PorterĂ  Ă©bullition et laisser cuire 20mn environ. Filtrer l’eau de cuisson dans le saladier contenant les coings. Jeter les trognons et les Ă©pluchures. Verser les coings et l’eau dans la marmite, et cuire 30mn environ, jusqu’à ce que les coings soient bien cuits. PrĂ©lever 500g de coings cuits pour la pĂąte. Passer au moulin Ă  lĂ©gumes.
TĂ©lĂ©charger l'article TĂ©lĂ©charger l'article Les goyaves sont de dĂ©licieux fruits dont le jus a Ă©tĂ© dĂ©crit, au cours de l'Histoire, comme le nectar des dieux ». Ne vous laissez pas sĂ©duire uniquement par le jus, l'intĂ©gralitĂ© de la goyave peut faire office de gouter savoureux. Cette derniĂšre pourra vous donner l'impression d'entrer au paradis, mĂȘme si vous ĂȘtes au bureau. 1 Cherchez la goyave la plus molle que vous pouvez trouver. Plus la goyave sera molle, plus elle sera sucrĂ©e et par consĂ©quent savoureuse. Gardez en tĂȘte qu'en contrepartie, c'est parce que la goyave est extrĂȘmement molle qu'elle est extrĂȘmement pĂ©rissable. Une fois que vous avez achetĂ© ou rĂ©coltĂ© vos goyaves, vous avez environ deux jours avant qu'elles ne pourrissent, selon la maturitĂ© du fruit au moment oĂč vous l'achetez [1] . Afin de dĂ©terminer si une goyave est mure, pressez-la doucement. Si elle s'affaisse lĂ©gĂšrement sous vos doigts, c'est qu'elle est mure. 2Faites attention au moindre dĂ©faut des goyaves. TĂąchez de sĂ©lectionner des goyaves sans dĂ©fauts. Les dĂ©fauts ou les taches peuvent indiquer que le fruit est pourri ou qu'il n'aura pas le meilleur gout possible. 3PrĂȘtez attention Ă  la couleur de la goyave. Les goyaves mures sont passĂ©es d'un vert vif Ă  une couleur plus douce, entre le jaune et le vert. Si vous dĂ©celez une touche de rose sur le fruit, c'est qu'il est parfaitement mĂ»r. Si vous ne trouvez aucune goyave jaune, il est toujours possible d'acheter des goyaves vertes et d'attendre qu'elles murissent [2] . 4Sentez-les avant de les choisir. Si les goyaves sont parfaitement mures, vous devriez pouvoir les sentir sans mĂȘme avoir Ă  les approcher de votre nez. Si vous avez dĂ©jĂ  mangĂ© des goyaves, sĂ©lectionnez des goyaves qui ont la mĂȘme odeur que leur gout [3] . 1Lavez vos goyaves. Lavez chaque goyave minutieusement, puisque la peau est comestible. Rincez le fruit sous l'eau froide, afin d'Ă©liminer les bactĂ©ries. SĂ©chez vos goyaves en les essuyant avec des serviettes en papier. 2 Placez une goyave sur une planche Ă  dĂ©couper. À l'aide d'un couteau, coupez votre goyave en deux. Les couteaux munis d'une lame dentelĂ©e se rĂ©vĂšlent ĂȘtre les plus pratiques pour ouvrir une goyave. Vous pouvez soit la couper en deux, soit la dĂ©couper en tranches plus fines [4] . 3Mangez votre goyave. Il est possible de manger toute la goyave la peau et le reste ou de dĂ©guster uniquement la chair Ă  l'aide d'une cuillĂšre. Dans les deux cas, vous vous rĂ©galerez. Certaines personnes aiment ajouter des assaisonnements Ă  leur goyave, tels que de la sauce soja, du sucre ou mĂȘme du vinaigre. 4Conservez le reste de goyave si vous ne mangez pas tout. Il est possible d'envelopper les restes de goyave dans du film plastique et de les conserver jusqu'Ă  quatre jours au rĂ©frigĂ©rateur. Si vous ne pensez pas manger les restes dans les quatre jours, vous devriez alors congeler votre goyave. Les goyaves surgelĂ©es peuvent ĂȘtre conservĂ©es au congĂ©lateur jusqu'Ă  huit mois [5] . 1Vous souhaitez ajouter une note tropicale Ă  votre prochaine sauce BBQ ? RĂ©alisez une sauce barbecue Ă  la goyave. Cette combinaison sucrĂ©e salĂ©e accompagnera vos festins et vous mettra sur le chemin du paradis. 2Essayez de prĂ©parer des pĂątisseries Ă  la goyave. Vous avez assez vu ces Ă©ternels pains aux raisins ? Pourquoi ne pas agrĂ©menter vos petits dĂ©jeuners avec quelque chose de nouveau ? 3PrĂ©parez une dĂ©licieuse gelĂ©e de goyave. Troquez les gelĂ©es aux parfums habituels avec quelque chose d'un peu plus tropical. Il est mĂȘme possible de rĂ©aliser de la gelĂ©e parsemĂ©e de vĂ©ritables morceaux de goyave. 4AmĂ©liorez le classique cocktail Mimosa avec du jus de goyave. PlutĂŽt que de mĂ©langer du jus d'orange au vin mousseux, versez du jus de goyave dans votre Mimosa Ă  la place. Versez simplement le vin mousseux, un trait de jus de goyave et ajoutez une ou deux cerises confites. Conseils Sachez repĂ©rer les fruits murs. Les goyaves deviennent gĂ©nĂ©ralement jaunes, marron ou vertes lorsqu'elles sont mures. Faites attention aux graines lorsque vous mangez de la goyave. RĂ©fĂ©rences À propos de ce wikiHow RĂ©sumĂ© de l'articleXPour dĂ©guster une goyave, commencez par la choisir verte, virant au jaune, et souple que vous appuyez dessus avec un doigt. Choisissez la goyave la plus tendre possible, mais qui ne prĂ©sente aucune tache ni imperfection. Rincez le fruit Ă  l’eau froide, puis placez-la sur une planche Ă  dĂ©couper et coupez-la en deux ou en fines rondelles. Vous pouvez la manger en la mordant ou Ă  l'aide d'une petite cuillĂšre. Vous pouvez Ă©galement vous en servir pour faire des sauces, des gĂąteaux, ou des cocktails. Pour savoir comment conserver une goyave entamĂ©e ou la cuisiner, poursuivez la lecture ! Cette page a Ă©tĂ© consultĂ©e 99 021 fois. Cet article vous a-t-il Ă©tĂ© utile ?
Dansun article pour Salon, Bibi Hutchings Ă©crit Ă  propos d’avoir essayĂ© la gelĂ©e de vin de June Juanico, qui est sortie avec Elvis Presley.Hutchings explique pourquoi la gelĂ©e de vin devrait ĂȘtre plus populaire. Elle appelle « l’amour Ă  la premiĂšre bouchĂ©e » et dit que puisque vous pouvez utiliser n’importe quel type de vin que vous voulez, la saveur de la gelĂ©e dĂ©pend
Comment manger moins gras ? - © Nicolas LobbestaĂ«l Pour cuisiner Ă  la fois ultra lĂ©ger et savoureux, on s’inspire des idĂ©es de Jean-François PiĂšge. À quoi sert le gras ?Les matiĂšres grasses donnent du goĂ»t et sont responsables de la texture des plats. Elles jouent un rĂŽle essentiel dans les cuissons oĂč elles forment un film entre le produit viande, poisson, lĂ©gumes et la source de chaleur poĂȘle, casserole. Pour les Ă©liminer, ou les rĂ©duire, il faut user de techniques alternatives. Ses sauces lĂ©gĂšres Pour donner de la consistance sans recours aux corps gras, trempez 4 feuilles de gĂ©latine dans l’eau froide. Essorez-les, faites-les fondre dans 30 cl de bouillon de lĂ©gumes chaud avant de laisser prendre au frais. Mixez la gelĂ©e jusqu’à parvenir Ă  une texture lisse, et incorporez-la aux sauces », suggĂšre le chef. Vinaigrette fouettez 4 cuil. Ă  cafĂ© de sauce Worcestershire, 1 cuil. Ă  soupe de vinaigre de vin, 3 cuil. Ă  soupe de gelĂ©e de bouillon, sel et poivre. AĂŻoli fouettez 1 cuil. Ă  soupe de moutarde, 1 jaune d’Ɠuf, 1 cuil. Ă  soupe de vinaigre de vin. Ajoutez 30 cl de gelĂ©e de bouillon, montez le tout en mayonnaise au mixeur. Mixez 4 cuil. Ă  soupe de cette mayonnaise avec 1/2 gousse d’ail hachĂ©e et 10 pistils de safran. Ajoutez 2 cuil. Ă  soupe de fromage blanc 0 % et remixez. RĂ©servez 15 mn. Servez. Sauce caesar mixez 1/2 gousse d’ail, 1 Ɠuf dur Ă©miettĂ©, 4 filets d’anchois dessalĂ©s, 1 cuil. Ă  soupe de moutarde, du Tabasco, 1 cuil. Ă  cafĂ© de sauce Worcestershire et 3 cuil. Ă  soupe de fromage blanc 0 % jusqu’à l’obtention d’une texture lisse. Ajoutez 4 cuil. Ă  soupe de fromage blanc Ă  0 %. Mixez de nouveau. Ajoutez le jus de 1/2 citron. Mixez Ă  nouveau. Servez. Sauce vierge coupez 20 tomates cerises en quatre. Dans un bol, dĂ©posez 1 citron vert pelĂ© Ă  vif et coupĂ© en morceaux, 1 Ă©chalote Ă©mincĂ©e et 1 cuil. Ă  soupe de sauce soja. Arrosez du jus d’1 citron vert, laissez mariner 1 h. Mixez 15 tomates cerises, filtrez et rĂ©cupĂ©rez le jus. Versez ce jus sur la marinade, ajoutez de la fleur de sel et 1 cuil. Ă  soupe de basilic Ă©mincĂ©. Servez le cuissons originales Dans du riz dĂ©posez 8 asperges blanches Ă©pluchĂ©es dans un plat Ă  gratin. Recouvrez-les de 400 g de riz basmati cuit. Enfournez 14 mn Ă  200 °C th. 6. Laissez reposer et servez. Entre deux assiettes posez 50 g de pousses d’épinards rincĂ©es et essorĂ©es sur une assiette. Disposez dessus un filet de merlu. Placez cette assiette sur une casserole d’eau bouillante, tel un couvercle. Couvrez-la d’une seconde assiette, posĂ©e Ă  l’envers. Laissez cuire 1 mn, retournez le poisson. AprĂšs 1 Ă  2 mn, ajoutez 50 g de pousses d’épinards lavĂ©es et rincĂ©es sur le poisson. Laissez cuire 1 mn encore, assaisonnez de poudre d’ail, de vadouvan et de sel. Servez. Sur du sel faites chauffer 100 g de gros sel dans une poĂȘle. DĂ©posez-y 1 pavĂ© de saumon sur la peau. Couvrez 3 mn, puis faites cuire 5 Ă  6 mn sans couvercle. Ôtez la peau et servez le saumon avec une sauce fromage blanc 0 %, raifort rĂąpĂ© et bas l’hyper restriction Tous ceux qui suivent Jean-François PiĂšge, chef 2 Ă©toiles, dans Top Chef » le savent ces derniers mois, il a fondu d’une quarantaine de kilos. Je n’ai pas surveillĂ© drastiquement mon alimentation mais j’ai Ă©tĂ© accompagnĂ© par un acupuncteur. Je n’incite personne Ă  se lancer dans un rĂ©gime hyper restrictif », prĂ©cise-t-il. Reste que les astuces de ZĂ©ro Gras » sont le fruit de son expĂ©rience personnelle et ont, pour certaines, rejoint la carte de ses restaurants ! ZĂ©ro Gras », de Jean-François PiĂšge Ă©d. Hachette Cuisine.
\n\n\n\n \n\n\n \n\navec quoi manger de la gelée de vin
Quenous faut-il ? 1 poulet de 1,5 kilo, 1 pied de veau pour la gelĂ©e, 2 saucisses Ă  cuire, ÂŒ de litre de vin blanc, 1 oignon, 1 poireau, 6 carottes, 1 bouquet garni. Des tomates, des Ɠufs durs, des feuilles de salade, des cornichons pour dĂ©corer le plat de service. Un moule rectangulaire en plastique, en pyrex ou en tĂŽle.
