quelque autre façon que ce fĂ»t lâĂ©pouvantable Ă©tendue du dĂ©sastre. Tout Costaguana le pays, vous vous en souvenez peut-ĂȘtre, oĂč se passe mon rĂ©cit, hommes, femmes, caps, maisons, montagnes, ville, campo il nây avait pas une seule brique, pierre ou grain de sable de son sol que je nâeus placĂ© de mes propres mains, toute lâhistoire, la gĂ©ographie, la politique, les finances, les richesses de la mine dâargent de Charles Gould et la splendeur du magnifique Capataz de Cargadores, dont le nom, poussĂ© comme un cri dans la nuit, â le docteur Monygham lâentendit passer au-dessus de sa tĂȘte dans la voix de Linda Viola, â dominait encore, mĂȘme aprĂšs sa mort, le sombre golfe qui recĂ©lait ses conquĂȘtes de fortune et dâamour, tout cela sâĂ©tait effondrĂ© avec un effroyable craquement qui emplissait mes oreilles. Je sentais que je ne pourrais jamais en ramasser les morceaux, et câest Ă ce moment mĂȘme que je me pris Ă dire Ne voulez-vous pas vous asseoir ? » La mer est une mĂ©decine violente. Voyez plutĂŽt ce que peut faire lâĂ©cole de la mer, fĂ»t-ce sur un navire marchand ! Cet Ă©pisode vous montrera sous un nouveau jour les marins anglais et Ă©cossais gens trĂšs caricaturĂ©s qui ont mis la derniĂšre main Ă la formation de mon caractĂšre. On nâest rien si lâon nâest modeste, mais dans ce dĂ©sastre je crois avoir fait honneur Ă leur simple enseignement. Ne voulez-vous pas vous asseoir ? » Câest assez bien hein ? trĂšs bien mĂȘme. Elle sâassit. Son regard amusĂ© parcourut la piĂšce. Des pages du manuscrit traĂźnaient sur la table et sous la table ; il y avait sur une chaise des feuilles recopiĂ©es Ă la machine, des feuilles dĂ©tachĂ©es avaient voltigĂ© jusquâĂ lâextrĂ©mitĂ© de la piĂšce il y avait lĂ des pages vivantes, des pages raturĂ©es et balafrĂ©es, des pages mortes quâon brĂ»lerait Ă la fin de la journĂ©e, dĂ©sordre dâun cruel champ de bataille, dâun long, long et dĂ©sespĂ©rĂ© combat. Long ! Je suppose que je mâĂ©tais mis au lit quelquefois et que jâavais dĂ» me lever le mĂȘme nombre de fois. Oui, je suppose que jâavais dormi, et que jâavais mangĂ© la nourriture que lâon mettait devant moi et que jâavais causĂ© sans incohĂ©rence avec mon entourage lorsquâil lâavait fallu. Mais je nâavais jamais eu conscience du cours mĂȘme de la vie quotidienne, que rendait pour moi facile et paisible une affection silencieuse, attentive, infatigable. Il me semblait, en vĂ©ritĂ©, ĂȘtre restĂ© assis Ă cette table, dans le dĂ©sordre dâun combat dĂ©sespĂ©rĂ©, pendant des jours et des nuits sans fin. Cette impression venait de la fatigue intense dont cette interruption mâavait donnĂ© conscience, â terrible dĂ©senchantement dâun esprit qui comprend soudain la futilitĂ© dâune Ă©norme tĂąche, joint Ă une fatigue telle quâaucun travail physique nâen pourrait donner une idĂ©e. Jâai portĂ© des sacs de blĂ© sur mon dos, presque pliĂ© en deux sous les poutres dâun pont de navire, de six heures du matin Ă six heures du soir avec un repos dâune heure et demie pour manger ainsi je peux savoir Ă quoi mâen tenir. Et jâaime les Lettres. Je suis jaloux de leur honneur et intĂ©ressĂ© Ă la dignitĂ© et Ă la beautĂ© de leur service. JâĂ©tais, plus que probablement, le seul Ă©crivain que cette jeune dame eĂ»t jamais surpris dans lâexercice de son labeur, et jâĂ©tais au dĂ©sespoir de ne pouvoir me rappeler ni quand, ni comment je mâĂ©tais pour la derniĂšre fois habillĂ©. Nul doute que lâessentiel y Ă©tait. Il y avait heureusement dans la maison une paire dâyeux gris-bleus qui y veillait. Mais je me sentais en quelque sorte aussi sale quâun lepero Gostaguana, aprĂšs une journĂ©e de combat dans les rues, tout chiffonnĂ© et Ă©chevelĂ© de la tĂȘte aux pieds. Et je crois bien que je clignais des yeux dâun air stupide. Tout cela Ă©tait fĂącheux pour lâhonneur des Lettres et la dignitĂ© de leur service. ConfusĂ©ment, Ă travers la poussiĂšre de mon univers en ruines, je voyais la jeune femme regarder tout autour de la piĂšce avec une sĂ©rĂ©nitĂ© quelque peu amusĂ©e. Et elle souriait. De quoi diable souriait-elle ? Elle dĂ©clara nĂ©gligemment â Je crains de vous avoir interrompu. â Pas du tout. » Elle accepta ma dĂ©nĂ©gation en toute bonne foi. Et câĂ©tait strictement vrai. Interrompu, en vĂ©ritĂ© ! Elle mâavait dĂ©robĂ© au moins vingt existences, chacune infiniment plus poignante et rĂ©elle que la sienne, parce quâelles Ă©taient nourries de passion, pĂ©nĂ©trĂ©es de convictions, engagĂ©es dans de grandes affaires nĂ©es de ma propre substance pour une fin anxieusement mĂ©ditĂ©e. Elle demeura un moment silencieuse, puis jetant un dernier regard circulaire sur le dĂ©sordre de ce combat, elle me dit â Et vous restez comme cela Ă Ă©crire votreâŠ, votre⊠â Je⊠quoi ? Ah ! Oui, je reste ici toute la journĂ©e. â Ce doit ĂȘtre tout Ă fait dĂ©licieux. Je suppose que, nâĂ©tant plus trĂšs jeune, jâaurais pu en avoir une attaque ; mais elle avait laissĂ© son chien prĂšs de la porte dâentrĂ©e, et le chien de mon petit garçon, qui parcourait le champ devant la maison, lâavait aperçu de loin. Il se prĂ©cipita sur lui comme un boulet de canon, et le bruit du combat qui Ă©clata soudain Ă nos oreilles fut plus quâil nâen fallait pour Ă©loigner tout risque dâapoplexie. Nous nous prĂ©cipitĂąmes au dehors et nous sĂ©parĂąmes ces deux vaillants animaux. AprĂšs quoi, jâindiquai Ă cette jeune fille oĂč elle retrouverait ma femme, juste aprĂšs le tournant, sous les arbres. Elle fit un signe de tĂȘte et sâĂ©loigna avec son chien, me laissant atterrĂ© devant la mort et la dĂ©vastation dont elle sâĂ©tait si lĂ©gĂšrement rendue coupable et tandis que le son terriblement rĂ©vĂ©lateur du mot dĂ©licieux » rĂ©sonnait encore Ă mon oreille. Je ne lâen accompagnai pas moins, plus tard, jusquâĂ la barriĂšre. Il me fallait bien ĂȘtre poli vingt existences dans un simple roman sont-elles une raison suffisante pour ĂȘtre impoli envers une dame ? mais surtout pour adopter lâexcellent style de la MĂ©thode Ollendorff, parce que je ne tenais pas Ă voir le chien de la fille du gĂ©nĂ©ral combattre encore again avec le fidĂšle chien de mon petit garçon my infant son. Craignais-je que le chien de la fille du gĂ©nĂ©ral pĂ»t vaincre overcome, le chien de mon enfant ? Non je ne craignais pas⊠Mais trĂȘve de MĂ©thode Ollendorff. Encore que fort bien appropriĂ©e et mĂȘme inĂ©vitable quand il sâagit de cette dame, elle ne convient aucunement Ă lâorigine, au caractĂšre et Ă lâhistoire du chien ; car ce chien avait Ă©tĂ© donnĂ© Ă mon petit garçon par un homme pour qui les mots avaient une tout autre valeur que dans la MĂ©thode Ollendorff, un homme dont le gĂ©nie indisciplinĂ© montrait dans ses mouvements impulsifs la nature dâun enfant le plus sincĂšre des Ă©crivains impressionnistes et dont les admirables dons de sentiments directs et dâexpression juste sâexprimĂšrent avec une belle sincĂ©ritĂ© et une conviction forte, sinon peut-ĂȘtre parfaitement consciente⊠Son art nâa pas obtenu, je le crains, tout le crĂ©dit que sa fraĂźche inspiration mĂ©ritait. Je fais allusion ici au regrettĂ© Stephen Crane, lâauteur de The Red Badge of Courage, un ouvrage dâimagination qui eut son heure de cĂ©lĂ©britĂ© Ă la fin du siĂšcle dernier. Ce livre fut suivi de quelques autres, peu nombreux. Il nâeut pas le temps dâen Ă©crire beaucoup. Il avait un talent personnel et complet, qui ne rencontra en gĂ©nĂ©ral quâun accueil envieux et quelque peu dĂ©daigneux. En ce qui le concerne, on ne sait si lâon doit regretter sa mort prĂ©maturĂ©e. Comme un des hommes de lâĂ©quipage de son Open Boat, on sentait quâil Ă©tait de ceux Ă qui le destin permet rarement de faire un heureux atterrissage, aprĂšs bien des labeurs et beaucoup dâamertume. Jâavoue que je conserve une immuable affection pour cette figure Ă©nergique, mince, fragile, intensĂ©ment vivante et Ă©phĂ©mĂšre. Il avait eu de lâamitiĂ© pour moi, mĂȘme avant notre rencontre, Ă cause de la vigueur dâune ou deux pages de mon Ćuvre, et aprĂšs que nous nous fĂ»mes rencontrĂ©s, il mâest doux de penser quâil eut encore de lâamitiĂ© pour moi. Il mâavait dĂ©clarĂ© Ă plusieurs reprises avec le plus grand sĂ©rieux et mĂȘme avec quelque sĂ©vĂ©ritĂ© quâ un garçon doit avoir un chien ». Je soupçonne quâil Ă©tait choquĂ© de me voir nĂ©gliger sur ce point mes devoirs paternels. Toujours est-il quâen fin de compte ce fut lui qui procura le chien. Quelque temps aprĂšs, un jour quâil venait de rester Ă jouer avec lâenfant pendant prĂšs dâune heure, il releva la tĂȘte et dĂ©clara avec fermetĂ© Jâenseignerai Ă votre fils Ă monter Ă cheval. » Cela ne devait pas ĂȘtre le sort ne lui en laissa pas le temps. Mais le chien est lĂ un vieux chien maintenant. Large et bas sur ses pattes torses, avec une tĂȘte noire sur un corps blanc et une ridicule tache noire Ă son autre extrĂ©mitĂ©, il provoque, au cours de ses promenades, des sourires qui ne sont pas absolument malveillants. Dâaspect Ă la fois grotesque et attrayant, il est dâhumeur habituellement dĂ©bonnaire, mais son tempĂ©rament se rĂ©vĂšle soudainement combattif en prĂ©sence dâindividus de son espĂšce. Quand il est couchĂ© prĂšs du feu, la tĂȘte droite et le regard fixĂ© vers les ombres de la piĂšce, il atteint Ă une noblesse dâattitude frappante dans la calme conscience dâune vie sans tache. Il a contribuĂ© Ă Ă©lever un bĂ©bĂ© et maintenant, aprĂšs avoir vu partir pour lâĂ©cole lâenfant commis Ă sa charge, il en Ă©lĂšve un autre avec le mĂȘme dĂ©vouement consciencieux, mais avec une plus lente gravitĂ© dâallure, indice dâune plus grande sagesse et dâune plus mĂ»re expĂ©rience, mais indice aussi, je le crains bien, de rhumatismes. Depuis le bain du matin jusquâau cĂ©rĂ©monial du berceau le soir, tu assistes, mon vieil ami, le petit