Les Chiens Peuvent-ils Manger Des FĂšves Ă  La GelĂ©e? Jellybeans Est-il Sans Danger Pour Les Chiens ?SommaireLes Chiens Peuvent-ils Manger Des FĂšves Ă  La GelĂ©e? Jellybeans Est-il Sans Danger Pour Les Chiens ?Les Bonbons Ă  La GelĂ©e Sont Mauvais Pour Les Chiens. Sucre Xylitol CafĂ©ine Additifs artificiels Pectine Non. Les Jellybeans doivent ĂȘtre Ă©vitĂ©s par les chiens. Les chiens sont souvent trĂšs reconnaissants pour un bonbon. Certaines personnes donnent des bonbons aux chiens en rĂ©compense, mais ils ne les apprĂ©cient souvent pas. Bien que les bonbons Ă  la gelĂ©e ne soient pas aussi nocifs pour les chiens que le chocolat, ils peuvent nuire Ă  leur santĂ© Ă  long terme. Cet article explique pourquoi les bonbons Ă  la gelĂ©e sont une mauvaise nouvelle pour les chiens. Les Bonbons Ă  La GelĂ©e Sont Mauvais Pour Les Chiens. Les bonbons Ă  la gelĂ©e sont extrĂȘmement sucrĂ©s si vous les avez dĂ©jĂ  essayĂ©s. Voici le problĂšme. La consommation de sucre peut augmenter le risque d’obĂ©sitĂ© chez le chien. Ceci est un sĂ©rieux problĂšme. Aux États-Unis, 30% sont obĂšses. L’obĂ©sitĂ© peut entraĂźner certains cancers et maladies cardiaques chez votre ami Ă  quatre pattes. Les bonbons Ă  la gelĂ©e n’ont Ă©galement aucune valeur nutritionnelle pour votre animal de compagnie. Les bonbons Ă  la gelĂ©e peuvent en fait avoir un effet nĂ©gatif sur la santĂ© des chiens car ils contiennent de nombreux ingrĂ©dients. Ces ingrĂ©dients comprennent Sucre Les bonbons Ă  la gelĂ©e sont trĂšs populaires en raison de leur teneur Ă©levĂ©e en sucre. Bien que les chiens puissent tolĂ©rer un peu de sucre, les bonbons Ă  la gelĂ©e sont trop sucrĂ©s pour eux. Des niveaux Ă©levĂ©s de sucre peuvent entraĂźner une prise de poids et mĂȘme des caries dentaires. MĂȘme les bonbons Ă  la gelĂ©e occasionnels peuvent causer des maux d’estomac si votre chien n’est pas habituĂ© aux friandises sucrĂ©es autant qu’il le devrait. Xylitol Le xylitol peut ĂȘtre dĂ©crit comme un Ă©dulcorant artificiel. Il est utilisĂ© dans les produits sucrĂ©s sans sucre tels que les bougies, les chewing-gums et les gĂąteaux. Bien que le xylitol soit sans sucre, il peut nĂ©anmoins ĂȘtre nocif pour la santĂ© de votre chien. Des recherches ont montrĂ© que le xylitol peut ĂȘtre toxique pour les chiens mĂȘme lorsqu’il est pris en petites quantitĂ©s. Ce composĂ© est absorbĂ© par le pancrĂ©as du chien, qui libĂšre de grandes quantitĂ©s d’insuline. L’hypoglycĂ©mie faible glycĂ©mie est causĂ©e par une augmentation des niveaux d’insuline. L’hypoglycĂ©mie peut provoquer des symptĂŽmes comme la lĂ©thargie et le dĂ©lire confusion, des convulsions, des nausĂ©es, des vomissements, une insuffisance hĂ©patique et mĂȘme la mort. L’hypoglycĂ©mie peut conduire au coma et mĂȘme Ă  la mort dans des cas extrĂȘmes. Si votre chien mange accidentellement des bonbons Ă  la gelĂ©e contenant de l’hypoglycĂ©mie, vous devez les emmener immĂ©diatement chez le vĂ©tĂ©rinaire. CafĂ©ine Bien que la cafĂ©ine ne soit pas un ingrĂ©dient courant dans les produits Ă  base de bonbons, certaines entreprises de bonbons l’incluent dans leurs bonbons. Ils les appellent des bonbons Ă  la gelĂ©e sportifs. Ces bonbons Ă  la gelĂ©e sont Ă©galement prĂ©sentĂ©s comme des boosters d’énergie et ont un niveau de sucre plus Ă©levĂ© que les bonbons Ă  la gelĂ©e ordinaires. La cafĂ©ine peut avoir un large Ă©ventail d’effets sur les chiens. La cafĂ©ine peut affecter le comportement des chiens et les rendre hyperactifs. Cela augmente Ă©galement leur frĂ©quence cardiaque, ce qui pourrait entraĂźner de graves problĂšmes de santĂ© comme l’hypertension artĂ©rielle. Additifs artificiels Pour augmenter les ventes de produits, certains fabricants mĂ©langent des colorants, des arĂŽmes ou d’autres additifs artificiels. Vous pouvez voir que la plupart des additifs artificiels sont nocifs pour les chiens. Pectine Parce qu’elle agit comme un gĂ©lifiant, la pectine donne aux bonbons leur texture. La pectine est une fibre soluble, elle peut donc ĂȘtre bĂ©nĂ©fique pour les chiens lorsqu’elle est prise en petites quantitĂ©s. La pectine peut aider Ă  lutter contre la diarrhĂ©e en Ă©paississant les selles des chiens. La pectine peut Ă©galement absorber toute l’eau dans l’estomac des chiens. Cela peut causer de la constipation et d’autres problĂšmes digestifs.
ï»żHorsdu feu retirer le citron et la cannelle avant d'ajouter le sucre, bien remuer pour le faire fondre puis remettre sur le feu, ajouter l'eau-de-vie, porter Ă  Ă©bullition en remuant rĂ©guliĂšrement 3. Laisser bouillir jusqu'au point de prise,mettre en bocaux stĂ©rilisĂ©s et chauds et fermer. 4.
Table des matiĂšres NOTE DU TRADUCTEUR NOTE DE L’AUTEUR PRÉFACE FAMILIÈRE I II III IV V VI VII Ce livre numĂ©rique À VALERY LARBAUD en souvenir de l’auteur qui l’aimait, en tĂ©moignage de l’affection du traducteur. NOTE DU TRADUCTEUR Ce livre, Ă©crit au cours des annĂ©es 1908 et 1909 Ă  Someries, Aldington Kent parut d’abord sous le titre de Some Reminiscences, dans l’ English Review » du numĂ©ro de dĂ©cembre 1908 au numĂ©ro de juin 1909 inclusivement. Lors de cette publication, l’ouvrage Ă©tait divisĂ© en deux parties la premiĂšre se terminant avec le chapitre IV. Cette division fut abandonnĂ©e par la suite. En 1911, l’auteur Ă©crivit l’introduction intitulĂ©e A Familiar Preface. En 1912, ces Souvenirs parurent en un volume, Ă  Londres, chez l’éditeur Eveleigh Nash, sous le litre de Some Reminiscences, et, la mĂȘme annĂ©e, Ă  New York, chez Harpers & Bros, sous celui de A Personal Record, titre qui fut adoptĂ© par l’auteur pour toutes les Ă©ditions suivantes aussi bien en Angleterre qu’aux États-Unis. Une réédition de cet ouvrage par Dent & Sons, Ă  Londres, en 1919, fut l’occasion de la Note de l’Auteur que l’on trouvera Ă©galement ici. * * * La plus grande partie de cette traduction avait dĂ©jĂ  passĂ© sous les yeux de Joseph Conrad qui prenait particuliĂšrement Ă  cƓur la version française de ses Ɠuvres nous lui en portions les derniers feuillets le jour mĂȘme oĂč survint soudainement sa mort, le 3 aoĂ»t dernier. Son amitiĂ© s’était plu Ă  en relire avec nous toutes les pages il avait lui-mĂȘme choisi le titre sous lequel paraĂźt ce volume. C’est Ă  ses cĂŽtĂ©s que nous avons, mot Ă  mot, revĂ©cu ces Souvenirs » qui rĂ©vĂšlent l’esprit et le cƓur de cet homme admirable on pourra donc comprendre avec quel sentiment nous les livrons aujourd’hui au public français. Septembre 1924. G. NOTE DE L’AUTEUR La rĂ©impression de ce livre sous une nouvelle forme ne rĂ©clame pas Ă  proprement parler une autre PrĂ©face. Mais puisque des remarques personnelles sont ici parfaitement Ă  leur place, je saisis l’occasion, dans cette Note », de relever deux assertions qui ont rĂ©cemment paru dans la Presse, Ă  mon sujet. L’une d’elles a trait Ă  la langue dont je me sers. J’ai toujours eu l’impression que l’on me considĂ©rait comme une sorte de phĂ©nomĂšne c’est lĂ  une situation qui ne me paraĂźt souhaitable que dans un cirque. Il faut ĂȘtre douĂ© d’un tempĂ©rament spĂ©cial, pour se complaire Ă  commettre des actes singuliers, et cela, par pure vanitĂ©. Le fait que je n’écris pas dans ma langue maternelle a Ă©tĂ© naturellement l’occasion de frĂ©quents commentaires dans les comptes-rendus que l’on a publiĂ©s de mes diffĂ©rents ouvrages ou dans les articles plus Ă©tendus qui m’ont Ă©tĂ© consacrĂ©s. Je suppose que c’était inĂ©vitable et ces commentaires Ă©taient, d’ailleurs, des plus flatteurs pour la vanitĂ©. Il n’y a toutefois, en cette affaire, place pour aucune vanitĂ©. Je n’en saurais avoir. Et le premier objet de cette Note est de dĂ©cliner le mĂ©rite d’avoir accompli lĂ  un acte de volontĂ© dĂ©libĂ©rĂ©. L’impression s’est rĂ©pandue que j’avais choisi entre deux langues, – le français et l’anglais –, qui m’étaient toutes deux Ă©trangĂšres. Cette impression est inexacte. Elle a pris naissance, me semble-t-il, dans un article Ă©crit par Sir Hugh Clifford et publiĂ©, je crois, au cours de l’annĂ©e 1898. Quelque temps auparavant, Sir Hugh Clifford Ă©tait venu me voir. Il est, sinon le premier, du moins l’un des deux premiers amis que mon Ɠuvre m’a faits, l’autre est M. Cunninghame Graham qu’avait sĂ©duit l’un de mes premiers contes L’avant-poste du progrĂšs ». Ces amitiĂ©s qui ne se sont jamais dĂ©menties depuis lors comptent parmi mes biens les plus prĂ©cieux. M. Hugh Clifford il n’avait pas encore de titre Ă  cette Ă©poque venait de publier son premier volume d’Esquisses malaises. Je fus naturellement ravi de le voir et trĂšs touchĂ© des choses aimables qu’il trouva Ă  me dire sur mes premiers romans et sur quelques-uns de mes contes dont la scĂšne se passe dans l’Archipel malais. Je me rappelle qu’aprĂšs m’avoir dit nombre de choses capables de faire rougir jusqu’à la racine des cheveux ma modestie outragĂ©e, il finit par me dĂ©clarer, avec l’assurance ferme et pourtant aimable d’un homme habituĂ© Ă  dire d’amĂšres vĂ©ritĂ©s mĂȘme Ă  des potentats orientaux dans leur intĂ©rĂȘt, cela va sans dire – que, somme toute, je ne connaissais rien aux Malais. Je ne l’ignorais certes pas. Je n’avais jamais prĂ©tendu le moins du monde possĂ©der pareille connaissance et je lui rĂ©pliquai je m’étonne encore aujourd’hui de mon impertinence Bien sĂ»r que je ne connais rien aux Malais. Si je savais seulement la centiĂšme partie de ce que vous et Frank Swettenham savez des Malais, je ferais tomber tout le monde Ă  la renverse. » Il jeta vers moi un regard aimable mais ferme et nous Ă©clatĂąmes de rire tous les deux. Au cours de cette trĂšs agrĂ©able visite qui eut lieu il y a vingt ans, mais est restĂ©e trĂšs prĂ©sente Ă  mon esprit, nous abordĂąmes de nombreux sujets entre autres, les caractĂšres particuliers Ă  diverses langues et c’est ce jour-lĂ  que mon ami partit avec l’impression que j’avais exercĂ© un choix dĂ©libĂ©rĂ© entre le français et l’anglais. Par la suite, lorsque l’amitiĂ© qui n’est pas pour lui un mot vide de sens le poussa Ă  Ă©crire sur Joseph Conrad une Ă©tude dans la North American Review », il communiqua cette impression au public. Je suis probablement responsable de ce malentendu, car ce n’est rien d’autre. J’ai dĂ» mal m’exprimer au cours d’un de ces entretiens amicaux et intimes, oĂč l’on ne surveille pas ses phrases avec soin. Ce que je voulais dire, je m’en souviens bien, c’était que si j’avais Ă©tĂ© dans la nĂ©cessitĂ© de faire un choix entre les deux langues, et quoique je connusse assez bien le français et que cette langue me fĂ»t familiĂšre depuis l’enfance, j’aurais apprĂ©hendĂ© d’avoir Ă  m’exprimer dans une langue aussi parfaitement cristallisĂ©e ». Ce fut, je crois, le mot que j’employai. Puis nous passĂąmes Ă  autre chose. Il me fallut lui parler un peu de moi, et ce qu’il me raconta de son Ɠuvre en ExtrĂȘme-Orient, son ExtrĂȘme-Orient dont je n’avais eu, moi, qu’un aperçu rapide et nuageux, Ă©tait du plus vif intĂ©rĂȘt. Le gouverneur actuel de la NigĂ©rie ne se rappelle peut-ĂȘtre pas aussi bien que moi notre conversation, mais je suis sĂ»r qu’il ne se formalisera pas de me voir apporter ce que dans le langage diplomatique on appelle une rectification », Ă  une opinion qui lui fut exprimĂ©e par un Ă©crivain obscur dont sa gĂ©nĂ©reuse sympathie l’avait poussĂ© Ă  se faire un ami. La vĂ©ritĂ© est que la facultĂ© d’écrire en anglais m’est aussi naturelle que toute autre aptitude que je peux possĂ©der de naissance. J’ai le sentiment Ă©trange et pĂ©nĂ©trant qu’elle a toujours fait partie inhĂ©rente de moi-mĂȘme. L’anglais n’a jamais Ă©tĂ© pour moi une question de choix ni d’adoption. La simple idĂ©e d’un choix ne m’est jamais venue Ă  l’esprit. Et quant Ă  une adoption, eh bien, certes, il y a eu adoption mais c’est moi qui ai Ă©tĂ© adoptĂ© par le gĂ©nie de la langue celui-ci, dĂšs que j’eus franchi la pĂ©riode des bĂ©gaiements, s’empara de moi Ă  tel point que ses idiomes mĂȘmes, je le crois fermement, ont exercĂ© une action directe sur mon tempĂ©rament et façonnĂ© mon caractĂšre, encore plastique Ă  cette Ă©poque. Ce fut une action trĂšs intime et, par lĂ -mĂȘme, trĂšs mystĂ©rieuse. Il serait aussi difficile de l’expliquer que de tenter d’expliquer un amour Ă  premiĂšre vue. Cette rencontre eut le caractĂšre d’une re-connaissance exaltĂ©e, presque physique, oĂč une sorte d’abandon Ă©mu se mĂȘlait Ă  l’orgueil de la possession, tout cela rĂ©uni dans l’émerveillement d’une grande dĂ©couverte mais il ne s’y trouvait pas cette ombre du terrible doute qui s’étend jusque sur la flamme de nos pĂ©rissables passions. Tout y donnait l’assurance que c’était pour toujours. Objet d’une dĂ©couverte et non d’un hĂ©ritage, l’infĂ©rioritĂ© mĂȘme du titre ne rend la facultĂ© que plus prĂ©cieuse, impose Ă  celui qui la possĂšde l’obligation perpĂ©tuelle de demeurer digne de sa magnifique fortune. Mais on dirait que je tente ici une explication, – tĂąche que j’ai prĂ©cisĂ©ment dĂ©clarĂ©e impossible. Si l’on peut encore admettre que, dans le domaine de l’action, l’Impossible recule devant l’esprit indomptable des hommes ; l’Impossible, dans le domaine de l’analyse, tiendra toujours bon sur un point ou un autre. Tout ce que je puis demander, aprĂšs avoir pendant tant d’annĂ©es fait usage de cette langue avec dĂ©votion, et non sans que des doutes, des imperfections, des hĂ©sitations vinssent accumuler l’angoisse dans mon cƓur, c’est le droit qu’on me croie quand je dis que si je n’avais pas Ă©crit en anglais, je n’aurais pas Ă©crit du tout. L’autre remarque que je dĂ©sire faire ici est Ă©galement une rectification, mais d’un genre moins direct. Elle n’a rien Ă  voir avec le mode d’expression. Elle a trait d’une autre façon Ă  ma qualitĂ© d’auteur. Il ne m’appartient pas de critiquer mes juges, d’autant plus que j’ai toujours eu l’impression d’en obtenir plus que justice. Mais il me semble que leur constante sympathie a attribuĂ© Ă  des raisons de race et Ă  des influences historiques, une bonne part de ce qui, je crois, n’appartient simplement qu’à l’individu. Rien n’est plus Ă©tranger que ce qu’on appelle dans le monde littĂ©raire l’esprit slave », au tempĂ©rament polonais avec sa tradition de self-government », son sentiment chevaleresque des contraintes morales et son respect exagĂ©rĂ© des droits individuels sans parler du fait important que toute la mentalitĂ© polonaise, occidentale par nature, a Ă©tĂ© Ă©duquĂ©e par l’Italie et la France, et, historiquement, n’a jamais cessĂ©, mĂȘme en matiĂšre religieuse, de demeurer en sympathie avec les courants les plus libĂ©raux de la pensĂ©e europĂ©enne. Une vue impartiale de l’humanitĂ© Ă  ses divers degrĂ©s de splendeur ou de misĂšre, jointe Ă  des Ă©gards spĂ©ciaux pour les droits de ceux qui ne sont pas les privilĂ©giĂ©s de ce monde, – et cela non pas pour des raisons mystiques, mais par simple solidaritĂ© et en vue d’une entraide honorable –, tel fut le caractĂšre dominant de l’atmosphĂšre mentale et morale des maisons qui abritĂšrent ma hasardeuse enfance objets d’une conviction calme et profonde, Ă  la fois durable et consĂ©quente, et aussi Ă©loignĂ©e qu’il se peut de cet humanitarisme qui ne semble ĂȘtre qu’une affaire de nerfs exaspĂ©rĂ©s ou de conscience morbide. L’un des plus bienveillants d’entre mes critiques a cru devoir attribuer certains caractĂšres de mon Ɠuvre au fait que je suis, Ă  ce qu’il dit, le fils d’un rĂ©volutionnaire ». Aucune Ă©pithĂšte ne pourrait moins s’appliquer Ă  un homme douĂ© d’un sentiment aussi profond de la responsabilitĂ© dans le domaine des idĂ©es, et aussi indiffĂšrent aux suggestions de l’ambition personnelle que l’était mon pĂšre. Pourquoi a-t-on, dans toute l’Europe, appliquĂ© l’épithĂšte rĂ©volutionnaire » aux soulĂšvements polonais de 1831 et de 1863, je ne peux vraiment pas le comprendre. Ces soulĂšvements ont Ă©tĂ© purement et simplement des rĂ©voltes contre une domination Ă©trangĂšre. Les Russes eux-mĂȘmes, les ont appelĂ©s des rĂ©bellions », ce qui, Ă  leur point de vue, Ă©tait l’exacte vĂ©ritĂ©. Parmi les hommes qui prirent part aux prĂ©liminaires de l’insurrection de 1863, mon pĂšre n’était pas plus rĂ©volutionnaire » que les autres, si par ĂȘtre rĂ©volutionnaire » on entend travailler Ă  dĂ©truire un systĂšme politique et social. C’était simplement un patriote, au sens oĂč un homme, pĂ©nĂ©trĂ© de l’esprit d’une existence nationale, ne peut supporter de voir cet esprit asservi. ÉvoquĂ©e ici publiquement pour tenter de justifier l’Ɠuvre de son fils, que cette figure de mon passĂ© ne se dissipe pas avant que j’ajoute encore quelques mots. Durant mon enfance j’ai assurĂ©ment fort peu connu les travaux de mon pĂšre, car je n’avais pas tout Ă  fait douze ans quand il est mort. Ce que j’ai vu de mes propres yeux, ce furent les funĂ©railles publiques, les rues dĂ©gagĂ©es, la foule silencieuse mais je comprenais parfaitement bien que c’était lĂ  une manifestation de l’esprit national qui saisissait une occasion favorable. Cette foule de gens du peuple, tĂȘte nue, ces jeunes gens de l’UniversitĂ©, ces femmes aux fenĂȘtres, ces Ă©coliers sur les trottoirs, ne savaient peut-ĂȘtre rien de positif Ă  son sujet, si ce n’est la renommĂ©e de sa fidĂ©litĂ© Ă  cette Ă©motion mĂȘme qui guidait tous leurs cƓurs. Moi-mĂȘme alors je ne savais que cela et cette grande dĂ©monstration silencieuse me semblait le tribut le plus naturel du monde, rendu non pas Ă  l’homme, mais Ă  l’IdĂ©e. Ce qui m’avait beaucoup plus intimement impressionnĂ©, ç’avait Ă©tĂ© d’avoir vu brĂ»ler ses manuscrits quinze jours Ă  peu prĂšs avant sa mort. Cela avait Ă©tĂ© fait sous sa surveillance. J’entrai par hasard dans sa chambre un peu plus tĂŽt que de coutume ce soir-lĂ , et, Ă  son insu, je restai Ă  regarder la religieuse qui alimentait le feu dans la cheminĂ©e. Mon pĂšre Ă©tait assis dans un grand fauteuil et soutenu par des oreillers. Ce fut la derniĂšre fois que je le vis hors de son lit. Il me donna l’impression non pas tant d’un homme dĂ©sespĂ©rĂ©ment malade que d’un homme mortellement las, – d’un vaincu. Cet acte de destruction m’affecta profondĂ©ment par son air de reddition. Non pas Ă  la mort pourtant. Pour un homme d’une aussi forte conviction, la mort ne pouvait pas ĂȘtre une ennemie. Pendant bien des annĂ©es j’avais cru que tous ses Ă©crits avaient Ă©tĂ© brĂ»lĂ©s, mais en juillet 1914, le BibliothĂ©caire de l’UniversitĂ© de Cracovie qui me rendait visite durant notre court sĂ©jour en Pologne, mentionna l’existence de quelques manuscrits de mon pĂšre et spĂ©cialement d’une sĂ©rie de lettres adressĂ©es, avant et durant l’exil, Ă  son plus intime ami qui en avait fait don Ă  l’UniversitĂ© pour qu’on les y conservĂąt. Je me rendis aussitĂŽt Ă  la BibliothĂšque, mais je n’eus le temps que d’y jeter un coup d’Ɠil. Je me proposais de revenir le lendemain et de faire copier toute cette correspondance. Mais le jour suivant fut celui de la dĂ©claration de la Guerre. Ainsi peut-ĂȘtre ne saurai-je jamais ce qu’il Ă©crivait Ă  son plus intime ami Ă  l’époque de son bonheur domestique, de sa rĂ©cente paternitĂ©, de ses vives espĂ©rances, – et plus tard, aux heures de dĂ©sillusion, d’affliction, de chagrin. Je croyais aussi qu’il Ă©tait complĂštement oubliĂ©, quarante-cinq ans aprĂšs sa mort. Mais il n’en Ă©tait rien. Quelques jeunes Ă©crivains l’avaient dĂ©couvert, surtout comme un remarquable traducteur de Shakespeare, de Victor Hugo et d’Alfred de Vigny en tĂȘte de sa traduction de Chatterton » il avait Ă©crit une Ă©loquente prĂ©face pour dĂ©fendre l’humanitĂ© profonde du poĂšte et son idĂ©al de noble stoĂŻcisme. On rappelait aussi le cĂŽtĂ© politique de sa vie car des hommes de son Ă©poque, qui avaient avec lui collaborĂ© Ă  maintenir fermement la foi nationale dans l’espoir d’une indĂ©pendance future, avaient sur leurs vieux jours publiĂ© leurs mĂ©moires, oĂč se rĂ©vĂ©lait publiquement pour la premiĂšre fois le rĂŽle qu’il avait jouĂ©. J’appris alors sur sa vie des choses que j’avais ignorĂ©es jusque-lĂ , des choses que tout le monde ignorait hormis un petit groupe d’initiĂ©s, si ce n’est peut-ĂȘtre ma mĂšre. Ce fut ainsi que par un volume posthume de MĂ©moires qui traitaient de ces annĂ©es amĂšres, j’appris que la premiĂšre conception du ComitĂ© National, secrĂštement formĂ© pour organiser la rĂ©sistance morale contre l’oppression accrue du Russianisme, Ă©tait due Ă  l’initiative de mon pĂšre, et que ses premiĂšres rĂ©unions s’étaient tenues dans notre maison de Varsovie, dont je ne me rappelle rien qu’une seule piĂšce, blanc et cramoisi, probablement le salon. L’un de ses murs ouvrait sur un corridor extrĂȘmement Ă©levĂ©. OĂč il conduisait, cela reste pour moi un mystĂšre mais aujourd’hui encore je ne puis Ă©chapper Ă  l’impression que les proportions de tout cela Ă©taient Ă©normes, et que ceux qui apparaissaient et disparaissaient dans cet immense espace Ă©taient d’une stature supĂ©rieure Ă  celle de l’humanitĂ© que je devais connaĂźtre par la suite. Parmi eux je revois ma mĂšre, figure plus familiĂšre Ă  mes yeux que les autres, tout habillĂ©e de noir en signe de deuil national et en dĂ©pit de fĂ©roces rĂšglements de la police. J’ai aussi conservĂ© de cette Ă©poque particuliĂšre le sentiment craintif de sa mystĂ©rieuse gravitĂ© qui, pourtant, savait parfois sourire. Car je me rappelle ses sourires oui, aussi. Peut-ĂȘtre que pour moi elle pouvait toujours trouver un sourire. Elle Ă©tait jeune alors, elle n’avait certainement pas encore trente ans. Elle mourut quatre ans plus tard en exil. Dans les pages qui suivent j’ai rappelĂ© la visite qu’elle fit Ă  son frĂšre un an environ avant sa mort. Je parle aussi un peu de mon pĂšre tel que je me le rappelle durant les annĂ©es qui suivirent la perte qui fut pour lui le coup mortel. Et maintenant, aprĂšs avoir Ă©tĂ© ainsi Ă©voquĂ©es pour rĂ©pondre aux paroles d’un critique amical, qu’il soit permis Ă  ces Ombres de retourner, Ă  leur lieu de repos oĂč les formes qu’elles eurent durant la vie persistent encore, attĂ©nuĂ©es mais poignantes, et oĂč elles attendent le moment oĂč leur obsĂ©dante rĂ©alitĂ©, derniĂšre trace de leur passage sur la terre, s’effacera Ă  jamais avec moi de ce monde. 1919. J. C. PRÉFACE FAMILIÈRE L’on n’a pas, d’ordinaire, besoin de beaucoup d’encouragement pour parler de soi. Pourtant ce petit livre est nĂ© de la suggestion d’un ami, et mĂȘme d’une amicale insistance. Je me dĂ©fendis avec une certaine vivacitĂ©, mais, avec une tĂ©nacitĂ© caractĂ©ristique, la voix amicale insista Vous savez, il faut vraiment ». Ce n’était pas lĂ  un argument, mais je me soumis aussitĂŽt. Du moment qu’il faut