ĂȘtre Ă deux jambes que tu as adoptĂ©, et dans lâexercice de tes fonctions toute la maisonnĂ©e te traite avec tous les Ă©gards possibles, avec une infinie considĂ©ration, â aussi bien que lorsquâil sâagit de moi, seulement tu le mĂ©rites davantage. La fille du gĂ©nĂ©ral te dirait que ce doit ĂȘtre tout Ă fait dĂ©licieux ». Ah ! mon pauvre chien ! Elle ne tâa jamais entendu hurler de douleur câest cette pauvre oreille gauche ! tandis quâau prix dâune incroyable contrainte tu conserves une immobilitĂ© rigide de peur de renverser la petite crĂ©ature Ă deux jambes. Elle nâa jamais vu ton sourire rĂ©signĂ© lorsque ce mĂȘme petit ĂȘtre Ă qui lâon demande sĂ©vĂšrement Quâest-ce que tu fais encore Ă ce pauvre chien ? » rĂ©pond, avec un grand et innocent regard Rien. Je lâaime seulement, Maman chĂ©rie ! » La fille du gĂ©nĂ©ral ignore les conditions secrĂštes des tĂąches quâon sâimpose Ă soi-mĂȘme, mon bon chien, la souffrance que renferme la rĂ©compense mĂȘme dâune ferme contrainte. Mais nous avons vĂ©cu ensemble bien des annĂ©es, nous avons vieilli aussi ; et, quoique notre tĂąche ne soit pas encore terminĂ©e, nous pouvons nous permettre de temps Ă autre de rĂȘver un peu au coin du feu, de mĂ©diter sur lâart dâĂ©lever les enfants et sur le parfait dĂ©lice dâĂ©crire des romans, oĂč tant de vies sâagitent aux dĂ©pens dâune vie qui, imperceptiblement, sâĂ©puise. VI LâĂ©vocation dâune existence qui, outre le stage prĂ©liminaire de lâenfance et de la jeunesse, a eu deux dĂ©veloppements trĂšs diffĂ©rents, et mĂȘme deux Ă©lĂ©ments aussi diffĂ©rents que la terre et lâeau, comporte inĂ©vitablement une certaine naĂŻvetĂ©. Jâen ai conscience dans ces pages. Ce nâest pas par maniĂšre dâexcuse que je le dis. Ă mesure que les annĂ©es passent et que sâaccroĂźt le nombre des pages, le sentiment sâaccroĂźt aussi quâon ne peut Ă©crire que pour des amis. Ă quoi bon alors les mettre dans lâobligation de protester comme un ami ne saurait manquer de le faire quâil nâest besoin dâaucune excuse, ou, peut-ĂȘtre, les amener Ă douter de votre discrĂ©tion ? Ne fĂ»t-ce que par Ă©gard pour ces amis quâun mot ici, une ligne lĂ , le bonheur dâune page bien inspirĂ©e et bien placĂ©e, une heureuse simplicitĂ©, ou mĂȘme une non moins heureuse subtilitĂ©, a su tirer du sein de la multitude des lecteurs, comme on tire un poisson des profondeurs de la mer. Il est notoire que la pĂȘche je parle de la pĂȘche en haute mer est une question de chance. Quant Ă vos ennemis, ils sâarrangeront bien tout seuls. Il se trouve, entre autres, un certain critique, qui, pour me servir dâune image, ne manque pas une occasion de me piĂ©tiner. Câest une image qui manque Ă©videmment de grĂące, mais qui convient parfaitement Ă la circonstance, â Ă plusieurs circonstances mĂȘme. Je ne sais pas exactement depuis combien de temps il se complaĂźt Ă cet exercice intermittent, dont les saisons sont rĂ©glĂ©es par les usages du commerce de la librairie. Quelquâun me le signala sous forme imprimĂ©e, sâentend il y a quelque temps de cela, et jâĂ©prouvai immĂ©diatement une sorte dâaffection pour ce vigoureux personnage. Il ne laisse pas intact un pouce de ma substance, car la substance dâun Ă©crivain câest son Ćuvre, le reste de sa personne nâest quâune ombre vaine, quâon chĂ©rit ou quâon haĂŻt pour des raisons qui ne relĂšvent pas de la critique. Pas un pouce ! Et pourtant le sentiment que jâĂ©prouve nâest ni une sorte dâaffectation ni de la perversitĂ©. Il a une origine plus profonde et, jâaime Ă croire, plus estimable que le caprice dâune sensibilitĂ© dĂ©rĂ©glĂ©e. Il est lĂ©gitime, pour autant quâil est nĂ© Ă regret dâune considĂ©ration, de plusieurs considĂ©rations. Entre autres, cette vigueur qui est si souvent le signe dâun bon Ă©quilibre moral. Câest lĂ une considĂ©ration. Il nâest assurĂ©ment pas trĂšs agrĂ©able de se voir piĂ©tiner de la sorte, mais la parfaite sincĂ©ritĂ© de cette opĂ©ration, â par lĂ mĂȘme quâelle implique non seulement une lecture attentive, mais une rĂ©elle pĂ©nĂ©tration de lâĆuvre dont les dĂ©fauts et les qualitĂ©s, quels quâils puissent ĂȘtre, ne se trouvent pas, dâordinaire, Ă la surface, â mĂ©rite quelque reconnaissance, car il peut arriver quâon condamne une Ćuvre sans mĂȘme prendre la peine de la lire. Câest bien ce qui peut arriver de plus insupportable Ă un Ă©crivain qui aventure son Ăąme parmi les critiques. Cela peut ne vous faire aucun tort sans doute, mais câest dĂ©sagrĂ©able. Câest dĂ©sagrĂ©able comme de dĂ©couvrir un bonneteur au milieu dâun groupe de braves gens dans un compartiment de troisiĂšme classe. La franche impudence dâune transaction qui exploite insidieusement la folie et la crĂ©dulitĂ© humaines, le boniment effrontĂ© qui trahit la supercherie tout en insistant sur lâhonnĂȘtetĂ© du jeu, provoquent en vous un sentiment dâinfini dĂ©goĂ»t. LâhonnĂȘte violence dâun homme qui joue franc jeu, â mĂȘme sâil ne souhaite que de vous terrasser, â peut sembler choquante, mais elle reste dans les limites de la dĂ©cence. Si prĂ©judiciable quâelle puisse ĂȘtre, elle nâest, du moins, pas rĂ©pugnante. On peut bien Ă©prouver de lâestime pour lâhonnĂȘtetĂ©, mĂȘme lorsquâelle sâexerce aux dĂ©pens de votre misĂ©rable personne. Mais il est bien Ă©vident quâun adversaire de ce genre ne se laissera pas arrĂȘter par des explications, ni apaiser par des excuses. Si donc jâallais invoquer lâexception de la jeunesse pour excuser la naĂŻvetĂ© quâon trouvera dans ces pages, notre homme dirait vraisemblablement Ouais ! » et cela tout du long dâune furibonde colonne dâimprimerie. Et pourtant un Ă©crivain nâa que lâĂąge de son premier livre, et en dĂ©pit des vaines apparences de dĂ©crĂ©pitude qui sâattachent Ă nous au cours de notre vie Ă©phĂ©mĂšre, je ne porte encore Ă mon front que la couronne de quinze courts printemps. Une fois admis quâĂ un Ăąge aussi tendre une certaine naĂŻvetĂ© de sentiment et dâexpression est fort excusable, je reconnaĂźtrai volontiers que, tout compte fait, le genre de vie que jâavais menĂ©e prĂ©alablement nâĂ©tait guĂšre la meilleure prĂ©paration possible Ă une existence littĂ©raire. Je ne devrais peut-ĂȘtre pas employer le mot littĂ©raire. Ce mot suppose des relations intimes avec les lettres, une tournure dâesprit et une maniĂšre de sentir auxquelles je ne saurais prĂ©tendre. Je nâai pour moi que dâaimer les lettres ; mais lâamour des lettres ne fait pas plus un littĂ©rateur que lâamour de la mer ne fait un marin. Et il est trĂšs possible, aprĂšs tout, que mon amour pour les lettres ressemble Ă lâamour quâun littĂ©rateur peut ressentir pour la mer quand il la contemple du rivage, â théùtre dâun grand effort et de grands exploits qui changent la face du monde, route immense qui ouvre sur toutes sortes de contrĂ©es inconnues. Non, je ferais mieux probablement de dire que la vie de marin, â et je nâentends pas par lĂ un simple essai, mais un nombre respectable dâannĂ©es, quelque chose qui constitue rĂ©ellement un service Ă la mer, â nâest pas, Ă tout prendre, une bonne prĂ©paration Ă une vie dâĂ©crivain. Dieu me garde, pourtant, de paraĂźtre renier mes maĂźtres. Je suis incapable de cette sorte dâapostasie. Jâai fait lâaveu de ma piĂ©tĂ© pour leurs ombres dans trois ou quatre livres, et si un homme en ce monde a besoin, plus que tout autre, dâĂȘtre sincĂšre avec soi-mĂȘme quand il songe Ă son salut, câest bien certainement le romancier. Ce que je voulais dire, simplement, câest que lâĂ©cole de la mer ne vous prĂ©pare pas suffisamment aux assauts de la critique littĂ©raire. Cela, et rien de plus. Mais ce dĂ©faut nâest pas sans gravitĂ©. Si lâon peut se permettre de dĂ©former, dâintervertir, dâadapter et de gĂąter la dĂ©finition que M. Anatole France a donnĂ©e dâun bon critique, on dira quâun bon auteur est celui qui envisage, sans marquer ni joie ni peine extrĂȘme, les aventures de son Ăąme au milieu des critiques. Loin de moi la pensĂ©e de vouloir persuader mon auditoire quâĂ la mer il nây a pas de critique. Ce serait malhonnĂȘte, et mĂȘme impoli. On peut tout trouver Ă la mer, selon lâesprit quâon y apporte lutte, paix, aventure, naturalisme des plus prononcĂ©, idĂ©al, ennui, dĂ©goĂ»t, inspiration, â et toutes les occasions imaginables, y compris celle de se rendre ridicule, exactement comme dans la carriĂšre littĂ©raire. Mais Ă la mer la critique est dâun genre assez diffĂ©rent de celui de la critique littĂ©raire. Ce quâelles ont de commun câest quâen rĂšgle gĂ©nĂ©rale, dans lâun et lâautre cas, cela ne vaut pas la peine de rĂ©pondre. Certes, vous pouvez, Ă la mer, trouver de la critique, et mĂȘme de lâapprĂ©ciation, â je vous dis quâon peut tout trouver sur lâeau salĂ©e, â un genre de critique gĂ©nĂ©ralement impromptu, et toujours viva voce, ce qui la diffĂ©rencie trĂšs Ă©videmment de lâopĂ©ration littĂ©raire analogue et lui donne, par lĂ mĂȘme, une fraĂźcheur et une vigueur quâon ne trouve pas toujours dans les mots imprimĂ©s. Quant Ă lâapprĂ©ciation, qui sâexprime Ă la fin, quand le critique et son objet sont sur le point de se sĂ©parer, il en va autrement. LâapprĂ©ciation marine de vos humbles talents possĂšde la permanence du mot Ă©crit, mais rarement le charme de la variĂ©tĂ© son style est celui des formules. En cela le patron littĂ©raire possĂšde une supĂ©rioritĂ© sur lâautre, encore que lui aussi, il puisse employer et nâemploie souvent en effet que les mĂȘmes termes Je puis recommander avec la plus vive estime ». Toutefois, il emploie dâordinaire le mot Nous », la premiĂšre personne du pluriel contenant on ne sait quel pouvoir occulte qui la rend particuliĂšrement propre aux dĂ©clarations des critiques et des monarques. Je possĂšde un certain nombre de ces apprĂ©ciations marines, signĂ©es de divers