 Vous voyez lĂ  la puissance d’un mot. Celui qui veut convaincre doit se fier non pas Ă  l’argument juste, mais au mot juste. Le son a toujours eu plus de pouvoir que le sens. Je ne dis pas cela par maniĂšre de dĂ©nigrement. Mieux vaut pour l’espĂšce humaine ĂȘtre impressionnable que rĂ©flĂ©chie. Rien d’humainement grand par grand, j’entends qui puisse affecter un ensemble d’existences humaines n’est nĂ© de la rĂ©flexion. On ne peut, d’ailleurs, manquer de constater le pouvoir de simples mots, de mots comme gloire, par exemple, ou pitiĂ©. Je n’en veux pas citer d’autres. Point n’est besoin de les chercher bien loin. PrononcĂ©s avec persĂ©vĂ©rance, avec ardeur, avec conviction, ces deux mots-lĂ , rien que par leur son, ont mis en mouvement des nations entiĂšres et soulevĂ© l’aride et dur terrain sur lequel repose tout notre Ă©difice social. Il y a aussi le mot vertu si vous voulez
 Naturellement, il faut y mettre l’accent. L’accent juste. C’est trĂšs important. La force des poumons, les cordes vocales tonnantes ou tendres. Ne me parlez pas du levier de votre ArchimĂšde. C’était un distrait douĂ© d’imagination mathĂ©matique. Les mathĂ©matiques ont droit Ă  tout mon respect, mais je n’ai aucunement besoin de machines. Qu’on me donne le mot juste et l’accent juste et je remuerai le monde. Quel rĂȘve, – pour un Ă©crivain ! Car les mots Ă©crits ont eux aussi leur accent. Oui ! laissez-moi seulement trouver le mot juste. Il doit sĂ»rement se trouver quelque part parmi les Ă©paves de toutes les plaintes et de tous les enthousiasmes jaillis des cƓurs humains depuis ce premier jour oĂč l’immortelle espĂ©rance est descendue sur la terre. Peut-ĂȘtre est-il lĂ , tout prĂšs de moi, dĂ©daignĂ©, invisible, Ă  portĂ©e de la main. Mais Ă  quoi bon ! Il y a, paraĂźt-il, des gens capables de trouver du premier coup une aiguille dans une botte de foin. Quant Ă  moi, je n’ai jamais eu pareille bonne fortune. Et puis il y a cet accent. Autre difficultĂ©. Car qui peut dire si l’accent est juste ou non avant que le mot ne soit lancĂ© sans rĂ©ussir Ă  se faire entendre peut-ĂȘtre, et ne soit emportĂ© par le vent avant d’émouvoir le monde. Il y avait une fois un empereur qui Ă©tait en mĂȘme temps un sage et quelque peu un homme de lettres. Il notait, sur des tablettes d’ivoire, des pensĂ©es, des maximes, des rĂ©flexions que le hasard a conservĂ©es pour l’édification de la postĂ©ritĂ©. Entre autres pensĂ©es, – je cite de mĂ©moire, – je me rappelle ce conseil solennel Que toutes tes paroles aient l’accent de la vĂ©ritĂ© hĂ©roĂŻque. » L’accent de la vĂ©ritĂ© hĂ©roĂŻque ! C’est trĂšs beau, mais je pense que c’est chose facile pour un empereur austĂšre que de noter un conseil grandiose. En ce bas monde la plupart des vĂ©ritĂ©s efficaces sont humbles et non pas hĂ©roĂŻques et il y a eu des moments dans l’histoire de l’humanitĂ© oĂč les accents de la vĂ©ritĂ© hĂ©roĂŻque n’ont rien suscitĂ© d’autre que de la dĂ©rision. Personne ne doit s’attendre Ă  trouver sous la couverture de ce petit ouvrage des mots d’une puissance extraordinaire ou des accents d’un irrĂ©sistible hĂ©roĂŻsme. Si humiliant que ce puisse ĂȘtre pour mon amour-propre, il me faut bien avouer que les conseils de Marc-AurĂšle ne sont pas faits pour moi. Ils conviennent mieux Ă  un moraliste qu’à un artiste. Je puis vous promettre de la vĂ©ritĂ© d’un genre modeste et aussi de la sincĂ©ritĂ© ; cette complĂšte et louable sincĂ©ritĂ© qui, tout en vous exposant aux assauts des esprits hostiles, est Ă©galement capable de vous brouiller avec vos meilleurs amis. Brouiller » est peut-ĂȘtre une expression trop forte. Je ne puis imaginer, parmi mes amis ou mes ennemis, quelqu’un d’assez inoccupĂ© pour en ĂȘtre rĂ©duit Ă  me chercher querelle. DĂ©cevoir vos amis » serait plus prĂšs de la vĂ©ritĂ©. Presque toutes les amitiĂ©s de ma vie d’écrivain me sont venues de mes livres et je sais bien qu’un romancier n’existe que dans son Ɠuvre. Il est lĂ , unique rĂ©alitĂ© d’un monde inventĂ©, parmi des choses, des faits, des gens imaginaires. En les dĂ©crivant, il ne fait que se dĂ©crire lui-mĂȘme. Mais il ne se dĂ©couvre jamais complĂštement. Il demeure, jusqu’à un certain point, un personnage voilĂ© une prĂ©sence que l’on soupçonne plutĂŽt qu’on ne la voit, – un mouvement et une voix derriĂšre l’écran tendu de son roman. Dans les notes personnelles qui suivent, semblable Ă©cran n’existe pas. Et je ne puis m’empĂȘcher de songer Ă  un passage de l’imitation de JĂ©sus-Christ oĂč l’ascĂ©tique Ă©crivain, qui possĂ©dait une si profonde connaissance de la vie, a dit Il arrive assez souvent qu’un inconnu est estimĂ© sur sa bonne rĂ©putation, duquel on se dĂ©goĂ»te dĂšs qu’on le voit. » C’est le danger auquel s’expose un romancier qui prend le parti de parler de soi sans rien dĂ©guiser. Alors qu’une revue publiait ces souvenirs, un ami me reprocha ma mauvaise Ă©conomie, comme si ce n’était lĂ  qu’une sorte de satisfaction purement personnelle qui gaspillait la matiĂšre de futurs volumes. Il faut croire que je ne suis pas suffisamment littĂ©rateur. À la vĂ©ritĂ©, un homme qui, avant sa trente-sixiĂšme annĂ©e, n’écrivit jamais une ligne destinĂ©e Ă  l’impression ne peut parvenir Ă  ne voir dans son existence et son expĂ©rience, dans la somme de ses pensĂ©es, de ses sensations et ses Ă©motions, dans ses souvenirs et ses regrets, que des matĂ©riaux pour le travail de ses mains. Une fois dĂ©jĂ , lorsque je publiai le Miroir de la Mer, un recueil d’impressions et de souvenirs, on me fit semblable remarque. Remarque d’ordre pratique. Mais, Ă  dire vrai, je n’ai jamais compris Ă  quelle sorte de profit faisaient allusion des remarques de ce genre. Je voulais payer mon tribut Ă  la mer, Ă  ses navires et aux Ă©quipages qui les montaient, auxquels je dois une si grande part de ce qui a contribuĂ© Ă  faire de moi l’ĂȘtre que je suis. C’était lĂ , me semblait-il, la seule forme sous laquelle je pouvais sacrifier Ă  leurs ombres. Il ne pouvait, dans mon esprit, ĂȘtre question de quoi que ce fĂ»t d’autre. Il se peut que je sois un mauvais Ă©conomiste mais il est certain que je suis incorrigible. Pour avoir grandi dans le cadre et les conditions particuliĂšres de la vie d’un marin, je ressens une piĂ©tĂ© spĂ©ciale pour cette forme de mon passĂ© car ses impressions ont Ă©tĂ© vivaces, sa sĂ©duction directe, ses exigences en accord avec le naturel Ă©lan d’une jeunesse qui Ă©tait de taille Ă  y suffire. Rien dans cette vie qui pĂ»t troubler une jeune conscience. AprĂšs avoir rompu avec mes origines sous une tempĂȘte de reproches lancĂ©s par tous ceux qui avaient le moindre droit Ă  Ă©mettre une opinion, sĂ©parĂ© par de grandes distances des affections naturelles qui me restaient encore, et Ă©loignĂ© d’elles, en outre, par le caractĂšre complĂštement inintelligible de la vie dont la sĂ©duction avait si mystĂ©rieusement triomphĂ© de leur rĂ©sistance, je puis bien dire que, par la force aveugle des circonstances, la mer devait ĂȘtre tout mon univers, et la marine marchande mon unique foyer pendant une longue suite d’annĂ©es. Que l’on ne s’étonne donc pas si, dans mes deux livres exclusivement consacrĂ©s Ă  la mer Le NĂšgre du Narcisse » et le Miroir de la mer et dans quelques rĂ©cits comme Jeunesse et Typhon, j’ai essayĂ©, avec une piĂ©tĂ© presque filiale, de rendre la vibration intime du grand monde des eaux, des cƓurs simples des hommes qui, depuis des siĂšcles, traversĂšrent ses solitudes, et aussi ce je ne sais quoi de vivant qui semble exister dans le corps des navires, – crĂ©atures nĂ©es de leurs mains et objet de leur dĂ©vouement. Une existence littĂ©raire doit frĂ©quemment chercher sa substance dans des souvenirs et s’entretenir avec des ombres, Ă  moins que l’écrivain ne se donne pour seul objet de reprocher Ă  l’humanitĂ© d’ĂȘtre ce qu’elle est, ou de la louer de ce qu’elle n’est pas, – ou, gĂ©nĂ©ralement, de lui apprendre Ă  se conduire. Comme je ne suis pas d’un naturel querelleur et que je ne suis ni un flatteur ni un sage, je n’ai rien fait de semblable et je suis prĂȘt Ă  m’accommoder avec sĂ©rĂ©nitĂ© de l’insignifiance qui s’attache aux gens qui ne se mĂȘlent en aucune maniĂšre des affaires de leurs semblables. Mais rĂ©signation ne veut pas dire indiffĂ©rence. Il ne me plairait pas de demeurer simple spectateur sur la rive du grand fleuve qui emporte dans son courant de si nombreuses existences. J’aime Ă  croire que je possĂšde la facultĂ© de comprendre, autant qu’elle peut s’exprimer par la voix de la sympathie et de la compassion. J’ai cru dĂ©mĂȘler que, dans l’un, tout au moins, des cercles critiques qui font autoritĂ©, on me soupçonne d’une certaine indiffĂ©rence devant la force Ă©mouvante des faits de ce qu’on appellerait en français sĂ©cheresse de cƓur ». Quinze annĂ©es de silence ininterrompu devant la louange ou le blĂąme attestent suffisamment mon respect pour la critique, cette fine fleur de l’expression personnelle dans le jardin des Lettres. Mais un tel soupçon est une chose plutĂŽt personnelle qui atteint l’homme Ă  travers son Ɠuvre, et c’est pourquoi il est permis d’y faire allusion dans un ouvrage qui est une sorte de note personnelle mise en marge de la page publique. Non pas que je m’en sente offensĂ© le moins du monde. L’accusation, d’ailleurs, si tant est que ce fĂ»t une accusation, m’en fut faite dans les termes les plus modĂ©rĂ©s, sur un ton de regret. Je rĂ©pondrai que, s’il est vrai que tout roman contient des Ă©lĂ©ments autobiographiques il serait difficile de le nier, puisqu’un crĂ©ateur ne peut que s’exprimer soi-mĂȘme dans sa crĂ©ation, il en est parmi nous qui Ă©prouvent une invincible rĂ©pugnance Ă  Ă©taler leurs sentiments intimes. Je ne voudrais pas louer indĂ»ment les vertus de la discrĂ©tion. Ce n’est souvent qu’une question de tempĂ©rament. Mais ce n’est pas toujours un signe de froideur. Cela peut ĂȘtre de l’amour-propre. Il n’y a rien de plus humiliant que de voir le trait lancĂ© par une Ă©motion vraie manquer son but, que ce soit celui du rire ou des larmes. Rien de plus humiliant. Et cela pour la bonne raison que, si le but est manquĂ©, si l’émotion ne rĂ©ussit pas Ă  Ă©mouvoir, elle est condamnĂ©e Ă  sombrer sans retour dans le dĂ©goĂ»t ou le mĂ©pris. On ne saurait reprocher Ă  aucun artiste de reculer devant un danger auquel la sottise seule peut s’exposer de gaietĂ© de cƓur et que le gĂ©nie seul peut impunĂ©ment affronter. Dans une tĂąche qui consiste plus ou moins Ă  dĂ©voiler son ĂȘtre intime devant le monde, ce souci de la dĂ©cence, fĂ»t-ce au prix du succĂšs, n’est que le souci de la dignitĂ© personnelle qui est insĂ©parablement liĂ©e Ă  la dignitĂ© mĂȘme de l’art que l’on sert. D’ailleurs, il est bien difficile d’ĂȘtre entiĂšrement gai ou entiĂšrement triste en ce bas monde. Le comique, quand il est humain, prend facilement les traits de la souffrance ; et quelques-unes de nos peines quelques-unes seulement, pas toutes, car c’est la capacitĂ© de souffrir qui rend l’homme auguste aux yeux des hommes ont leur source dans des faiblesses qu’il faut considĂ©rer avec une souriante compassion comme notre commun hĂ©ritage Ă  tous. La joie et la douleur, en ce monde, se pĂ©nĂštrent l’une l’autre, mĂȘlent leurs formes et leurs murmures dans ce crĂ©puscule de la vie, mystĂ©rieux comme un ocĂ©an assombri, tandis que l’éclat scintillant des suprĂȘmes espĂ©rances apparaĂźt, fascinant et immobile, sur la ligne lointaine de l’horizon. Certes, moi aussi j’aimerais possĂ©der la baguette magique qui donne ce pouvoir de susciter le rire et les larmes qu’on dit ĂȘtre le plus digne accomplissement de la littĂ©rature d’imagination. Seulement, pour ĂȘtre un grand magicien, il faut se livrer Ă  des puissances occultes et irresponsables, qui nous entourent ou nous pĂ©nĂštrent. Nous avons tous entendu parler de gens crĂ©dules qui, pour prix de l’amour ou du pouvoir, vendent leur Ăąme Ă  quelque diable grotesque. L’intelligence la plus ordinaire peut comprendre, sans beaucoup de rĂ©flexion, que ce ne peut ĂȘtre lĂ  qu’un marchĂ© de dupe. Je ne me flatte pas d’une sagesse particuliĂšre du fait de mon antipathie et de ma dĂ©fiance pour des transactions de ce genre. Peut-ĂȘtre mon Ă©ducation de marin ajoutĂ©e Ă  une disposition native me porte-t-elle tout naturellement Ă  embrasser Ă©troitement la seule chose qui soit rĂ©ellement bien Ă  moi, mais le fait est que j’ai positivement horreur de perdre, ne fut-ce qu’un instant, cette pleine possession de soi qui est la condition essentielle de ceux qui veulent bien servir. Et j’ai transportĂ© cette notion de bon service » de ma premiĂšre existence dans la seconde. Moi qui n’ai jamais cherchĂ© dans le mot Ă©crit autre chose qu’une forme du beau, j’ai transportĂ© cet article de foi du pont des navires Ă  l’espace plus restreint de ma table de travail et, ce faisant, je suppose que je suis devenu Ă  jamais imparfait au regard de l’ineffable compagnie des purs esthĂštes. Dans la vie politique comme dans l’activitĂ© littĂ©raire, un homme se fait des amitiĂ©s la plupart du temps par l’ardeur de ses prĂ©jugĂ©s et l’étroitesse innĂ©e de ses vues. Mais je n’ai jamais pu aimer ce qui n’était pas digne d’ĂȘtre aimĂ© ni haĂŻr ce qui n’était pas haĂŻssable au nom de quelque grand principe gĂ©nĂ©ral. Je ne sais s’il y a quelque courage Ă  faire cet aveu. Quand on est parvenu Ă  la moitiĂ© du chemin de la vie, on est portĂ© Ă  contempler les dangers et les joies avec une Ă©gale sĂ©rĂ©nitĂ©. Aussi dĂ©clarerai-je tranquillement que l’effort fait pour mettre en jeu des Ă©motions extrĂȘmes m’a toujours fait soupçonner la bassesse inhĂ©rente Ă  un manque de sincĂ©ritĂ©. Pour Ă©mouvoir les autres profondĂ©ment, il faut se laisser dĂ©libĂ©rĂ©ment entraĂźner au-delĂ  des limites de sa sensibilitĂ© normale, – assez innocemment peut-ĂȘtre et par nĂ©cessitĂ©, comme un acteur qui, sur la scĂšne, Ă©lĂšve la voix au-dessus du ton de la conversation habituelle, mais encore faut-il le faire. AssurĂ©ment ce n’est pas lĂ  un grand pĂ©chĂ©. Mais le danger consiste pour l’écrivain Ă  devenir la victime de sa propre exagĂ©ration, Ă  perdre le juste sentiment de la sincĂ©ritĂ©, et Ă  en venir enfin Ă  mĂ©priser la vĂ©ritĂ© mĂȘme comme quelque chose de trop froid, de trop Ă©moussĂ© pour le but qu’il se propose, d’insuffisant en somme pour son exigeante Ă©motion. Du rire et des pleurs, il est aisĂ© de tomber aux pleurnicheries et au ricanement. Tout ceci peut ne paraĂźtre qu’égoĂŻsme pur mais, en bonne morale, on ne peut vraiment pas reprocher Ă  un homme d’avoir le souci de son intĂ©gritĂ© personnelle. C’est assurĂ©ment son devoir. Et, moins que tout autre, on peut condamner un artiste qui, si humblement et imparfaitement que ce soit, veut rester fidĂšle Ă  son esprit crĂ©ateur. Dans le monde intĂ©rieur oĂč sa pensĂ©e et son Ă©motion vont chercher l’expĂ©rience d’aventures imaginaires, il n’est ni gendarme ni loi, ni pression de circonstances, ni crainte de l’opinion pour le maintenir dans le droit chemin. Qui donc alors pourra dire Non ! » Ă  ses tentations, si ce n’est sa conscience ? En outre c’est ici, souvenez-vous en, le lieu et le moment d’une entiĂšre franchise, je pense que toutes les ambitions sont lĂ©gitimes, exceptĂ© celles qui sont fondĂ©es sur la misĂšre et la crĂ©dulitĂ© du genre humain. Toutes les ambitions intellectuelles sont permises, jusqu’à la limite d’un jugement prudent et mĂȘme au-delĂ . Elles ne peuvent blesser personne. Si elles sont absurdes, tant pis pour l’artiste. En vĂ©ritĂ©, il en est de semblables ambitions comme de la vertu, elles portent en elles-mĂȘmes leur rĂ©compense. Est-ce une folle prĂ©somption que de mettre sa foi dans le souverain pouvoir de son art, d’essayer par d’autres moyens, par d’autres voies d’affirmer cette croyance dans la trĂšs profonde portĂ©e de son Ɠuvre ? Tenter d’aller plus au fond des choses, cela ne signifie pas qu’on est insensible. Un historien des cƓurs n’est pas un historien des Ă©motions, cependant il pĂ©nĂštre plus avant, si rĂ©servĂ© qu’il soit, puisque son but est d’atteindre Ă  la source mĂȘme du rire et des larmes. Le spectacle des affaires humaines mĂ©rite l’admiration et la pitiĂ©. Il mĂ©rite aussi le respect. Et ce n’est pas ĂȘtre insensible que de leur accorder, avec retenue, le tribut d’un soupir qui n’est pas un sanglot, d’un sourire qui n’est pas une grimace. Une rĂ©signation, non pas mystique ni dĂ©tachĂ©e, mais une rĂ©signation en Ă©veil, consciente et guidĂ©e par l’amour, est le seul de nos sentiments qui ne puisse jamais devenir un faux-semblant. Non pas que je considĂšre la rĂ©signation comme le dernier mot de la sagesse. Je suis trop l’homme de mon temps pour cela. Mais je crois que la vĂ©ritable sagesse est de vouloir ce que veulent les Dieux, sans ĂȘtre certain peut-ĂȘtre de ce qu’est leur volontĂ©. Et dans cette question de vie et d’art, ce n’est pas autant le pourquoi qui importe Ă  notre bonheur que le comment. Comme disent les Français Il y a toujours la maniĂšre. » C’est trĂšs juste. Oui, il y a la maniĂšre, la maniĂšre dans le rire, les pleurs, l’ironie, l’indignation, l’enthousiasme, les jugements, – et mĂȘme dans l’amour. La maniĂšre dont la vĂ©ritĂ© intĂ©rieure s’exprime, comme dans les traits et le caractĂšre d’un visage humain, pour ceux qui savent observer leur prochain. Ceux qui me lisent savent ma conviction que le monde, le monde temporel, repose sur quelques idĂ©es trĂšs simples si simples qu’elles doivent ĂȘtre vieilles comme le monde. Il repose notamment sur l’idĂ©e de FidĂ©litĂ©. À une Ă©poque oĂč rien de ce qui n’est pas rĂ©volutionnaire de façon ou d’autre n’a chance d’attirer l’attention, je n’ai Ă©tĂ© aucunement rĂ©volutionnaire dans mes ouvrages. L’esprit rĂ©volutionnaire a cet immense avantage qu’il vous libĂšre de toute espĂšce de scrupule Ă  l’égard des idĂ©es. Son optimisme Ăąpre et absolu rĂ©pugne Ă  mon esprit par ce qu’il contient d’intolĂ©rance et de fanatisme latents. Sans doute, on devrait sourire de ces choses mais, esthĂšte imparfait, je ne vaux pas mieux comme philosophe. Toute prĂ©tention Ă  la possession de vertus exceptionnelles Ă©veille en moi ce mĂ©pris et cette colĂšre dont un esprit vraiment philosophique doit ĂȘtre libĂ©ré  Je crains qu’à vouloir conserver ici le ton de la conversation, je n’aie rĂ©ussi qu’à ĂȘtre extrĂȘmement dĂ©cousu. L’art de la conversation n’a jamais Ă©tĂ© mon fort cet art qui, Ă  ce qu’on dit, est Ă  prĂ©sent disparu. Mes jeunes annĂ©es, les annĂ©es oĂč se forment les habitudes et le caractĂšre, ont Ă©tĂ© bien plutĂŽt accoutumĂ©es Ă  de longs silences. Les voix qui venaient les rompre n’avaient rien du ton de la conversation. Non. Je n’en ai pas pris l’habitude. Cependant semblable dĂ©cousu n’est pas tellement dĂ©placĂ© en tĂȘte des pages qui suivent. On leur a, Ă  elles aussi, reprochĂ© d’ĂȘtre dĂ©cousues, de ne pas tenir compte de l’ordre chronologique ce qui est un crime en soi, de ne pas respecter la forme conventionnelle ce qui est une inconvenance. On m’a fait observer avec sĂ©vĂ©ritĂ© que le public n’aimerait pas le caractĂšre irrĂ©gulier de mes souvenirs. HĂ©las ! protestai-je doucement, pouvais-je commencer par les mots sacramentels Je suis nĂ© en telle annĂ©e, en tel endroit. L’éloignement de la localitĂ© aurait enlevĂ© Ă  la chose tout intĂ©rĂȘt. Je n’ai pas connu d’aventures merveilleuses qui se puissent relater l’une aprĂšs l’autre. Je n’ai pas connu de personnages distinguĂ©s sur lesquels j’eus pu passer de fastidieux jugements. Je n’ai pas Ă©tĂ© mĂȘlĂ© Ă  de grandes ou de scandaleuses affaires. Ceci n’est qu’un petit document psychologique ; et mĂȘme ainsi, je ne l’ai pas Ă©crit pour en tirer une conclusion personnelle. » Mais mon interlocuteur ne s’en montra pas apaisĂ©. Il me rĂ©pondit que c’étaient lĂ  d’excellentes raisons pour ne pas Ă©crire du tout, mais pas pour justifier ce qui Ă©tait Ă©crit. J’admets que n’importe quoi, n’importe quoi en ce monde, peut ĂȘtre une bonne raison pour ne pas Ă©crire du tout. Mais puisque j’ai Ă©crit ces pages, tout ce que je puis dire Ă  leur dĂ©fense, c’est que ces souvenirs, transcrits sans Ă©gard aux conventions, n’ont pas Ă©tĂ© jetĂ©s sur le papier sans rime ni raison. Ils contiennent un espoir et ils ont un but. L’espoir que la lecture de ces pages puisse Ă©voquer la vision d’une personnalitĂ©, de l’homme qui se trouve derriĂšre des livres aussi fondamentalement diffĂ©rents, par exemple, que la Folie Almayer » et L’Agent secret », personnalitĂ© pourtant cohĂ©rente dont la justification se trouve dans ses origines comme dans ses actions. Tel est l’espoir. Quant au but immĂ©diat, Ă©troitement liĂ© Ă  cet espoir, c’est de relater ici des souvenirs personnels en exposant fidĂšlement les sentiments et les sensations qui demeurent associĂ©s Ă  la composition de mon premier livre et Ă  mon premier contact avec la mer. En mĂȘlant ainsi les rĂ©sonnances de ces deux motifs, j’ai l’espoir qu’il se trouvera, ici ou lĂ , quelque ami qui pourra, peut-ĂȘtre, y saisir un subtil accord. J. C. K[1]. I On peut Ă©crire des livres en toutes sortes d’endroits. L’inspiration verbale peut pĂ©nĂ©trer dans la cabine d’un marin, Ă  bord d’un navire pris par les glaces sur une riviĂšre, au milieu d’une ville ; et puisque les saints veillent, dit-on, avec bienveillance sur les humbles croyants, une aimable fantaisie me pousse Ă  penser que l’ombre du vieux Flaubert, – qui s’imaginait ĂȘtre entre autres choses un descendant des Vikings, – planait avec un intĂ©rĂȘt amusĂ© au-dessus du pont d’un steamer de tonnes, du nom d’Adowa, saisi par l’hiver inclĂ©ment, le long d’un quai de Rouen, et Ă  bord duquel je commençai le dixiĂšme chapitre de la Folie Almayer[2] ». Avec intĂ©rĂȘt, dis-je, car le bon gĂ©ant normand, aux Ă©normes moustaches et Ă  la voix de tonnerre, ne fut-il pas le dernier des romantiques ? Ne fut-il pas, par son Ă©loignement du monde et par sa presque ascĂ©tique dĂ©votion Ă  son art, une sorte d’ermite et de saint littĂ©raire ? Il est enfin couchĂ©, dit Nina Ă  sa mĂšre, en montrant les collines derriĂšre lesquelles le soleil avait disparu