capitaines ; elles jaunissent lentement dans le tiroir de gauche de ma table de travail et, quand je les feuillette avec rĂ©vĂ©rence, elles font un bruit semblable Ă celui dâune poignĂ©e de feuilles sĂšches arrachĂ©es comme un tendre souvenir Ă lâarbre de la science. Câest Ă©trange ! Il semble que ce soit pour ces bouts de papier, qui portent en tĂȘte les noms de quelques navires et sont signĂ©s des noms de quelques capitaines Ă©cossais et anglais, que jâai affrontĂ© des explosions dâindignation, des moqueries et des reproches assez durs Ă supporter pour un garçon de quinze ans quâon mâa accusĂ© de manquer de patriotisme, de manquer de bon sens, de manquer de cĆur aussi que jâai connu les agonies de combats intĂ©rieurs et que jâai versĂ© bien des larmes secrĂštes que la beautĂ© du col de la Furca nâa pas eu de charme pour moi et que, par allusion Ă la folie livresque du chevalier, je me suis vu traiter dâincorrigible don Quichotte ». Pour ce butin ! Ils frĂ©missent, ces bouts de papier, â une douzaine environ en tout. Et ce faible bruit suffit Ă Ă©voquer les souvenirs de vingt annĂ©es, des voix dâhommes rudes qui ne sont plus, la voix forte des vents Ă©ternels, et le murmure dâun merveilleux sortilĂšge, ce chuchottement de la grande mer qui a dĂ», je ne sais comment, parvenir jusquâĂ mon berceau loin dans lâintĂ©rieur des terres et pĂ©nĂ©trer dans mon oreille inconsciente, comme cette formule de la foi musulmane que les pĂšres mahomĂ©tans murmurent Ă lâoreille de leurs nouveau-nĂ©s en en faisant ainsi des croyants presque dĂšs leur premier souffle. Je ne sais si jâai Ă©tĂ© un bon marin, mais jâai Ă©tĂ© un marin convaincu. Et, aprĂšs tout, cette poignĂ©e de certificats de diffĂ©rents navires est lĂ pour tĂ©moigner que toutes ces annĂ©es nâont pas Ă©tĂ© seulement un rĂȘve. Ils sont lĂ ces certificats, brefs, monotones, mais aussi Ă©vocateurs pour moi que la plus inspirĂ©e des pages qui puisse se rencontrer dans la littĂ©rature. Et pourtant, voyez-vous, on mâa appelĂ© romantique. Ma foi ! je nây puis rien ! Mais, attendez ! Je crois me rappeler quâon mâa appelĂ© aussi rĂ©aliste. Et comme cette accusation peut Ă©galement sâexpliquer, essayons de nous y conformer, coĂ»te que coĂ»te, ne fĂ»t-ce que pour changer. Je vous confierai donc modestement, et seulement parce que personne nâest lĂ pour me voir rougir Ă la lumiĂšre de ma lampe, que ces certificats Ă©vocateurs de ma vie de marin renferment tous, sans exception, les mots Absolument sobre. » Nâai-je pas entendu quâon murmurait poliment VoilĂ qui est bien Ă©logieux, nâest-ce pas ? » Eh bien ! oui, câest Ă©logieux, je vous remercie. Câest au moins aussi Ă©logieux de sâentendre assurer dâĂȘtre sobre que dâĂȘtre romantique, quoique de semblables certificats ne vous donneraient pas qualitĂ© pour ĂȘtre secrĂ©taire dâune sociĂ©tĂ© de tempĂ©rance ni troubadour officiel de quelque seigneuriale institution dĂ©mocratique du genre du Conseil municipal de Londres, par exemple. La prosaĂŻque rĂ©flexion ci-dessus nâa pour but que de tĂ©moigner de la sobriĂ©tĂ© habituelle de mon jugement en ce qui concerne les affaires de ce monde. Si jâinsiste lĂ -dessus, câest quâil y a environ deux ans, un de mes contes ayant paru dans une traduction française, un critique parisien, â je suis presque sĂ»r que câĂ©tait M. Gustave Kahn dans le Gil Blas, â me consacrant un bref compte rendu, rĂ©sumait lâimpression rapide que lui avaient faite les qualitĂ©s de lâauteur, par ces mots un puissant rĂȘveur. Je veux bien ! Qui donc irait discuter les mots dâun lecteur bienveillant ? Peut-ĂȘtre, toutefois, pas si rĂȘveur que cela. Je prendrai la libertĂ© dâaffirmer que, soit Ă la mer, soit Ă terre, je nâai jamais perdu le sens de la responsabilitĂ©. Il nây a pas quâune sorte dâivresse. MĂȘme en prĂ©sence des rĂȘveries les plus sĂ©duisantes, je nâai jamais perdu de vue cette sobriĂ©tĂ© de vie intĂ©rieure, cet ascĂ©tisme de sentiment, qui permettent seuls dâexprimer sans honte la forme nue de la vĂ©ritĂ© telle quâon la conçoit, telle quâon la sent. Ce nâest quâune vĂ©ritĂ© indĂ©cente et pleurarde que celle quâon emprunte Ă la puissance du vin. Je me suis efforcĂ© dâĂȘtre un travailleur sobre toute ma vie, toutes mes deux vies. Je lâai fait par goĂ»t, sans aucun doute, ayant instinctivement horreur de perdre possession de moi-mĂȘme, mais aussi par conviction artistique. Toutefois le droit chemin est bordĂ© de tant de fondriĂšres, quâaprĂšs avoir cheminĂ© quelque temps et avoir Ă©prouvĂ© cette lassitude quâun voyageur entre deux Ăąges ne peut manquer de ressentir devant les quotidiennes difficultĂ©s du chemin, je me demande si jâai toujours fidĂšlement observĂ© cette sobriĂ©tĂ© qui contient la puissance, la vĂ©ritĂ© et la paix. Pour ce qui est de ma sobriĂ©tĂ© Ă la mer, elle est parfaitement attestĂ©e par la signature de plusieurs honorables capitaines qui, de leur temps, jouissaient de quelque rĂ©putation. Il me semble vous entendre murmurer poliment SĂ»rement cela va de soi. » Eh bien ! pas du tout. Cela ne va pas de soi. Pour cet auguste corps acadĂ©mique quâest le DĂ©partement de la Marine du MinistĂšre du Commerce, rien ne va de soi, lorsquâil sâagit de dĂ©livrer un brevet. Aux termes du rĂšglement contenu dans le premier statut de la Marine Marchande, le mot sobre lui-mĂȘme doit ĂȘtre bel et bien Ă©crit, sans quoi un sac, une tonne, une montagne mĂȘme de certificats, fussent-ils les plus enthousiastes, ne serviraient Ă rien. La porte des salles dâexamen demeurerait close malgrĂ© vos instances et vos pleurs. Le plus fanatique partisan de la tempĂ©rance ne pourrait pas ĂȘtre dâune rectitude plus impitoyablement farouche que le DĂ©partement de la Marine du MinistĂšre du Commerce. Comme il mâa fallu affronter Ă plusieurs reprises tous les examinateurs du port de Londres de ma gĂ©nĂ©ration, on ne saurait mettre en doute la force et la constance de mon abstinence. Trois dâentre eux Ă©taient des examinateurs de navigation, et il mâadvint dâĂȘtre livrĂ© aux mains de chacun dâeux, Ă de convenables intervalles de mon service Ă la mer. Le premier de tous, grand, maigre, la tĂȘte et la moustache toutes blanches, avec des maniĂšres tranquilles et aimables, et un air de douce intelligence, avait dĂ», il faut croire, ĂȘtre dĂ©favorablement impressionnĂ© par je ne sais quoi dans mon apparence. Joignant ses mains maigres sur ses jambes croisĂ©es, il me posa une question trĂšs simple dâune voix douce, puis continua, continua⊠Cela dura des heures et des heures. Si jâeusse Ă©tĂ© un Ă©trange microbe capable de faire courir un danger mortel Ă la marine marchande, je nâaurais pas Ă©tĂ© soumis Ă un plus microscopique examen. Fort rassurĂ© par son aspect bienveillant, jâavais dâabord rĂ©pondu avec assurance. Mais, Ă force, jâeus lâimpression que mon cerveau se stĂ©rilisait. Et cet impassible questionnaire se poursuivait, me communiquant le sentiment que dâindicibles siĂšcles sâĂ©taient Ă©coulĂ©s en simples prĂ©liminaires. Je commençai alors Ă mâeffrayer. Non pas que je craignisse dâĂȘtre refusĂ©, câĂ©tait lĂ une Ă©ventualitĂ© qui ne se prĂ©sentait mĂȘme pas Ă mon esprit. Il sâagissait de quelque chose de bien plus grave et de plus Ă©trange. Ce vieillard, me disais-je avec terreur, est si prĂšs de la tombe quâil doit avoir perdu toute notion du temps. Il considĂšre cet examen sous lâangle de lâĂ©ternitĂ©. Câest trĂšs joli pour lui. Il a fait son temps. Mais en sortant de cette piĂšce pour rentrer parmi les ĂȘtres humains je vais me retrouver un Ă©tranger, sans amis ; ma logeuse elle-mĂȘme mâaura oubliĂ©, en admettant mĂȘme quâaprĂšs cette interminable aventure je me rappelle encore mon chemin pour rentrer chez moi. Quâon ne croie pas quâil y ait lĂ simple exagĂ©ration verbale. Des pensĂ©es vĂ©ritablement singuliĂšres me traversaient lâesprit tandis que je songeais aux rĂ©ponses quâil me fallait faire des pensĂ©es qui nâavaient rien Ă voir avec la navigation, ni mĂȘme avec quoi que ce soit de raisonnable en ce monde. Je crois vraiment que par moments jâĂ©tais plongĂ© avec ahurissement dans une sorte de langueur. Ă la fin il y eut un silence, qui me sembla aussi durer des siĂšcles, tandis que, penchĂ© sur son bureau, lâexaminateur, lentement et dâune plume silencieuse, remplissait mon certificat. Il me tendit la feuille de papier sans prononcer un mot et inclina gravement sa tĂȘte blanche pour rĂ©pondre Ă mon salut⊠Une fois sorti de la piĂšce, je me sentis flasque comme un citron pressĂ©, et dans sa cage de verre, le portier Ă qui je demandai mon chapeau et que je gratifiai dâun shilling me dit â Eh bien ! je croyais que vous ne ressortiriez jamais. â Combien de temps suis-je restĂ© lĂ ? » demandai-je faiblement. Il tira sa montre. â Il vous a gardĂ© prĂšs de trois heures, Monsieur. Je ne crois pas que ce soit jamais arrivĂ© avec lâun de ces messieurs auparavant. » Ce ne fut quâune fois dehors que je commençai vraiment Ă respirer. Et comme lâanimal humain est ennemi du changement et timide devant lâinconnu, je me surpris Ă me dire que vraiment cela me serait Ă©gal dâĂȘtre examinĂ© par le mĂȘme homme une autre fois. Mais quand le moment vint de lâĂ©preuve suivante, le portier me fit entrer dans une autre piĂšce, oĂč se voyait lâattirail, â qui mâĂ©tait maintenant familier, â de modĂšles de navires et de grĂ©ements, un tableau de signaux sur le mur, une longue table couverte de papiers officiels et qui portait Ă son extrĂ©mitĂ© un mĂąt dĂ©gréé. Lâunique occupant de cette piĂšce mâĂ©tait tout Ă fait inconnu de vue, sinon de rĂ©putation celle-ci, Ă vrai dire, Ă©tait exĂ©crable. Petit et robuste, autant que jâen pouvais juger, vĂȘtu dâun vieux veston brun, il se tenait accoudĂ© de la main il sâabritait les yeux et il tournait presque le dos Ă la chaise que je devais occuper de lâautre cĂŽtĂ© de la table. Immobile, mystĂ©rieux, lointain, Ă©nigmatique, avec, en outre, quelque chose de triste dans son attitude, il rappelait cette statue de Julien je crois de MĂ©dicis, qui sâabrite le visage sur la tombe que sculpta Michel-Ange, encore que notre homme fĂ»t loin, trĂšs loin dâĂȘtre beau. Il commença par essayer de me faire dire des sottises. Mais lâon mâavait prĂ©venu de cette disposition diabolique et je me mis Ă le contredire avec beaucoup dâassurance. Au bout dâun moment il y renonça. Jusque-lĂ cela allait bien. Mais son immobilitĂ©, ce gros coude appuyĂ© sur la table, cette voix brusque et malheureuse, ce visage abritĂ© et dĂ©tournĂ© devenaient de plus en plus impressionnants. Il resta un moment impĂ©nĂ©trablement silencieux, puis me supposant Ă bord dâun navire dâune certaine grandeur, en mer, dans certaines conditions de temps, de saison, de lieu, etc., etcâŠ, â tout cela parfaitement clair et prĂ©cis, â il me commanda dâexĂ©cuter une certaine manĆuvre. Je nâen Ă©tais encore quâĂ la moitiĂ©, quâil imagina une avarie au navire. Ă peine eussĂ©-je triomphĂ© de cette difficultĂ©, quâil en fit naĂźtre une autre, et quand je fus venu aussi Ă bout de celle-lĂ , il me colla un autre navire devant moi, me mettant ainsi dans une trĂšs dangereuse situation. Je me sentais quelque peu irritĂ© de cette ingĂ©niositĂ© Ă accumuler tant de difficultĂ©s sur un seul homme. â Je ne me serais certes pas mis dans de pareils draps, fis-je doucement. Jâaurais vu ce navire auparavant. » Il ne fit pas le moindre mouvement. â Non, vous ne lâauriez pas vu. Un brouillard Ă©pais. â Ah ! jâignorais, mâĂ©criai-je dâun air confus. Je suppose quâaprĂšs tout je rĂ©ussis Ă Ă©viter la catastrophe, en me rapprochant suffisamment de la vraisemblance, et cette horrible chose prit fin. Il faut vous dire que le sujet de lâĂ©preuve quâil me faisait subir, Ă©tait, paraĂźt-il, le passage dâun navire rentrant Ă son port, â une sorte de passage que je ne souhaiterais pas Ă mon pire ennemi. Ce navire imaginaire semblait vraiment en proie Ă la plus tenace des malĂ©dictions. Ă quoi bon raconter en dĂ©tail ses interminables infortunes quâil me suffise de dire que bien avant la fin, jâaurais volontiers Ă©changĂ© ce navire-lĂ contre le Vaisseau-FantĂŽme. En fin de compte, il me mit dans la Mer du Nord jâimagine et me gratifia dâune terre sous le vent semĂ©e de bancs de sable vraisemblablement la cĂŽte hollandaise. Comme distance 8 milles. LâĂ©vidence dâune si implacable animositĂ© me priva de lâusage de la parole pendant au moins une demi-minute. â Eh bien ! » me dit-il, car, Ă vrai dire nous avions jusquâalors marchĂ© bon train. â Il faut que je rĂ©flĂ©chisse un peu, Monsieur. â Il ne semble pas quâil y ait beaucoup de temps pour rĂ©flĂ©chir, murmura-t-il dâun ton sardonique, de dessous sa main. â Non, Monsieur, rĂ©pondis-je avec animation. Pas Ă bord dâun navire que je puis mâimaginer. Mais il sâest produit tant dâaccidents sur celui-ci que je ne peux rĂ©ellement pas me rappeler ce qui me reste pour manĆuvrer. » Toujours Ă demi dĂ©tournĂ© et se cachant les yeux, il grogna, Ă ma grande surprise. â Vous vous en ĂȘtes trĂšs bien tirĂ©. â Ai-je les deux ancres de bossoir, Monsieur ? lui dis-je. â Oui. Je me disposais alors, en derniĂšre ressource pour le navire, Ă mouiller les deux ancres de la maniĂšre la plus efficace, quand son systĂšme infernal pour Ă©prouver votre esprit dâinitiative se mit de nouveau de la partie. â Mais il nây a quâun cĂąble. Vous avez perdu lâautre. » CâĂ©tait vĂ©ritablement exaspĂ©rant. â Alors jâessaierais de les empenneler, sâil y a moyen, et de frapper le plus fort grelin du bord sur le bout de la chaĂźne avant de filer, et si ça cassait, ce qui est trĂšs probable, je laisserais courir. On nâaurait plus quâĂ partir en dĂ©rive. â Rien dâautre Ă faire. Hein ? â Non, Monsieur, je ne vois rien dâautre. » Il eut un petit rire amer. â Vous pourriez toujours faire votre priĂšre. » Il se leva, sâĂ©tira, et bĂąilla lĂ©gĂšrement. Il avait un large visage blĂȘme, et antipathique. Dâun ton bourru et ennuyĂ©, il me posa les questions dâusage sur les feux et les signaux et je sortis de la piĂšce avec plaisir, â reçu ! Quarante minutes ! Et de nouveau je me trouvai dehors arpentant Tower Hill, oĂč tant de braves gens avaient perdu la tĂȘte, faute probablement dâavoir assez de ressources pour la sauver. Et dans le fond de mon cĆur je ne voyais aucune objection Ă affronter de nouveau cet examinateur quand viendrait le moment de la troisiĂšme et derniĂšre Ă©preuve, un an plus tard environ. JâespĂ©rais mĂȘme que ce serait lui. Je savais maintenant Ă quoi mâen tenir sur lui, et quarante minutes ce nâest pas excessif, aprĂšs tout. Oui jâespĂ©rais vraiment⊠Mais pas le moins du monde. Quand je me prĂ©sentai pour passer lâexamen de capitaine au long cours, lâexaminateur qui me reçut Ă©tait un petit homme replet, avec une figure ronde et douce, des favoris gris et frisĂ©s, et des lĂšvres fraĂźches et loquaces. Il commença lâopĂ©ration par un bienveillant Voyons. Hum ! Si vous me disiez tout ce que vous savez sur les chartes-parties ». Et il continua jusquâau bout dans ce style-lĂ , se laissant aller en guise de commentaires Ă me raconter certaines circonstances de sa vie, puis sâinterrompant brusquement et revenant Ă son affaire. CâĂ©tait vraiment trĂšs intĂ©ressant. Dites-moi quelle est votre idĂ©e en fait de gouvernail de fortune ? » me demanda-t-il Ă brĂ»le-pourpoint, aprĂšs mâavoir racontĂ© une anecdote instructive Ă propos dâune question dâarrimage. Je lui dĂ©clarai que je nâavais jamais Ă la mer fait lâexpĂ©rience dâun gouvernail de fortune et je me contentai de lui donner deux exemples classiques, tirĂ©s dâun manuel. Il me dĂ©crivit en revanche un gouvernail de fortune quâil avait inventĂ©, il y avait bien des annĂ©es, alors quâil commandait un vapeur de tonnes. CâĂ©tait, je lâavoue, le plus ingĂ©nieux expĂ©dient quâon pĂ»t imaginer. Ăa peut vous servir un jour », dĂ©clara-t-il en maniĂšre de conclusion. Vous allez passer dans la marine Ă vapeur, tout le monde y va maintenant. » En cela il se trompait. Je nâai jamais, pour ainsi dire, appartenu Ă la marine Ă vapeur. Si je vis assez longtemps, je deviendrai une relique bizarre dâune Ă©poque de barbarie dĂ©funte, une sorte dâantiquitĂ© monstrueuse, le seul marin des Ăąges barbares qui nâait jamais, pour ainsi dire, appartenu Ă la marine Ă vapeur. Avant que lâexamen nâeĂ»t pris fin, il me donna quelques dĂ©tails fort intĂ©ressants sur le service des transports Ă lâĂ©poque de la guerre de CrimĂ©e. â Câest Ă peu prĂšs lâĂ©poque oĂč lâusage des grĂ©ements en acier est devenu gĂ©nĂ©ral, remarqua-t-il. JâĂ©tais un bien jeune capitaine Ă cette Ă©poque. Cela se passait avant votre naissance. â Oui, monsieur. Je suis de 1857. » â LâannĂ©e de la RĂ©volte, remarqua-t-il comme sâil se parlait Ă lui-mĂȘme puis, Ă©levant la voix, il ajouta que son navire se trouvait alors dans le golfe de Bengale et affrĂ©tĂ© par le gouvernement. » CâĂ©tait Ă©videmment dans le service des transports quâil avait fait sa carriĂšre, cet examinateur qui, Ă ma grande surprise, mâavait laissĂ© entrevoir son existence, Ă©veillant ainsi en moi le sentiment de la continuitĂ© de cette vie de la mer Ă laquelle, moi, jâĂ©tais venu du dehors, et donnant ainsi au mĂ©canisme des rapports officiels un accent dâintimitĂ© humaine. Je me sentais adoptĂ©. Son expĂ©rience Ă©tait un peu la mienne, comme sâil eĂ»t Ă©tĂ© mon ancĂȘtre. Tandis quâavec un soin laborieux il Ă©crivait mon nom qui est long il nâa pas moins de douze lettres[13] sur la feuille de papier bleu, il remarqua â Vous ĂȘtes dâorigine polonaise ? â Je suis nĂ© en Pologne, en effet, Monsieur. » Il posa sa plume et, se renversant en arriĂšre, se mit Ă me regarder comme sâil ne mâavait pas encore vu. â Il nây en a pas beaucoup de votre nationalitĂ© dans notre marine, nâest-ce pas ? Je ne me souviens pas dâen avoir jamais rencontrĂ© un, ni avant, ni aprĂšs que jâeus quittĂ© le service. Je ne me rappelle mĂȘme pas avoir entendu parler dâun seul. Vous ĂȘtes des gens de lâintĂ©rieur, nâest-ce pas ? â Oui, en effet. » Et je lui dis aussi que nous Ă©tions Ă©loignĂ©s de la mer non pas seulement par notre situation gĂ©ographique, mais encore par lâabsence complĂšte de toutes relations, mĂȘme indirectes, car nous nâĂ©tions pas une nation commerciale, mais purement agricole. Il me fit alors la singuliĂšre rĂ©flexion que jâĂ©tais venu de bien loin pour dĂ©buter dans la carriĂšre maritime comme si la carriĂšre maritime nâĂ©tait pas prĂ©cisĂ©ment de celles qui vous entraĂźnent loin de chez vous. Je lui rĂ©pondis en souriant que, sans aucun doute, jâaurais pu trouver un navire beaucoup plus prĂšs de mon lieu de naissance, mais tant quâĂ ĂȘtre marin, je mâĂ©tais dit que je serais un marin anglais et rien dâautre. CâĂ©tait le rĂ©sultat dâun choix dĂ©libĂ©rĂ©. Il fit un petit signe de tĂȘte, et comme il continuait Ă me regarder dâun air interrogateur, je poursuivis et lui avouai quâen venant, jâavais passĂ© quelque temps dans la MĂ©diterranĂ©e et aux Antilles. Je ne voulais pas me prĂ©senter dans la marine marchande anglaise tout Ă fait novice. Ă quoi bon lui dire que ma vocation avait Ă©tĂ© si forte que câĂ©tait Ă la mer quâil mâavait fallu jeter ma gourme. Ce nâĂ©tait lĂ que lâexacte vĂ©ritĂ©, mais il nâaurait sans doute pas compris la psychologie un peu exceptionnelle de ma vocation maritime. â Je suppose que vous nâavez jamais rencontrĂ© un de vos compatriotes, Ă la mer, nâest-ce pas ? » Jâavouai que cela ne mâĂ©tait jamais arrivĂ©. Lâexaminateur se laissait aller Ă bavarder. Quant