 » Ces mots de la fille romantique d’Almayer, je me revois les traçant sur le papier gris d’un bloc posĂ© sur la couverture de ma couchette. Ils se rapportaient Ă  un coucher de soleil dans les Ăźles de la Malaisie et se formaient dans mon esprit en une vision hallucinĂ©e de forĂȘts, de riviĂšres et de mers, bien Ă©loignĂ©e de cette ville commerciale et cependant romantique de l’hĂ©misphĂšre septentrional. Mais Ă  ce moment ma facultĂ© visuelle et verbale fut brusquement suspendue par le troisiĂšme officier, un jeune homme fort enjouĂ©, qui survint en faisant battre la porte et s’écria Il fait joliment bon chez vous. » Il y faisait bon. J’avais tournĂ© le robinet de chauffage, aprĂšs avoir placĂ© dessous une boĂźte de conserve, – car peut-ĂȘtre ne savez-vous pas que l’eau peut fuir Ă  un joint oĂč la vapeur ne passerait pas. Je ne sais ce que mon jeune ami avait bien pu faire sur le pont toute la matinĂ©e, mais ses mains, qu’il se frottait vigoureusement l’une contre l’autre, Ă©taient trĂšs rouges et me faisaient grelotter rien qu’à les voir. Il est restĂ© le seul joueur de banjo de ma connaissance, et comme il Ă©tait Ă©galement le fils cadet d’un colonel en retraite, il me semblait toujours que le poĂšme de M. Kipling, par une Ă©trange association d’idĂ©es, avait Ă©tĂ© Ă©crit Ă  son intention exclusive. Quand il ne jouait pas de son banjo, il se plaisait Ă  le contempler. Il procĂ©da Ă  cette inspection sentimentale et, aprĂšs avoir mĂ©ditĂ© un moment au-dessus des cordes de son instrument, sous mon regard scrutateur, il me demanda d’un air dĂ©gagĂ© — Que diable griffonnez-vous toujours ainsi, si ce n’est pas indiscret de vous le demander. C’était une question des plus naturelles, mais je ne lui rĂ©pondis pas et d’un mouvement instinctif retournai simplement le bloc de papier ; je n’aurais vraiment pas pu lui dire qu’il avait mis en fuite la psychologie de Nina Almayer, les mots qu’elle prononce au dixiĂšme chapitre et les paroles de sagesse de Mme Almayer qui y font suite, dans l’ombre inquiĂ©tante d’une nuit tropicale. Je ne pouvais lui rĂ©vĂ©ler que Nina avait dit Il est enfin couchĂ©. » Il en aurait Ă©tĂ© fort surpris et peut-ĂȘtre en aurait-il laissĂ© tomber son prĂ©cieux banjo. Je ne pouvais pas lui dire non plus que le soleil de mon existence de marin Ă©tait lui aussi sur le point de se coucher, au moment mĂȘme oĂč j’écrivais ces mots qui exprimaient l’impatience de la jeunesse passionnĂ©e absorbĂ©e dans son dĂ©sir. Je n’en savais rien moi-mĂȘme, et je puis dire avec assurance qu’il n’y aurait pas prĂȘtĂ© beaucoup d’attention, quoique ce fĂ»t un charmant jeune homme et qu’il me traitĂąt avec plus de dĂ©fĂ©rence que notre position respective ne m’y donnait droit. Il abaissa un tendre regard sur son banjo, et je me mis Ă  regarder Ă  travers le hublot. L’ouverture ronde encadrait dans sa bordure de cuivre un morceau de quai, avec une file de tonneaux alignĂ©s sur la terre glacĂ©e, et l’arriĂšre d’une charrette. Un charretier au nez rouge, en blouse et avec un bonnet de laine, Ă©tait appuyĂ© contre la roue. Un douanier faisait les cent pas, le ceinturon bouclĂ© par-dessus la capote bleue, et avait l’air fort dĂ©primĂ© par cette tempĂ©rature et la monotonie de son existence officielle. Un arriĂšre-plan de maisons tristes trouvait place Ă©galement dans le cadre que formait mon hublot, au-delĂ  d’une assez grande Ă©tendue d’un quai pavĂ©, noirci par la boue gelĂ©e. Le coloris Ă©tait sombre et le dĂ©tail le plus notable Ă©tait un petit cafĂ© avec des rideaux aux fenĂȘtres et une misĂ©rable devanture de bois, peinte en blanc, tout Ă  fait en rapport avec la misĂšre de ce quartier pauvre qui bordait le fleuve. On nous avait amenĂ©s lĂ , d’un autre poste d’amarrage, aux abords de l’OpĂ©ra, oĂč ce mĂȘme hublot m’offrait la vue d’une tout autre sorte de cafĂ©, le meilleur de la ville, je crois, et celui-lĂ  mĂȘme, oĂč le digne Bovary et sa femme, la romantique fille du pĂšre Rouault, avaient pris des rafraĂźchissements aprĂšs la mĂ©morable reprĂ©sentation d’un opĂ©ra qui n’était autre que la tragique histoire de Lucie de Lammermoor, mise en musique d’opĂ©ra-comique. Impossible de retrouver l’hallucination de cet archipel d’ExtrĂȘme-Orient que certainement je comptais bien revoir. L’histoire de la Folie Almayer » fut mise ce jour-lĂ  sous l’oreiller. Ce n’est pas que j’eusse une occupation qui m’en tĂźnt Ă©loignĂ©, car, Ă  vrai dire, nous menions Ă  bord de ce navire une vie contemplative. Je ne dirai rien de ma position privilĂ©giĂ©e. J’étais lĂ  juste pour obliger », comme il arrive qu’un acteur de marque prend un petit rĂŽle dans une reprĂ©sentation au bĂ©nĂ©fice d’un ami. Pour ce qui Ă©tait de mes sentiments, je n’avais aucun dĂ©sir d’ĂȘtre Ă  bord de ce navire, Ă  ce moment-lĂ  et dans ces circonstances. Et peut-ĂȘtre mĂȘme n’y avait-on pas besoin de moi, au sens habituel oĂč un navire a besoin » d’un officier. C’était la premiĂšre et derniĂšre fois de ma vie de marin que je servais des armateurs que je n’avais vus ni de loin ni de prĂšs. Je ne dis pas cela pour les armateurs bien connus de Londres qui avaient affrĂ©tĂ© le navire Ă  la, – je ne dirai pas passagĂšre, – mais Ă©phĂ©mĂšre Compagnie Franco-Canadienne de Transports. Une mort laisse quelque chose derriĂšre elle, mais jamais rien de tangible ne subsista de la Elle ne vĂ©cut pas plus longtemps que les roses et, contrairement aux roses, on la vit fleurir au beau milieu de l’hiver ; elle rĂ©pandit un lĂ©ger parfum d’aventure et mourut avant la venue du printemps. Mais c’était indubitablement une Compagnie elle avait mĂȘme un pavillon tout blanc, avec les lettres artistement entrelacĂ©es en un monogramme compliquĂ©. Nous le hissions Ă  la tĂȘte de notre grand mĂąt, et je suis maintenant persuadĂ© que ce pavillon Ă©tait le seul de son espĂšce. Toutefois, des jours durant, nous eĂ»mes Ă  bord l’impression d’ĂȘtre une unitĂ© d’une grande flotte, avec des dĂ©parts deux fois par mois pour MontrĂ©al et QuĂ©bec, comme l’annonçaient les brochures et les prospectus qui nous arrivĂšrent Ă  bord en un grand colis au Dock Victoria de Londres, juste avant notre dĂ©part pour Rouen France. Et dans la vie fantomale de la gĂźt le secret de ce qui vint, – dernier emploi de ma vocation, – interrompre en un certain sens le dĂ©veloppement rythmique de l’histoire de Nina Almayer. À cette Ă©poque, le secrĂ©taire de l’Association des capitaines au long cours de Londres, dont le modeste logement se trouvait dans Fenchurch Street, Ă©tait un homme d’une infatigable activitĂ© et du plus grand dĂ©vouement Ă  sa tĂąche. Il est responsable de ce qui devait ĂȘtre ma derniĂšre association avec un navire. Je l’appelle ainsi parce qu’on ne peut guĂšre appeler cela un service de mer. Ce cher capitaine Froud comment, aprĂšs tant d’annĂ©es, ne pas lui rendre l’hommage d’une affectueuse familiaritĂ© ? avait des vues trĂšs sensĂ©es sur l’amĂ©lioration des connaissances et de la position de tout le corps des officiers de la marine marchande. Il avait organisĂ© pour nous des cours professionnels, les classes de l’ambulance Saint-Jean ; il correspondait activement avec les corps constituĂ©s et les membres du Parlement, sur les questions qui intĂ©ressaient notre service ; et s’il survenait quelque enquĂȘte ou commission relative aux questions maritimes ou aux marins, c’était lĂ  une vĂ©ritable aubaine pour son constant besoin de se dĂ©vouer Ă  notre corporation. Outre le sentiment Ă©levĂ© de ses devoirs officiels, il y avait en lui une bontĂ© personnelle, une disposition des plus fortes Ă  faire tout le bien qu’il pouvait aux divers membres de cette profession Ă  laquelle il avait en son temps appartenu et oĂč il s’était montrĂ© excellent capitaine. Et quelle plus grande bontĂ© tĂ©moigner Ă  un marin que de le mettre sur la voie d’un emploi ? Le capitaine Froud ne voyait pas pourquoi l’Association des capitaines au long cours, Ă  cĂŽtĂ© de la surveillance gĂ©nĂ©rale de ses intĂ©rĂȘts, ne serait pas officieusement une agence de placement de premier ordre. J’essaie de persuader toutes nos grandes compagnies de navigation de s’adresser Ă  nous pour leurs officiers. Notre association n’a aucunement l’esprit d’une trade-union ». Je ne vois vraiment pas pourquoi elles ne le feraient pas », me dit-il une fois. Je dis toujours aux capitaines que, toutes choses Ă©gales, ils doivent donner la prĂ©fĂ©rence aux membres de la sociĂ©tĂ©. Dans ma position, je peux gĂ©nĂ©ralement trouver ce qu’il leur faut parmi nos membres ou nos membres associĂ©s. » Dans mes promenades d’un bout Ă  l’autre de Londres j’étais alors fort dĂ©sƓuvrĂ©, les deux petites piĂšces de Fenchurch Street Ă©taient une sorte de lieu de repos oĂč mon esprit, soupirant aprĂšs la mer, se sentait plus prĂšs des navires, des Ă©quipages et de la vie de son choix, plus prĂšs lĂ  qu’en aucun autre endroit de la terre ferme. Ce lieu de repos Ă©tait, d’ordinaire, vers les cinq heures de l’aprĂšs-midi, rempli d’hommes et de fumĂ©e de tabac, mais le capitaine Froud se rĂ©servait la plus petite piĂšce et il y accordait des entretiens privĂ©s dont le motif principal Ă©tait de rendre service. C’est ainsi qu’un sombre aprĂšs-midi de novembre il me fit signe d’un doigt crochu et d’un regard particulier par-dessus ses lunettes qui est peut-ĂȘtre le souvenir physique le plus vif que j’aie conservĂ© de cet homme. Un capitaine est venu ce matin », me dit-il en me montrant une chaise, qui a besoin d’un officier. C’est pour un navire Ă  vapeur. Vous le savez, ça me fait plaisir qu’on me demande, mais malheureusement je ne vois pas tout Ă  fait ce que je pourrais faire
 » Comme l’autre piĂšce Ă©tait bondĂ©e de monde, je lançai un regard d’étonnement vers la porte fermĂ©e mais il secoua la tĂȘte. Bien sĂ»r, je ne serais que trop heureux de pouvoir obtenir cette place pour l’un d’eux, mais la question, c’est que le capitaine de ce navire a besoin d’un officier qui puisse parler français couramment, et ce n’est pas si facile Ă  trouver. Je ne connais personne en dehors de vous. C’est un poste de second officier et naturellement cela ne vous irait pas