Ă moi je nâavais aucune hĂąte Ă quitter la piĂšce. Pas la moindre. LâĂšre des examens Ă©tait close. Jamais plus je ne reverrais cet aimable homme qui Ă©tait mon ancĂȘtre professionnel, une sorte de grand-pĂšre dans le mĂ©tier. Au reste, il me fallait attendre quâil me fĂźt signe de me retirer ; il nây semblait pas disposĂ©. Comme il restait Ă me regarder en silence, jâajoutai â Mais jâai entendu dire quâil y en avait un, il y a quelques annĂ©es, qui servait comme mousse, Ă bord dâun navire de Liverpool, si je ne me trompe. â Comment sâappelait-il ? Je lui dis le nom. â Comment dites-vous cela ? demanda-t-il, Ă©carquillant les yeux en entendant ces Ă©tranges consonances. Je rĂ©pĂ©tai le nom trĂšs distinctement. â Comment Ă©crivez-vous cela ? Je le lui Ă©pelai. Il hocha la tĂȘte devant lâimpraticable nature de ce nom, et dĂ©clara â Il est aussi long que le vĂŽtre, nâest-ce pas ? Je nâĂ©prouvais aucune hĂąte. Jâavais mon brevet de capitaine au long-cours, et pour en faire le meilleur usage possible toute la vie sâĂ©tendait devant moi. Cela me paraissait trĂšs long. Je me livrai tranquillement Ă un petit calcul mental et lui dis â Pas tout Ă fait. Deux lettres de moins, Monsieur. â Vraiment ! » Lâexaminateur me tendit Ă travers la table la feuille bleue revĂȘtue de sa signature et se leva de sa chaise. Cela me paraissait mettre bien brusquement fin Ă nos relations et je me sentais presque peinĂ© dâavoir Ă me sĂ©parer de cet excellent homme qui avait commandĂ© un navire avant mĂȘme que le murmure de la mer ne fĂ»t parvenu jusquâĂ mon berceau. Il me tendit la main et me souhaita bonne chance. Il fit mĂȘme quelques pas avec moi vers la porte, et termina par un bienveillant conseil. â Je ne sais pas quelles sont vos intentions, mais il faut aller dans la marine Ă vapeur. Quand un homme a obtenu son brevet de capitaine, câest le moment. Si jâĂ©tais Ă votre place, jâirais dans la marine Ă vapeur. » Je le remerciai et derriĂšre moi je refermai dĂ©finitivement la porte sur lâĂšre des examens. Je ne mâĂ©loignai pas en hĂąte comme les deux premiĂšres fois. Câest Ă pas lents que je traversai ce Tower Hill oĂč avaient eu lieu bien des exĂ©cutions. Maintenant, me dis-je Ă moi-mĂȘme, je suis bel et bien capitaine au long-cours de la marine anglaise. » Ce nâest pas que jâeusse une idĂ©e exagĂ©rĂ©e de ce modeste succĂšs oĂč cependant ni la chance ni aucune influence Ă©trangĂšre nâavaient eu la moindre part. Ce fait, satisfaisant et obscur en soi, avait pour moi une certaine signification idĂ©ale. CâĂ©tait la rĂ©ponse Ă certain scepticisme dĂ©clarĂ©, et aussi Ă de fort peu aimables calomnies. Je mâĂ©tais justifiĂ© de ce quâon avait prĂ©tendu nâĂȘtre quâune stupide obstination ou un fantasque caprice. Je ne dirai pas quâun pays tout entier avait Ă©tĂ© bouleversĂ© par mon dĂ©sir dâaller Ă la mer. Mais pour un garçon de quinze Ă seize ans, assez sensible, lâagitation de son petit univers avait paru un Ă©vĂ©nement considĂ©rable. Si considĂ©rable mĂȘme, quâassez absurdement les Ă©chos sâen prolongent encore jusquâĂ maintenant. Je me surprends, dans des moments de solitude, Ă me rappeler les arguments et les reproches qui me furent opposĂ©s il y a trente-cinq ans par des voix qui se sont tues Ă jamais, et Ă trouver Ă rĂ©pondre des choses quâun enfant quâon attaquait ne pouvait alors trouver, simplement Ă cause du caractĂšre mystĂ©rieux que ses impulsions conservaient, mĂȘme pour lui. Je ne parvenais pas plus Ă comprendre que ceux qui me demandaient de mâexpliquer. Il nây avait aucun prĂ©cĂ©dent. Je crois vraiment que je suis le seul cas dâun enfant de ma nationalitĂ© et de mes antĂ©cĂ©dents, ayant aussi rĂ©solument rompu avec son entourage et ses associations. Car il faut comprendre quâil nây avait aucunement dans mon cas lâidĂ©e dâune carriĂšre ». De la Russie ou de lâAllemagne il ne pouvait ĂȘtre question. Ma nationalitĂ©, mes antĂ©cĂ©dents rendaient la chose impossible. Lâaversion nâĂ©tait pas aussi vive pour le service autrichien, et jâose dire que je nâaurais rencontrĂ© aucune difficultĂ© Ă me faire admettre Ă lâĂcole Navale de Pola. Il mâaurait fallu peut-ĂȘtre six mois de plus pour travailler lâallemand, mais je nâavais pas passĂ© lâĂąge de lâadmission, et pour le reste jâĂ©tais dans les conditions requises. On avait songĂ© Ă cet expĂ©dient pour pallier mon extravagance, mais pas moi. Je dois dire quâĂ cet Ă©gard on admit mon refus sans difficultĂ©. Cet ordre de sentiments Ă©tait assez comprĂ©hensible mĂȘme pour le moins bienveillant de mes critiques. On ne me demanda pas dâexplications lĂ -dessus la vĂ©ritĂ© est que ce que jâenvisageais nâĂ©tait aucunement la carriĂšre navale, mais lĂ mer. Le seul moyen dây parvenir, semblait-il, câĂ©tait par la France. Jâen connaissais au moins la langue, et de tous les pays dâEurope câest avec la France que la Pologne a le plus de rapport. On y avait des facilitĂ©s pour veiller un peu sur moi, les premiers temps. On Ă©crivit des lettres, on reçut des rĂ©ponses, on fit des arrangements en vue de mon dĂ©part pour Marseille, oĂč un excellent garçon nommĂ© Solary, sur lequel on avait fini par mettre la main grĂące Ă lâentremise de diverses relations en France, avait promis le plus gentiment du monde dâaider le jeune homme Ă trouver un navire convenable pour son premier dĂ©part, si, rĂ©ellement, il avait envie de goĂ»ter de ce mĂ©tier de chien[14]. Câest avec reconnaissance que jâassistai Ă tous ces prĂ©paratifs et si je nâen soufflai mot, ce que jâavais dit Ă mon dernier examinateur nâen Ă©tait pas moins parfaitement vrai. DĂ©jĂ la rĂ©solution dĂ©terminĂ©e que tant quâĂ ĂȘtre marin, il me fallait ĂȘtre marin anglais » Ă©tait formulĂ©e dans ma tĂȘte, quoique bien entendu en polonais. Je ne connaissais pas six mots dâanglais, et jâĂ©tais assez astucieux pour comprendre quâil Ă©tait prĂ©fĂ©rable de ne rien dire de mes projets. On me considĂ©rait dĂ©jĂ comme Ă moitiĂ© fou, du moins parmi nos relations les plus Ă©loignĂ©es. Le principal Ă©tait de partir. Je mettais toute ma confiance dans la lettre fort civile que cet excellent Solary avait Ă©crite Ă mon oncle, encore que je fusse un peu choquĂ© de la phrase oĂč il parlait du mĂ©tier de chien. Ce Solary Baptistin, quand je le vis en chair et en os, se trouva ĂȘtre un tout jeune homme, de trĂšs bonne apparence, avec une jolie barbe noire coupĂ©e court, un teint frais et deux yeux noirs, doux et joyeux. Il Ă©tait aussi jovial et aimable que pouvait le souhaiter un jeune garçon. Je dormais encore Ă poings fermĂ©s dans un modeste hĂŽtel situĂ© non loin du Vieux Port, aprĂšs ce voyage fatigant via Vienne, Zurich et Lyon, quand il fit irruption dans ma chambre, ouvrit tout dâun coup les volets au grand soleil de Provence-et me gourmanda impĂ©tueusement dâĂȘtre encore au lit Ă cette heure. Il mâeffraya le plus plaisamment du monde, en mâobjurguant Ă grand bruit dâavoir Ă me lever sur-le-champ et Ă partir sans dĂ©lai pour une campagne de trois ans dans les mers du Sud. Ă mots magiques ! une campagne de trois ans dans les mers du Sud ! Ce fut un bien heureux rĂ©veil, et son amitiĂ© se montra infatigable mais il ne considĂ©ra jamais avec beaucoup de solennitĂ© la question de me trouver un navire. Il avait Ă©tĂ© Ă la mer lui-mĂȘme, mais il lâavait quittĂ©e Ă lâĂąge de vingt-cinq ans, en voyant quâil pouvait gagner sa vie Ă terre dâune maniĂšre beaucoup plus agrĂ©able. Il Ă©tait apparentĂ© Ă un nombre incroyable dâexcellentes familles de Marseille, dâune certaine catĂ©gorie. Un de ses oncles Ă©tait un courtier maritime trĂšs cotĂ© et en relation avec de nombreux navires anglais dâautres membres de sa famille Ă©taient approvisionneurs de navires, voiliers, vendaient des chaĂźnes et des ancres, Ă©taient calfats, arrimeurs, charpentiers de navires. Son grand-pĂšre je crois Ă©tait un grand dignitaire dans son genre le syndic des pilotes. Je me fis des relations parmi eux tous, mais surtout parmi les pilotes. La premiĂšre journĂ©e que jâaie jamais passĂ©e entiĂšrement sur lâeau salĂ©e ce fut en qualitĂ© dâinvitĂ©, sur un grand bateau-pilote qui croisait parmi des rĂ©cifs, par un temps brumeux et ventĂ©, pour guetter les voiles des navires ou la fumĂ©e des vapeurs qui pourraient apparaĂźtre au-delĂ du phare de Planier qui, comme un trait blanc, coupait perpendiculairement la ligne dâhorizon balayĂ©e par le vent. Sous la dĂ©signation gĂ©nĂ©rale de le petit ami de Baptistin », je devins lâhĂŽte de la corporation des pilotes et je pus Ă mon grĂ© embarquer sur leurs bateaux, de nuit comme de jour. Jâai passĂ© bien des jours, et bien des nuits aussi, Ă croiser ainsi avec ces rudes et braves gens, sous les auspices de qui commença mon intimitĂ© avec la mer. Bien des fois le petit ami de Baptistin vit leurs honnĂȘtes mains jeter sur ses Ă©paules le caban des marins de la MĂ©diterranĂ©e, alors que, la nuit, sous la cĂŽte du ChĂąteau dâIf, nous guettions les lumiĂšres des navires. Leurs visages tannĂ©s par la mer, barbus ou rasĂ©s, maigres ou pleins, avec les yeux attentifs et ridĂ©s des pilotes, et parfois un mince anneau dâor au lobe dâune oreille poilue, se sont penchĂ©s sur mon enfance de marin. La premiĂšre manĆuvre que jâai eu lâoccasion dâobserver ça Ă©tĂ© lâaccostage des navires en mer, Ă toute heure, et par tous les temps. Ils me la montrĂšrent Ă satiĂ©tĂ©. Et plus dâune fois, dans quelque haute et sombre maison de la vieille ville, ils mâont invitĂ© Ă mâasseoir Ă leur table hospitaliĂšre ; leurs femmes aux voix fortes et aux larges fronts mâont servi la bouillabaisse dans des assiettes de grosse faĂŻence, et jâai causĂ© avec leurs filles, de robustes filles avec des profils purs, de superbes chevelures noires coiffĂ©es avec un art compliquĂ©, des yeux noirs, des dents Ă©blouissantes de blancheur. Je me fis aussi des relations dâun tout autre genre. Lâune dâentre elles, Mme Delestang, une fort belle dame qui avait un air impĂ©rieux et un port de statue, mâemmenait de temps Ă autre, sur le siĂšge de devant de sa voiture, au Prado, Ă lâheure des Ă©lĂ©gants. Elle appartenait Ă une vieille famille aristocratique du Midi. Par sa langueur un peu hautaine elle me faisait penser Ă Lady Dedlock dans le Bleak House de Dickens, une des Ćuvres du maĂźtre pour laquelle je ressens depuis lâenfance une telle admiration, ou plutĂŽt une affection si intense et si irraisonnĂ©e, que les faiblesses mĂȘmes mâen sont plus prĂ©cieuses que les qualitĂ©s de beaucoup dâĆuvres dâautres Ă©crivains. Je lâai lu je ne sais combien de fois, en polonais comme en anglais je lâai encore relu lâautre jour et, par une interversion qui nâa rien de surprenant, Lady Dedlock, dans le livre, me rappelle Ă©normĂ©ment la belle Mme Delestang. Son mari tandis que je leur faisais face Ă tous deux, avec son nez fin et osseux, et sa physionomie parfaitement exsangue, Ă©troite et comme emboĂźtĂ©e, pour ainsi dire, dans de courts favoris, nâavait rien du grand air » ni de la solennitĂ© de cour de Sir Leicester Dedlock. Il nâappartenait quâĂ la haute bourgeoisie et câĂ©tait le banquier chez qui lâon mâavait ouvert un modeste crĂ©dit. CâĂ©tait un royaliste si ardent, â ou plutĂŽt si glacĂ©, si momifiĂ©, â quâil employait dans la conversation courante des tournures de phrases, contemporaines, pourrais-je dire, du bon roi Henri et quand il parlait dâargent, il comptait non pas en francs, comme le vulgaire troupeau de ces Français athĂ©es dâaprĂšs la RĂ©volution, mais, dans cette monnaie surannĂ©e, que sont les Ă©cus, â Ă©cus de toutes les unitĂ©s monĂ©taires du monde, â comme si Louis XIV dans sa royale splendeur se promenait encore par les jardins de Versailles, et comme si la direction des affaires maritimes Ă©tait encore confiĂ©e aux soins de M. de Colbert. Vous admettrez que pour un banquier du dix-neuviĂšme siĂšcle, câĂ©tait lĂ un caractĂšre assez singulier. Fort heureusement Ă la banque qui occupait une partie du rez-de-chaussĂ©e de lâhabitation des Delestang en ville, dans une rue silencieuse et ombragĂ©e on tenait les comptes en monnaie moderne, si bien que je nâeus jamais de difficultĂ© Ă faire comprendre mes dĂ©sirs aux graves et dĂ©coratifs employĂ©s, lĂ©gitimistes je suppose qui ne parlaient quâĂ demi-voix dans la perpĂ©tuelle pĂ©nombre de lourdes fenĂȘtres grillĂ©es, derriĂšre de sombres et anciens comptoirs, sous de hauts plafonds que soutenaient de lourdes corniches. Quand jâen sortais jâĂ©prouvais toujours la sensation de franchir le seuil du temple dâune religion trĂšs digne mais parfaitement temporelle. CâĂ©tait gĂ©nĂ©ralement dans ces occasions-lĂ que, sous la porte cochĂšre, Lady DedâŠ, je veux dire Mme Delestang, en apercevant le salut que je lui adressais, me faisait, avec une aimable autoritĂ©, signe dâapprocher de la voiture et dâun ton de nonchalance amusĂ©e, dĂ©clarait Venez donc faire un tour avec nous. » Ă quoi le mari ajoutait Câest ça. Allons, montez, jeune homme. » Il me questionnait parfois, dâun air entendu mais avec une dĂ©licatesse et un tact parfaits, sur lâemploi de mon temps, et il ne manquait jamais dâexprimer lâespoir que jâĂ©crivais rĂ©guliĂšrement Ă mon trĂšs honorĂ© oncle ». Je ne faisais aucun mystĂšre de la façon dont jâemployais mon temps, et jâimagine que mes rĂ©cits naĂŻfs Ă propos des pilotes ou autres gens, divertissaient Mme Delestang autant que cette ineffable dame pouvait trouver de divertissement au bavardage dâun jeune homme plein de ses nouvelles expĂ©riences parmi des gens Ă©tranges et dâĂ©tranges sensations. Elle nâexprimait aucune opinion et parlait fort peu avec moi ; et pourtant son portrait se trouve suspendu dans la galerie de mes souvenirs intimes, fixĂ© lĂ par un bref et fugitif Ă©pisode. Un jour, aprĂšs que la voiture mâeut dĂ©posĂ© au coin dâune rue, elle me tendit la main et dâune lĂ©gĂšre pression retint la mienne un moment. Tandis que son mari, immobile, regardait droit devant lui, elle se pencha en avant dans la voiture pour me dire, en mettant une trĂšs lĂ©gĂšre nuance dâavertissement dans son intonation languissante Il faut, cependant, faire attention de ne pas gĂącher sa vie. » Je nâavais jamais vu son visage si prĂšs du mien auparavant. Le cĆur mâen battit un peu et jâen demeurai pensif toute la soirĂ©e. Certes, il faut, aprĂšs tout, faire attention de ne pas gĂącher sa vie. Mais elle ne savait pas, â personne ne pouvait savoir, â combien ce danger-lĂ me semblait impossible. VII Se peut-il que quelque grave extrait dâun ouvrage dâĂ©conomie politique apaise, modĂšre, transforme en une froide intuition de lâavenir les transports dâun premier amour ? Cela se conçoit-il, je vous le demande ? Est-ce possible ? Serait-ce convenable ? Le pied sur le bord mĂȘme de la mer et, me voyant sur le point dâembrasser le plus cher de mes rĂȘves, quel sens pouvait bien avoir pour ma juvĂ©nile passion le bien veillant conseil de ne pas gĂącher ma vie ? CâĂ©tait le plus inattendu, et le dernier aussi, des nombreux conseils que jâavais reçus. Il me paraissait trĂšs bizarre, et prononcĂ© comme il lâĂ©tait, en prĂ©sence mĂȘme de mon enchanteresse, ce me semblait ĂȘtre la voix de la sottise, la voix de lâignorance. Mais je nâĂ©tais ni assez endurci ni assez sot pour nây pas reconnaĂźtre aussi la voix de la bontĂ©. En outre le caractĂšre vague de ce conseil que pouvait, en effet, bien signifier cette phrase gĂącher sa vie » ? retenait lâattention par son air de profondeur sagace. En tout cas, comme je lâai dĂ©jĂ dit, les paroles de la belle Mme Delestang me laissĂšrent rĂȘveur toute la soirĂ©e. Jâessayai de comprendre ce fut en vain, car je nâenvisageais pas la vie comme une entreprise que lâon pouvait mal conduire. Jâabandonnai mes rĂ©flexions un peu avant minuit, heure Ă laquelle, sans ĂȘtre hantĂ© ni par les fantĂŽmes du passĂ© ni par une vision de lâavenir, je descendis jusquâau quai du Vieux-Port rejoindre le bateau-pilote de mes amis. Je savais oĂč il attendait ses hommes, derriĂšre le Fort, dans un petit canal, Ă lâentrĂ©e du port. Les quais dĂ©serts semblaient trĂšs blancs et secs dans ce clair de lune, et comme gelĂ©s par lâair vif de cette nuit de dĂ©cembre. Un ou deux rĂŽdeurs sâesquivaient sans bruit un douanier, Ă allure militaire, le sabre au cĂŽtĂ©, arpentait le quai, juste sous les beauprĂ©s dâune longue rangĂ©e de navires, amarrĂ©s par lâavant, face au long mur lĂ©gĂšrement cintrĂ© de hautes maisons qui semblaient ne former quâun seul bĂątiment immense et abandonnĂ©, avec dâinnombrables fenĂȘtres bien closes. Seul, çà et lĂ , un petit cafĂ© Ă matelots jetait une lueur jaune sur le reflet bleutĂ© des pavĂ©s. En les longeant, on entendait Ă lâintĂ©rieur un murmure de voix, â rien de plus. Comme tout Ă©tait tranquille sur ces quais, cette derniĂšre nuit que je passai Ă la mer avec les pilotes de Marseille ! Aucun bruit de pas, sauf le mien, aucun soupir, pas mĂȘme le confus Ă©cho de lâhabituelle dĂ©bauche qui allait son train dans dâinnommables ruelles de la vieille ville, ne parvenait Ă mon oreille, â et soudain, dans un terrible tintamarre de vitres et de ferraille, lâomnibus de la Joliette qui faisait son dernier voyage de la journĂ©e tourna le coin du mur qui fait face Ă la masse anguleuse et caractĂ©ristique du Fort Saint-Jean. Ses trois chevaux attelĂ©s de front trottaient en faisant sonner le pavĂ© sous leurs sabots, et la bruyante machine jaune brinquebalait violemment Ă leur suite, fantastique, Ă©clairĂ©e, parfaitement vide, avec son conducteur, apparemment endormi sur son siĂšge branlant, dominant ce singulier tapage. Je mâaplatis haletant contre le mur. Puis aprĂšs avoir fait quelques pas Ă tĂątons dans lâombre du fort qui projetait sur le canal une obscuritĂ© plus profonde que celle dâune nuit nuageuse, jâaperçus la faible lumiĂšre dâune lanterne posĂ©e sur le quai et distinguai des silhouettes emmitouflĂ©es qui, de divers cĂŽtĂ©s, se dirigeaient vers elle. Ce sont les pilotes de la troisiĂšme compagnie qui se hĂątent pour embarquer. Trop endormis pour causer ils montent Ă bord en silence. Mais on entend quelques grognements et un Ă©norme bĂąillement. Lâun dâeux soupire avec lassitude et lance un Ah ! coquin de sort ! » Le patron de la troisiĂšme compagnie il y avait Ă cette Ă©poque, je crois, cinq compagnies de pilotes est le beau-frĂšre de mon ami Solary Baptistin, câest un homme de quarante ans, large de poitrine, avec de robustes Ă©paules, et un regard franc et pĂ©nĂ©trant qui cherche sans cesse votre regard. Il mâaccueille Ă demi-voix avec un cordial HĂ© ! lâami. Comment va ? » Avec sa moustache coupĂ©e, sa large figure ouverte, empreinte dâune expression Ă©nergique et placide Ă la fois, câest un beau spĂ©cimen du MĂ©ridional calme. Car il y a un type mĂ©ridional chez lequel la volatile passion du Midi se transforme en une calme Ă©nergie. Il est blond, mais personne ne le prendrait pour un homme du Nord, mĂȘme Ă la faible lueur de la lanterne posĂ©e sur le quai. Il vaut une douzaine de Normands ou de Bretons ordinaires dâailleurs, sur toute lâĂ©tendue des rivages de la MĂ©diterranĂ©e, on nâen trouverait pas une demi-douzaine de sa trempe. Debout prĂšs de la barre, il tire sa montre de dessous sa grosse veste et se penche pour la regarder Ă la lumiĂšre que la lanterne projette dans le bateau. Câest lâheure. De sa voix au timbre agrĂ©able il commande tranquillement Larguez. » Un bras sâallonge immĂ©diatement et retire la lanterne du quai, puis dâune pesĂ©e rĂ©guliĂšre, quatre lourds avirons font