 Voudriez-vous ? Je sais que ce n’est pas ce que vous cherchez. » En effet, j’étais en proie Ă  l’oisivetĂ© d’un homme hantĂ© qui passe son temps Ă  chercher des mots pour y capturer ses visions, mais j’admets qu’extĂ©rieurement j’avais assez l’air d’un homme capable de faire un second officier Ă  bord d’un navire affrĂ©tĂ© par une compagnie française. Aucun signe ne rĂ©vĂ©lait que je fusse hantĂ© par le destin de Nina et les murmures des forĂȘts tropicales, et mĂȘme mes relations avec Almayer personnage trĂšs faible de caractĂšre ne laissaient pas de trace visible sur mes traits. Depuis des annĂ©es, lui et le monde de son histoire avaient Ă©tĂ© les compagnons de mon imagination sans affecter, je l’espĂšre, les capacitĂ©s nĂ©cessaires aux rĂ©alitĂ©s de la vie maritime. L’homme et son entourage m’étaient prĂ©sents depuis mon retour d’ExtrĂȘme-Orient, quatre annĂ©es environ avant le jour dont je parle. C’est dans le salon d’un appartement oĂč j’habitais et qui donnait sur un square de Pimlico qu’ils s’étaient mis Ă  revivre avec une vivacitĂ© et une acuitĂ© tout Ă  fait Ă©trangĂšres Ă  notre premier et vĂ©ritable entretien. Je m’étais permis un long sĂ©jour Ă  terre, et, devant la nĂ©cessitĂ© oĂč je me trouvais d’occuper mes matinĂ©es, Almayer cette vieille connaissance vint noblement Ă  la rescousse. Peu aprĂšs, comme il Ă©tait convenable, sa femme et sa fille vinrent le rejoindre autour de ma table et le reste de la bande de Pantai les suivit avec leurs paroles et leurs gestes. Sans que s’en doutĂąt ma respectable hĂŽtesse, j’avais, aussitĂŽt aprĂšs mon petit dĂ©jeuner, des rĂ©ceptions fort animĂ©es de Malais, d’Arabes et de mulĂątres. Ils n’essayaient aucunement d’attirer mon attention par des clameurs. Ils venaient Ă  mon silencieux et irrĂ©sistible appel – et cet appel, je l’affirme ici, n’avait rien Ă  faire avec mon amour-propre ni ma vanitĂ©. Il semble maintenant avoir eu plutĂŽt un caractĂšre moral, car pourquoi le souvenir de ces ĂȘtres vus dans une existence Ă  la fois obscure et baignĂ©e de soleil, aurait-il demandĂ© Ă  s’exprimer dans la forme d’un roman, si ce n’est, Ă  cause de cette mystĂ©rieuse fraternitĂ© qui unit par de communs espoirs et de communs effrois tous les habitants de cette terre ? Je n’accueillis pas mes visiteurs avec un ardent empressement comme les porteurs de dons profitables ou glorieux. Je n’avais pas devant mes yeux la vision d’un livre imprimĂ© lorsque j’écrivais Ă  cette table d’un endroit dĂ©modĂ© du quartier de Belgravia. AprĂšs toutes ces annĂ©es dont chacune a laissĂ© son tĂ©moignage de pages lentement noircies, je puis dire en toute honnĂȘtetĂ© que c’est un sentiment voisin de la piĂ©tĂ© qui me poussa Ă  rendre, Ă  l’aide de mots consciencieusement assemblĂ©s, le souvenir de choses lointaines et d’hommes disparus. Mais pour revenir au capitaine Froud et Ă  l’idĂ©e fixe qu’il avait de toujours satisfaire armateurs et capitaines, il n’était pas vraisemblable que je ne pusse pas remplir son ambition qui Ă©tait de fournir, quelques heures d’avance, une demande aussi exceptionnelle que celle d’un officier parlant français. Il m’expliqua que le navire Ă©tait affrĂ©tĂ© par une compagnie française qui voulait Ă©tablir un service mensuel de Rouen au Canada pour le transport d’émigrants. Franchement cela ne m’intĂ©ressait guĂšre. Je lui dĂ©clarai d’un ton grave que, s’il s’agissait rĂ©ellement de soutenir la rĂ©putation de l’Association des Capitaines, j’y rĂ©flĂ©chirais. Mais la rĂ©flexion n’était que pour la forme. Le lendemain, je fus prĂ©sentĂ© au capitaine et je crois que nous fĂ»mes favorablement impressionnĂ©s l’un par l’autre. Il m’expliqua que son second Ă©tait un excellent garçon et qu’il ne pouvait vraiment pas le renvoyer pour me donner un grade plus Ă©levĂ©, mais que, si je consentais Ă  embarquer comme second officier, on m’accorderait certains avantages, et ainsi de suite. Je lui rĂ©pondis que, si je dĂ©cidais d’embarquer, le rang importait peu. — Je suis sĂ»r, insista-t-il, que vous vous entendrez parfaitement, avec M. Paramor. » Je m’engageai Ă  rester deux voyages au moins, et ce fut dans ces circonstances que commença ce qui devait ĂȘtre ma derniĂšre relation avec un navire. Et, en fin de compte, nous ne fĂźmes pas mĂȘme un seul voyage. Peut-ĂȘtre Ă©tait-ce lĂ  simplement l’effet du destin, d’un mot Ă©crit sur mon front qui apparemment m’interdisait, au cours de tout mon service Ă  la mer, de jamais rĂ©ussir Ă  traverser l’Atlantique. La vie nouvelle marche sur les talons de l’autre, et les neuf chapitres de la Folie Almayer » m’accompagnĂšrent au Dock Victoria d’oĂč, quelques jours plus tard, nous partĂźmes pour Rouen. Je n’irai pas jusqu’à dire que l’engagement d’un homme marquĂ© par le destin pour ne jamais traverser l’Atlantique fut la cause absolue de l’insuccĂšs que la Compagnie des Transports Franco-Canadiens rencontra Ă  accomplir ne fĂ»t-ce qu’une simple traversĂ©e. Ç’aurait pu ĂȘtre cela naturellement, mais l’obstacle matĂ©riel Ă©vident fut le manque d’argent. Quatre cent soixante couchettes pour Ă©migrants furent amĂ©nagĂ©es dans l’entrepont par des charpentiers industrieux pendant que nous Ă©tions au bassin Victoria, mais jamais il n’arriva le moindre Ă©migrant Ă  Rouen, – ce dont mon naturel compatissant ne put manquer de se rĂ©jouir. Il vint quelques messieurs de Paris, – je crois qu’ils Ă©taient trois, et l’un d’eux Ă©tait le prĂ©sident, – qui parcoururent le navire d’un bout Ă  l’autre en cognant cruellement leurs chapeaux hauts de forme aux poutres du pont. Je fus chargĂ© de les accompagner, et je dois dire, que l’intĂ©rĂȘt qu’ils prirent aux choses ne manquait pas d’intelligence, quoique, de toute Ă©vidence, ils n’eussent jamais rien vu de semblable auparavant. En redescendant Ă  terre, une expression satisfaite et incertaine se peignait sur leurs visages. Quoique cette cĂ©rĂ©monie d’inspection dĂ»t ĂȘtre le prĂ©liminaire d’un dĂ©part immĂ©diat, c’est au moment mĂȘme oĂč ils franchissaient la passerelle que j’eus l’avertissement intĂ©rieur qu’aucun dĂ©part conforme Ă  l’esprit de notre charte-partie n’aurait jamais lieu. Il faut dire que, moins de trois semaines plus tard, il y eut du changement. À notre arrivĂ©e, nous avions Ă©tĂ© reçus avec beaucoup de cĂ©rĂ©monie, bien placĂ©s au centre de la ville, et, comme on avait affichĂ© Ă  tous les coins de rues un placard tricolore qui annonçait la naissance de notre compagnie, les petits bourgeois, escortĂ©s de leur femme et de leur famille, se firent une fĂȘte d’inspecter le navire. Je me tenais toujours en Ă©vidence dans mon plus bel uniforme pour donner des renseignements, comme si j’avais Ă©tĂ© un interprĂšte de l’Agence Cook Ă  l’usage des touristes, cependant que nos quartiers-maĂźtres rĂ©coltaient une moisson de gros sous Ă  accompagner personnellement des groupes. Mais lorsque le changement eut lieu, – changement qui nous fit descendre la riviĂšre d’un mille et demi pour nous amarrer Ă  un quai boueux et sordide, – alors en vĂ©ritĂ© la dĂ©solation de la solitude nous Ă©chut en partage. Ce fut une complĂšte et muette stagnation ; car, comme le navire Ă©tait prĂȘt Ă  prendre la mer jusque dans le plus petit dĂ©tail, qu’il gelait ferme et que les jours Ă©taient courts, nous Ă©tions absolument oisifs, oisifs au point de rougir de honte, quand la pensĂ©e nous venait que, pendant tout ce temps, nos salaires continuaient Ă  courir. Le jeune Cole en Ă©tait chagrin, parce que, disait-il, on n’avait plus aucun entrain le soir aprĂšs avoir paressĂ© ainsi toute la journĂ©e ; le banjo mĂȘme perdait de son charme depuis que rien n’empĂȘchait plus d’en gratter sans discontinuer entre les repas. Le bon Paramor, – c’était vĂ©ritablement un excellent homme, – devint malheureux autant qu’il Ă©tait possible Ă  son heureuse nature, jusqu’à ce qu’un jour lugubre je lui suggĂ©rai, par pure malice, d’occuper l’énergie assoupie de l’équipage Ă  haler les deux cĂąbles sur le pont et Ă  les retourner de bout en bout. M. Paramor parut un moment radieux. Excellente idĂ©e ! » Mais aussitĂŽt aprĂšs sa figure s’allongea Ma foi ! Oui. Mais nous ne pouvons pas faire durer cela plus de trois jours », murmura-t-il d’un air de mĂ©contentement. Je me demande combien de temps il pensait que nous resterions amarrĂ©s au quai d’un faubourg de Rouen, mais je sais que les cĂąbles furent bel et bien halĂ©s et tournĂ©s bout pour bout conformĂ©ment Ă  mon conseil satanique, puis remis en place, et leur existence mĂȘme avait Ă©tĂ© complĂštement oubliĂ©e, je crois, avant qu’un pilote français ne vĂźnt Ă  bord pour descendre notre navire jusqu’en rade du Havre. Vous pensez peut-ĂȘtre que cet Ă©tat d’oisivetĂ© forcĂ©e favorisa l’avancement de la fortune d’Almayer et de sa fille. Il n’en fut rien pourtant. Comme sous le coup de quelque mauvais sort, l’irruption de mon camarade banjoĂŻste, relatĂ©e prĂ©cĂ©demment, arrĂȘta court ce fatal coucher de soleil durant de nombreuses semaines encore. Il en fut toujours de mĂȘme avec ce livre commencĂ© en 1889 et terminĂ© en 1894, – le plus court de tous les romans que je devais Ă©crire par la suite. Entre l’exclamation du dĂ©but par laquelle Almayer entend sa femme l’appeler pour dĂźner et l’invocation d’Abdullah son ennemi au Dieu de l’Islam, le MisĂ©ricordieux, le Compatissant », qui termine le livre, devaient survenir plusieurs longues traversĂ©es, une visite pour me servir de la phrasĂ©ologie distinguĂ©e qui convient en la circonstance aux lieux certains d’entre eux, du moins oĂč s’était passĂ©e mon enfance, et enfin la rĂ©alisation de quelques vaines paroles de cette enfance oĂč s’était exprimĂ©e la fantaisie d’un cƓur romantique et lĂ©ger. C’est en 1868, alors que j’avais dix ans environ, que, regardant une carte d’Afrique de cette Ă©poque et mettant le doigt sur l’espace blanc qui reprĂ©sentait alors l’inconnu mystĂ©rieux de ce continent, je me dis avec une assurance parfaite et une Ă©tonnante audace qui ne sont plus maintenant dans ma nature Quand je serai grand, j’irai lĂ  ! » Et naturellement je n’y pensai plus jusqu’à ce qu’un quart de siĂšcle plus tard ou Ă  peu prĂšs, une occasion s’offrit d’y aller, – comme si le pĂ©chĂ© d’audace de mon enfance devait retomber sur la tĂȘte de l’homme mĂ»r. Oui, je fus lĂ , lĂ  Ă©tant cette rĂ©gion des Chutes Stanley qui, en 1868, Ă©tait le plus blanc des espaces blancs de la surface figurĂ©e de la terre. Et le manuscrit de la Folie Almayer », que j’emportai avec moi comme si ç’eĂ»t Ă©tĂ© un talisman ou un trĂ©sor, alla aussi lĂ . Qu’il pĂ»t jamais sortir de lĂ  semble avoir Ă©tĂ© un dessein particulier de la Providence ; car une bonne part de mes autres possessions, d’une valeur infiniment plus grande et de plus d’utilitĂ© pour moi, y restĂšrent, par suite de dĂ©plorables accidents de transport. Je me rappelle, entre autres, un certain tournant, spĂ©cialement fĂącheux, du Congo, entre Kinshasa et LĂ©opoldville, – surtout quand on devait le franchir dans une grande pirogue avec seulement