glisser, hors de lâombre immobile du Fort, le gros bateau chargĂ© de ses hommes. Lâeau de lâavant-port Ă©tincelle sous la lune comme si on y avait jetĂ© des millions de sequins, et la longue jetĂ©e blanche luit comme une lourde barre dâargent. Avec un grincement de poulies et un glissement soyeux, la voile se remplit dâune petite brise si pĂ©nĂ©trante quâelle pourrait provenir de cette lune glacĂ©e, et le bateau, quand cesse le bruit des avirons quâon rentre, semble au repos, entourĂ© dâun mystĂ©rieux murmure si faible et si peu terrestre que ce pourrait ĂȘtre le bruissement des rayons de la lune Ă©tincelante qui ruisselle comme une averse sur cette mer dure, lisse, sans ombre. Je me rappelle parfaitement cette derniĂšre nuit passĂ©e avec les pilotes de la troisiĂšme compagnie. Jâai depuis lors connu le charme des clairs de lune sur des mers et des cĂŽtes variĂ©es, des cĂŽtes de forĂȘts, de rochers, de dunes, â mais jamais magie si parfaitement rĂ©vĂ©latrice dâun caractĂšre insoupçonnĂ©, comme si lâon pouvait contempler la nature mystique des choses matĂ©rielles. Des heures durant, je crois, lâon nâĂ©changea pas une parole Ă bord de ce bateau. Assis sur deux rangs en face lâun de lâautre, les pilotes sommeillaient, les bras croisĂ©s, le menton sur la poitrine. Ils portaient des coiffures des plus variĂ©es des casquettes de drap, de laine, de cuir, Ă oreilles, Ă glands, un ou deux pittoresques bĂ©rets ronds abaissĂ©s sur les yeux et un vieux grand-pĂšre, Ă figure osseuse et rasĂ©e, avec un nez crochu, portait un manteau Ă capuchon qui lui donnait lâair dâun moine que menait Dieu sait oĂč cette silencieuse compagnie de marins, â tranquilles comme des morts. Les doigts me dĂ©mangeaient de tenir la barre et au moment voulu mon ami, le patron, me la confia, comme le cocher de la famille laisse un gamin tenir les rĂȘnes, pendant une partie du chemin qui nâoffre aucun danger. Une grande solitude nous entourait les Ăźlots en avant, Monte-Cristo et le ChĂąteau dâIf, en pleine lumiĂšre, semblaient flotter vers nous, tant Ă©tait rĂ©guliĂšre et imperceptible la marche de notre bateau Tenez-le dans le sillage de la lune », me murmura tranquillement le patron en sâasseyant pesamment Ă lâarriĂšre et en cherchant sa pipe. Le stationnement des pilotes, par un temps comme celui-lĂ , nâĂ©tait quâĂ un mille ou deux Ă lâOuest des Ăźlots et bientĂŽt, comme nous approchions de lâendroit, le bateau que nous allions relever nous apparut soudain qui rentrait, coupant, noir et sinistre, le sillage de la lune sous une aile noire, tandis que notre voile devait leur apparaĂźtre comme une vision de blancheur rayonnante. Sans changer notre marche le moins du monde, nous glissĂąmes Ă une longueur dâaviron lâun de lâautre. Du bateau qui venait Ă notre rencontre nous parvint un appel traĂźnant et sardonique. InstantanĂ©ment, comme par enchantement, notre douzaine de pilotes se mit sur pied, dâun coup. Une incroyable babel dâexclamations railleuses Ă©clata, Ă©change de propos joyeux, animĂ©s et volubiles qui dura jusquâĂ ce que nos arriĂšres fussent Ă hauteur, leur bateau brillant maintenant Ă nos yeux, avec sa voile Ă©tincelante, tandis que pour eux nous devenions une barque noire qui sâĂ©loignait sous une aile sombre. Cet extraordinaire tapage cessa presque aussi soudainement quâil avait commencĂ© ; dâabord lâun dâeux en eut assez et reprit sa place, puis ce fut un autre, puis trois ou quatre Ă la fois, et quand avec des murmures et des rires Ă©touffĂ©s tout ce bruit eut cessĂ©, on en entendit qui riaient encore sous cape. Le grand-pĂšre semblait sâamuser beaucoup au fin fond de son capuchon. Il ne sâĂ©tait pas joint aux autres pour lancer des plaisanteries, il nâavait pas fait le moindre mouvement. Il Ă©tait restĂ© tranquillement Ă sa place au pied du mĂąt. Jâavais entendu dire, depuis longtemps quâil avait le rang de matelot lĂ©ger dans la flotte qui, de Toulon, avait fait voile pour la conquĂȘte de lâAlgĂ©rie en lâan de grĂące 1830. Et, Ă vrai dire, jâavais pu voir et examiner Ă loisir un des boutons de son caban rapiĂ©cĂ©, le seul bouton de cuivre qui sây trouvĂąt et qui portait, gravĂ©s, les mots Ăquipages de ligne. Cette sorte de bouton a disparu, si je ne me trompe, en mĂȘme temps que le dernier des Bourbons. Je lâai conservĂ© du temps de mon service », mâexpliqua-t-il en agitant sa frĂȘle tĂȘte de vautour. Il nâavait vraisemblablement pas ramassĂ© cette relique dans la rue. Il paraissait certainement assez vieux pour avoir combattu Ă Trafalgar, ou du moins pour y avoir Ă©tĂ© petit servant de gargousse. Peu de temps aprĂšs que jâeus fait sa connaissance il mâavait racontĂ© dans un jargon franco-provençal et dâune mĂąchoire Ă©dentĂ©e et branlante, que quand il Ă©tait un galopin pas plus haut que ça », il avait vu lâempereur NapolĂ©on Ă son retour de lâĂźle dâElbe. CâĂ©tait la nuit, racontait-il assez vaguement et sans y mettre la moindre animation, Ă un endroit en pleine campagne entre FrĂ©jus et Antibes. On avait allumĂ© un grand feu prĂšs dâun croisement de routes. La population de plusieurs villages sây Ă©tait rĂ©unie, vieux et jeunes, jusquâĂ des enfants dans les bras, parce que les femmes sâĂ©taient refusĂ©es Ă rester chez elles. De grands soldats coiffĂ©s dâĂ©normes bonnets Ă poil, formaient le cercle face Ă tous ces gens, en silence ; leurs yeux graves et leurs grosses moustaches suffisaient Ă tenir tout le monde Ă distance. Lui, comme un impudent petit galopin », il sâĂ©tait faufilĂ© parmi la foule, et avait rampĂ© sur les mains et les genoux aussi prĂšs quâil lâavait pu des jambes dâun grenadier, et lĂ il avait aperçu, debout et absolument immobile dans la clartĂ© du feu un petit homme gras, coiffĂ© dâun tricorne, boutonnĂ© dans un long manteau droit, avec une grosse figure pĂąle inclinĂ©e sur une Ă©paule, et qui avait un peu lâair dâun prĂȘtre. Il avait les mains derriĂšre le dos⊠Il paraĂźt que câĂ©tait lâEmpereur », ajoutait lâancien avec un lĂ©ger soupir. Ă plat-ventre par terre, le gamin contemplait ce spectacle de tous ses yeux, quand mon pauvre pĂšre », qui avait couru partout Ă la recherche de son enfant, fondit sur lui et le tira de lĂ par lâoreille. Ce rĂ©cit avait bien lâair dâun souvenir authentique. Je lâentendis Ă plusieurs reprises, dans les mĂȘmes termes. Le grand-pĂšre mâhonorait dâune prĂ©dilection spĂ©ciale, quelque peu embarrassante. Les extrĂȘmes se touchent. Il Ă©tait lâaĂźnĂ© de beaucoup de cette Compagnie, dont jâĂ©tais temporairement le bĂ©bĂ© dâadoption, si je puis dire. Personne ne pouvait se rappeler depuis quand il Ă©tait pilote trente, quarante ans. Lui-mĂȘme nâen Ă©tait pas sĂ»r, mais on pourrait le savoir, dĂ©clarait-il, dâaprĂšs les archives du bureau du pilotage. Il y avait des annĂ©es quâil Ă©tait retraitĂ©, mais il sortait avec les pilotes par la force de lâhabitude, et comme mon ami le patron de la Compagnie me le confia une fois dans un murmure Le vieux ne fait pas de mal. Il ne nous gĂȘne pas. » Ils le traitaient avec une dĂ©fĂ©rence bourrue. De temps Ă autre lâun dâentre eux lui faisait une remarque, mais personne ne faisait rĂ©ellement attention Ă ce quâil pouvait dire. Il avait survĂ©cu Ă sa force, Ă son utilitĂ©, Ă sa sagesse. Il portait de longs bas verts tirĂ©s jusquâau-dessus du genou par-dessus son pantalon, une espĂšce de bonnet de nuit en laine sur son crĂąne chauve et des sabots aux pieds. Sans son caban Ă capuchon il avait lâair dâun paysan. Une douzaine de mains se tendaient pour lâaider Ă descendre dans le bateau, mais ensuite on lâabandonnait Ă ses pensĂ©es. Il ne faisait naturellement aucun travail, sauf parfois de dĂ©marrer quelque filin quand on lui criait HĂ©, lâAncien ! larguez donc le bout, lĂ , Ă votre main. » Ou quelque chose de facile dans ce genre. Personne ne prĂȘta la moindre attention au vieux qui riait sous cape dans les profondeurs de son capuchon. Il continua encore longtemps avec un plaisir intense. Il avait Ă©videmment conservĂ© intacte cette innocence dâesprit qui sâamuse dâun rien. Mais quand il eut Ă©puisĂ© son hilaritĂ©, il affirma, dâune voix chevrotante Faut pas compter faire grandâchose par une nuit comme ça ! » Personne ne releva sa remarque. CâĂ©tait Ă©vident. On ne pouvait pas sâattendre Ă voir un voilier rentrer au port par une pareille nuit de rĂȘveuse splendeur et de paix spirituelle. Il nous faudrait tirer des bordĂ©es nonchalamment dans les limites fixĂ©es de notre stationnement, et Ă moins quâune brise fraĂźche ne se levĂąt avec le jour, nous dĂ©barquerions avant le lever du soleil sur un petit Ăźlot qui, Ă deux milles de nous brillait comme un morceau de clair de lune pĂ©trifiĂ©, afin dây casser une croĂ»te et de boire un coup de vin Ă mĂȘme la bouteille ». LâopĂ©ration mâĂ©tait familiĂšre. Le robuste bateau, dĂ©lestĂ© de son Ă©quipage, nicherait son flanc Ă mĂȘme le rocher, â tant est parfaite la douceur unie de la mer classique, dans ses bons jours. Une fois la croĂ»te cassĂ©e et avalĂ©e la gorgĂ©e de vin â ce nâĂ©tait littĂ©ralement pas plus que cela avec cette race sobre, â les pilotes passeraient leur temps Ă taper du pied sur les dalles salĂ©es par la mer et Ă souffler dans leurs doigts gourds. Un ou deux misanthropes sâen iraient se percher sur des rochers, comme des oiseaux de mer Ă allure humaine et Ă goĂ»ts solitaires ; les plus sociables Ă©changeraient des racontars par petits groupes gesticulants et toujours lâun de mes hĂŽtes fouillerait lâhorizon vide avec le tube de cuivre de la longue-vue, un objet lourd et dâapparence meurtriĂšre qui appartenait Ă la collectivitĂ© et qui ne cessait de passer de main en main. Puis vers midi câĂ©tait un jour de service court, â le service long durait vingt-quatre heures, une autre Ă©quipe de pilotes viendrait nous relever, et nous mettrions le cap sur le vieux port PhĂ©nicien, que dominait et surveillait du haut dâune aride colline dâun gris de poussiĂšre, la masse Ă raies rouges et blanches de Notre-Dame de la Garde. Tout se passa comme je lâavais prĂ©vu dans la plĂ©nitude de ma trĂšs rĂ©cente expĂ©rience. Mais il arriva en outre quelque chose que je nâavais pas prĂ©vu, quelque chose qui me fait encore me souvenir de ma derniĂšre sortie avec les pilotes. Câest ce jour-lĂ que ma main toucha, pour la premiĂšre fois, le flanc dâun navire anglais. Aucune brise fraĂźche ne sâĂ©tait levĂ©e avec lâaube, lâair Ă©tait devenu seulement un peu plus vif Ă mesure que le ciel vers lâEst, de plus en plus brillant et vitreux, sâĂ©tait Ă©clairĂ© dâune lueur nette et incolore. Nous Ă©tions tous sur lâĂźlot quand la longue-vue dĂ©couvrit un vapeur, un point noir gros comme un insecte posĂ© sur la ligne nette de lâhorizon. Rapidement on le vit Ă©merger jusquâĂ sa ligne de flottaison et il montra bientĂŽt une coque Ă©lancĂ©e dâoĂč partait un long panache de fumĂ©e inclinĂ© dans le sens opposĂ© au soleil levant. Nous embarquĂąmes en hĂąte, et nous nous Ă©lançùmes sur notre proie, mais nous nâavancions guĂšre quâĂ trois milles Ă lâheure. CâĂ©tait un gros cargo, dâun type quâon ne rencontre plus Ă la mer, avec une coque noire, une superstructure basse, peinte en blanc, trois mĂąts puissants et de nombreuses vergues Ă sa misaine deux hommes se tenaient Ă lâĂ©norme roue de la barre, â le gouvernail Ă vapeur nâĂ©tait pas encore dâun usage courant, â et sur la passerelle, on distinguait en outre trois gros hommes vĂȘtus dâĂ©paisses vestes bleues, avec des visages rouges emmitouflĂ©s, et des bonnets en pointe, â tous les officiers du bord probablement. Il y a des navires que jâai rencontrĂ©s plus dâune fois et que jâai bien connus de vue, mais dont jâai oubliĂ© les noms mais celui de ce navire que je nâai vu quâune fois il y a si longtemps, dans la rose clartĂ© dâun froid et pĂąle lever de soleil, je ne lâai jamais oubliĂ©. Comment lâaurais-je pu ! le premier navire anglais sur le flanc duquel jâeus jamais posĂ© ma main ! Son nom, â jâen lus chaque lettre Ă lâavant du navire, â Ă©tait James Westoll. Pas trĂšs romanesque, me direz-vous. Le nom dâun armateur du Nord, un armateur considĂ©rable, bien connu et universellement respectĂ©. James Westoll ! Quel meilleur nom un honorable et laborieux navire aurait-il pu porter ? Le groupement mĂȘme de ses lettres Ă©veille encore en moi le sentiment romanesque que jâĂ©prouvai en prĂ©sence de ce navire immobile, et qui empruntait une grĂące idĂ©ale Ă lâaustĂšre puretĂ© de la lumiĂšre. Nous nous trouvions alors tout prĂšs du vapeur et dâune soudaine impulsion je mâoffris Ă descendre dans le canot qui devait mettre le pilote Ă bord, tandis que notre bateau, poussĂ© par ce faible souffle que nous avions eu durant toute la nuit, glissait prĂšs du flanc noir et luisant du navire. Quelques coups dâaviron nous mirent au long du bord, et ce fut alors que, pour la premiĂšre fois de ma vie, je mâentendis adresser la parole en anglais, ce langage de mon choix secret, de mon avenir, des longues amitiĂ©s, des profondes affections, des heures de labeur et des heures de loisir, et des heures solitaires aussi, des livres lus, des pensĂ©es poursuivies, des Ă©motions remĂ©morĂ©es, â et mĂȘme de mes rĂȘves ! Et aprĂšs lâavoir vu façonner cette part de moi-mĂȘme qui ne peut dĂ©pĂ©rir si je nâose le revendiquer comme mien, câest du moins, en tout cas, le langage de mes enfants. Câest ainsi que de petits Ă©vĂ©nements deviennent mĂ©morables avec le temps. Quant Ă la qualitĂ© des paroles quâon mâadressait, je ne peux pas dire quâelle fut particuliĂšrement frappante. Trop peu nombreuses pour atteindre Ă lâĂ©loquence et dâune intonation dĂ©pourvue de charme, elles consistaient exactement en trois mots Look out there ! que grognait au-dessus de ma tĂȘte une voix enrouĂ©e. Elles provenaient dâun individu gros et gras il avait un double menton manifeste et poilu, vĂȘtu dâune chemise de laine bleue et dâun vaste pantalon tirĂ© trĂšs haut jusquâĂ la poitrine, par une paire de bretelles parfaitement visibles. Comme il nây avait pas de bastingage Ă lâendroit oĂč il se trouvait, mais seulement une barre et des Ă©pontilles, je pus embrasser dâun coup dâĆil sa volumineuse personne depuis les pieds jusquâau sommet dâun chapeau mou noir, posĂ© comme un absurde cĂŽne Ă rebords sur sa grosse tĂȘte. Lâaspect massif et grotesque de cet homme je pense que ce devait ĂȘtre le lampiste me surprit beaucoup. Le cours de mes lectures, de mes rĂȘves, de mon dĂ©sir de la mer ne mâavait pas prĂ©parĂ© Ă rencontrer un frĂšre dâarmes de ce genre. Je nâai jamais revu pareille silhouette si ce nâest dans les illustrations des fort divertissants rĂ©cits de chalands et de caboteurs quâa publiĂ©s M. W. W. Jacobs mais le talent que M. Jacobs apporte Ă plaisanter de pauvres et innocents marins, dans une prose qui, si extravagante quâen soit la joyeuse intention, est toujours artistiquement adaptĂ©e Ă la vĂ©ritĂ© dâobservation, nâexistait pas encore. Peut-ĂȘtre M. Jacobs lui-mĂȘme nâĂ©tait-il pas encore de ce monde. Je suppose que sâil avait fait rire sa nourrice, câĂ©tait Ă peu prĂšs tout ce quâil lui avait Ă©tĂ© donnĂ© dâaccomplir Ă cette Ă©poque lointaine. Aussi, je le rĂ©pĂšte, je ne pouvais vraiment pas ĂȘtre prĂ©parĂ© Ă la vue de ce matelot enrouĂ©. Lâobjet de son bref discours Ă©tait dâattirer mon attention sur un bout de filin quâil me lança incontinent. Je le saisis, quoique vraiment ce ne fĂ»t pas nĂ©cessaire, le navire Ă ce moment nâayant plus de mouvement. Ensuite, tout se passa trĂšs rapidement. Le canot arriva, heurtant lĂ©gĂšrement le flanc du vapeur le pilote, empoignant lâĂ©chelle de corde, avait dĂ©jĂ grimpĂ© la moitiĂ© des Ă©chelons avant mĂȘme que je me fusse aperçu que notre tĂąche Ă©tait terminĂ©e le tintement Ă©touffĂ© du tĂ©lĂ©graphe de la chambre des machines vint frapper mon oreille Ă travers la plaque de tĂŽle mon compagnon dans le canot me pressait de dĂ©border et quand je mâappuyai sur le flanc lisse du premier navire anglais que jâeusse jamais touchĂ© de ma vie, je le sentis dĂ©jĂ qui palpitait sous ma paume. Il vint lĂ©gĂšrement Ă lâOuest, pour mettre le cap sur le minuscule phare de la jetĂ©e de la Joliette qui, dans le lointain, se dĂ©tachait Ă peine contre la terre. Le canot dansa dans le clapotement du sillage et, me retournant sur mon banc, je suivis des yeux le James Westoll. Avant quâil nâeĂ»t fait un quart de mille il hissa son pavillon comme le prescrivent les rĂšglements de port Ă lâarrivĂ©e et au dĂ©part des navires. Je le vis soudain qui flottait Ă son mĂąt. Le Pavillon Rouge[15] ! Dans lâatmosphĂšre translucide et incolore qui baignait tout ensemble les masses fauves et grises de cette cĂŽte mĂ©ridionale, les Ăźlots livides, la mer dâun bleu pĂąle et vitreux sous le ciel pĂąle et vitreux de ce froid lever de soleil, câĂ©tait, â aussi loin que lâĆil pouvait atteindre, â la seule tache de couleur vive, semblable Ă une flamme, intense, et bientĂŽt aussi minuscule que cette petite Ă©tincelle rouge que le reflet concentrĂ© dâun grand feu allume au cĆur dâun globe de cristal. Le Pavillon Rouge ! chaud morceau dâĂ©tamine, flottant au loin sur les mers, symbolique et protecteur, et qui devait ĂȘtre, pendant tant dâannĂ©es, lâunique toit au-dessus de ma tĂȘte. Laviolette en gelĂ©e et en sirop. Ă feuilles poilues ou non, en forme de coeur ou de rein, portĂ©es ou non sur une tige, Ă fleurs blanches, jaunes, bleues ou violettes, avec ou sans stolon
Accueil > Recettes > GelĂ©e de vin rouge0/50 commentaires1/120 minâątrĂšs facileâąbon marchĂ©IngrĂ©dients1litre1 dl de vin rouge puissant1 branche de romarin frais1 de poivre noir concassĂ©90 g de sucre gĂ©lifiantEn cliquant sur les liens, vous pouvez ĂȘtre redirigĂ© vers dâautres pages de notre site, ou sur simplement vos courses en drive ou en livraison chez vos enseignes favoritesUstensiles1 EntonnoirLes meilleurs entonnoirs1 casseroleTop 3 des batteries de casseroles1 Top 5 des meilleures passoires16,90âŹ1 balance de cuisineTop des meilleures balancesEn cliquant sur les liens, vous pouvez ĂȘtre redirigĂ© vers dâautres pages de notre site, ou sur total 20 minPrĂ©paration15 minRepos-Cuisson5 minĂtape 1Porter le vin Ă Ă©bullition avec le romarin et le poivre. Ătape 2Le passer Ă la passoire. Ătape 3Remettre le vin dans une casserole. Ătape 4Ajouter le sucre et laisser bouillir 3 mn. Ătape 5Laisser toutes les recettesNote de l'auteur Accompagne Ă merveille la chasse. »C'est terminĂ© ! Qu'en avez-vous pensĂ© ?Ajouter ma photoDonnez votre avisGelĂ©e de vin rougeSoif de recettes ?On se donne rendez-vous dans votre boĂźte mail !DĂ©couvrir nos newslettersPoires et gelĂ©e de vin rouge Ă©picĂ©GelĂ©e de vin blanc aux Ă©picesGelĂ©e de vin de SauternesPLUS DE RECETTESGelĂ©e de vin blanc au piment d'EspeletteTerrine de porc en gelĂ©e de vin blancVerrines de fraise sur gelĂ©e de vinGelĂ©e de groseillesGelĂ©e de coingFondue vigneronne au vin rougeGelĂ©e de framboises Sauce Ă©chalote au vin rougePoulet au vin rougeFraises au vin rougeLapin en gelĂ©eCanard en cocotte au vin rougeDiots au vin rouge Lapin aux champignons et au vin rougeCrĂšme de cassis au vin rougeMagrets de canard au vin rouge et aux poiresGelĂ©e de coingsBolognaise mijotĂ©e au vin rougeMarmiton magEt si vous vous abonniez ?Câest la meilleure façon de ne rater aucun numĂ©ro, de faire des Ă©conomies et de se rĂ©galer tous les deux mois En plus vous aurez accĂšs Ă la version numĂ©rique pour lire vraiment les super offres
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