la moitiĂ© du nombre convenable de pagayeurs. Peu s’en fallut que je ne fusse le second blanc noyĂ© Ă  cet intĂ©ressant endroit par un canot chavirĂ©. Le premier avait Ă©tĂ© un jeune officier belge ; l’accident Ă©tait arrivĂ© quelques mois auparavant, et lui aussi rentrait dans sa patrie, peut-ĂȘtre pas aussi malade que je l’étais, – mais enfin il rentrait chez lui. Je franchis ce tournant, plus ou moins en vie, quoique je fusse trop malade pour me soucier de ce qui pourrait m’arriver ; et, toujours avec la Folie Almayer » parmi mes bagages fort diminuĂ©s, je parvins Ă  cette dĂ©lectable capitale, Boma, oĂč, avant le dĂ©part du vapeur qui devait me ramener, j’eus le temps de souhaiter cent fois ma mort avec une parfaite sincĂ©ritĂ©. À cette Ă©poque, il n’existait encore que sept chapitres de la Folie Almayer, » mais le chapitre suivant de ma propre histoire fut celui d’une longue, longue maladie et d’une trĂšs triste convalescence. GenĂšve, ou plus prĂ©cisĂ©ment l’établissement hydrothĂ©rapique de Champel, est rendu Ă  jamais fameux par l’achĂšvement du huitiĂšme chapitre de l’histoire de la dĂ©cadence et de la chute d’Almayer. Les Ă©vĂ©nements du neuviĂšme sont inextricablement mĂȘlĂ©s aux dĂ©tails de l’amĂ©nagement d’un entrepĂŽt au bord de la Tamise, entrepĂŽt qui appartenait Ă  une maison de la CitĂ© dont le nom importe peu ici. Mais ce travail, entrepris pour me rĂ©habituer Ă  l’activitĂ© d’une existence normale, fut bientĂŽt achevĂ©. La terre n’avait rien qui pĂ»t me retenir plus longtemps. Et c’est ainsi que ce mĂ©morable roman se trouva, – comme un fĂ»t de madĂšre de choix, – portĂ© durant trois ans çà et lĂ  sur la mer. Si ce traitement en augmenta ou non la qualitĂ©, c’est ce que je ne saurais dire. En tout cas cela n’en amĂ©liora pas l’apparence. Le manuscrit en prit un aspect fanĂ© et un ton jaunĂątre de vieux papier. Il devenait Ă  la fin dĂ©raisonnable de supposer que quoi que ce fĂ»t au monde pĂ»t jamais arriver Ă  Almayer et Nina. Et pourtant une chose plus invraisemblable encore en mer devait rĂ©veiller leur activitĂ© assoupie. Novalis n’a-t-il pas dit Il est certain que ma conviction s’accroĂźt infiniment du moment qu’une autre Ăąme la partage. » Et qu’est-ce qu’un roman, sinon une conviction dans l’existence d’autres ĂȘtres, assez forte pour prendre une forme de vie imaginaire plus claire que la rĂ©alitĂ© mĂȘme, et oĂč l’accumulation d’épisodes choisis surpasse l’histoire documentaire ? La Providence qui sauva mon manuscrit au milieu des rapides du Congo le communiqua Ă  une Ăąme secourable trĂšs loin sur la mer. Il serait pour moi de la plus grande ingratitude d’oublier jamais le visage blĂȘme et creusĂ©, et les yeux noirs enfoncĂ©s dans les orbites de cet Ă©tudiant de Cambridge il voyageait pour sa santĂ© » Ă  bord de l’excellent navire le Torrens Ă  destination de l’Australie, qui fut le premier lecteur de la Folie Almayer », – le premier lecteur que j’aie jamais eu. Cela vous ennuierait-il beaucoup de lire un manuscrit d’une Ă©criture du genre de la mienne ? » lui demandai-je un soir, sous le coup d’une impulsion soudaine, Ă  la suite d’une longue conversation dont le sujet avait Ă©tĂ© l’Histoire de Gibbon. Jacques tel Ă©tait son nom Ă©tait venu s’asseoir dans ma cabine, pendant un quart des plus orageux, aprĂšs m’avoir apportĂ© un livre tirĂ© de sa provision de voyage. Pas le moins du monde », rĂ©pondit-il du ton le plus courtois et avec un faible sourire. Comme j’ouvrais un tiroir, sa curiositĂ© soudainement Ă©veillĂ©e lui donna une expression d’attention tendue. Je me demande ce qu’il s’attendait Ă  voir. Un poĂšme peut-ĂȘtre. Impossible de le deviner maintenant. Ce n’était pas un homme froid, mais calme, et plus encore assujetti par la maladie, – un homme volontiers silencieux et de la plus simple modestie dans les rapports habituels, mais avec, dans toute sa personne, quelque chose de particulier qui tranchait sur le reste de nos soixante passagers. Ses yeux Ă©taient pensifs, son regard semblait dirigĂ© en dedans. Avec la rĂ©serve charmante qui lui Ă©tait habituelle, et d’une voix voilĂ©e et sympathique, il demanda — Qu’est-ce que c’est ? – C’est une sorte de rĂ©cit, rĂ©pondis-je avec effort. Ce n’est mĂȘme pas encore terminĂ©. Mais j’aimerais savoir ce que vous en pensez. » Il mit le manuscrit dans la poche de cĂŽtĂ© de son veston je revois parfaitement ses longs doigts bruns le plier dans la longueur. Je le lirai demain », fit-il en saisissant la poignĂ©e de la porte, puis, aprĂšs avoir attendu un moment propice du roulis du navire, il ouvrit la porte et disparut. Comme il partait, j’entendis le grondement prolongĂ© du vent, le bruit de l’eau roulant sur le pont du Torrens et le mugissement adouci et comme lointain de la grosse mer. J’eus conscience d’une agitation croissante dans la turbulence de l’ocĂ©an, et le sentiment professionnel fit naĂźtre en moi la pensĂ©e qu’à huit heures, dans une autre demi-heure tout au plus, il faudrait serrer les perroquets. Le lendemain, mais cette fois vers quatre heures de l’aprĂšs-midi, Jacques entra dans ma cabine. Il portait un Ă©norme cache-nez autour du cou et tenait le manuscrit Ă  la main. Il me le rendit avec un regard fixe, mais sans prononcer une parole. Je le pris en silence. Il s’assit sur le canapĂ© et ne dit rien encore. J’ouvris et refermai le tiroir de mon bureau sur lequel se trouvait une ardoise de lock couverte d’écriture dans son cadre de bois et qui attendait d’ĂȘtre reportĂ©e au net sur ce genre de livre que j’étais habituĂ© Ă  Ă©crire avec soin, le livre de bord du navire. Je tournai carrĂ©ment le dos au pupitre. Et mĂȘme alors Jacques ne prononça pas un mot. Eh ! bien, qu’en dites-vous ? demandai-je enfin. Cela mĂ©rite-t-il d’ĂȘtre terminĂ© ? » Cette question exprimait exactement ma pensĂ©e. — AssurĂ©ment », rĂ©pondit-il d’un ton calme, voilĂ© ; puis il toussa lĂ©gĂšrement. — Cela vous a-t-il intĂ©ressĂ© ? » demandai-je ensuite presque dans un murmure. — Beaucoup ! » AprĂšs une pause, je me mis Ă  suivre attentivement le fort roulis du navire et Jacques s’étendit sur le canapĂ©. Le rideau de mon lit allait et venait comme si c’eĂ»t Ă©tĂ© un punkah ; la lampe de la cloison encerclĂ©e dans son balancier et, de temps en temps, la porte de la cabine Ă©taient lĂ©gĂšrement secouĂ©es parmi les bouffĂ©es du vent. C’est par 40°de latitude Sud et presque Ă  la longitude de Greenwich, autant que je puis me rappeler, que se dĂ©roulĂšrent ces paisibles rites de la rĂ©surrection d’Almayer et de Nina. Dans le silence prolongĂ© il me vint Ă  l’esprit que cette histoire contenait passablement de narration rĂ©trospective, dans l’état oĂč elle Ă©tait. Pouvait-on en suivre l’action, me demandai-je Ă  moi-mĂȘme, comme si dĂ©jĂ  le romancier Ă©tait nĂ© dans le corps du marin. Mais j’entendis sur le pont le sifflet de l’officier de quart et restai en alerte pour saisir l’ordre qui allait suivre cet avertissement. Il me parvint comme un faible et furieux appel Brassez carrĂ© derriĂšre ! » – Ah ! pensai-je en moi-mĂȘme, un coup de vent d’Ouest qui s’amĂšne ! » Alors je me tournai vers mon premier lecteur qui, hĂ©las ! ne devait pas vivre assez longtemps pour connaĂźtre la fin de l’histoire. — Maintenant laissez-moi vous demander encore une chose l’histoire est-elle suffisamment claire Ă  votre avis, telle qu’elle est ? » Il releva ses sombres yeux bienveillants vers mon visage et sembla surpris. — Mais oui, parfaitement. » Ce fut tout ce que je devais entendre tomber de ses lĂšvres touchant les mĂ©rites de la Folie Almayer ». Nous ne reparlĂąmes plus jamais du livre. Une longue pĂ©riode de mauvais temps survint et je n’eus d’autre pensĂ©e que celle du service, cependant que le pauvre M. Jacques attrapait un rhume fatal et devait rester confinĂ© dans sa cabine. Lorsque nous arrivĂąmes Ă  AdĂ©laĂŻde, le premier lecteur de ma prose partit aussitĂŽt pour l’intĂ©rieur et mourut enfin assez soudainement en Australie ou peut-ĂȘtre durant son voyage de retour par le canal de Suez. Je n’en suis pas sĂ»r maintenant et je ne pense pas que je l’aie jamais su prĂ©cisĂ©ment, quoique je me fusse enquis de lui Ă  maintes reprises auprĂšs de quelques-uns de nos passagers de retour qui, se promenant pour voir le pays » pendant que le navire Ă©tait au port, l’avaient rencontrĂ© ici ou lĂ . À la fin nous partĂźmes, rentrant Ă  notre port d’attache, sans que j’eusse ajoutĂ© une ligne au griffonnage nonchalant des nombreuses pages que le pauvre M. Jacques avait eu la patience de lire alors que les ombres mĂȘmes de l’ÉternitĂ© s’amassaient dĂ©jĂ  dans les profondeurs de ses bons yeux caves. L’intention que son simple et dĂ©cisif AssurĂ©ment » m’avait insinuĂ©e sommeillait en moi, mais n’attendait qu’une occasion. Je peux dire que je suis maintenant obligĂ©, inconsciemment obligĂ©, d’écrire volume aprĂšs volume, comme autrefois j’étais obligĂ© d’aller Ă  la mer voyage aprĂšs voyage. Les pages doivent se suivre l’une l’autre comme les lieues se suivaient jadis jusqu’à cette fin dĂ©terminĂ©e qui, puisqu’elle est la VĂ©ritĂ© elle-mĂȘme, est Une, – une pour tous les hommes et pour toutes les occupations. Je ne sais laquelle de ces deux impulsions m’a paru la plus mystĂ©rieuse et la plus Ă©tonnante. Encore, pour Ă©crire, de mĂȘme que pour devenir marin, m’a-t-il fallu attendre une occasion. Qu’on me permette d’avouer ici que je n’ai jamais Ă©tĂ© de ces gens Ă©tonnants qui navigueraient dans un baquet pour le plaisir, et, si je puis m’enorgueillir de mon esprit de suite, il en fut de mĂȘme lorsque je me mis Ă  Ă©crire. Il y a des gens, m’a-t-on dit, qui Ă©crivent en wagon, et le feraient peut-ĂȘtre assis les jambes croisĂ©es sur une corde Ă  linge ; mais j’avoue que ma disposition sybaritique ne me permet d’écrire que si j’ai quelque chose qui ressemble au moins Ă  une chaise. Ligne Ă  ligne plutĂŽt que page Ă  page, telle fut la croissance de la Folie Almayer ». C’est ainsi qu’il m’arriva presque de perdre le manuscrit, qui s’étendait maintenant jusqu’aux premiers mots du neuviĂšme chapitre, Ă  la gare de la Friedrichstrasse Ă  Berlin comme vous voyez alors que je me rendais en Pologne ou plus prĂ©cisĂ©ment en Ukraine. Un matin, de bonne heure, j’oubliai mon sac au buffet. Un digne et intelligent KoffertrĂ€ger le sauva. Cependant, dans mon anxiĂ©tĂ©, ce n’est pas du tout au manuscrit que je pensais, mais Ă  toutes les autres choses qui se trouvaient dans ce sac. À Varsovie oĂč je restai deux jours, ces pages vagabondes ne furent jamais exposĂ©es Ă  la lumiĂšre, sauf une fois Ă  la lumiĂšre des bougies pendant que le sac demeurait ouvert sur une chaise. Je m’habillais pour aller dĂźner Ă  un club sportif. Un de mes amis d’enfance il avait appartenu au service diplomatique, mais faisait maintenant valoir des terres paternelles, et nous ne nous Ă©tions pas revus depuis plus de vingt ans Ă©tait assis sur le canapĂ©, m’attendant pour m’y accompagner. — Racontez-moi donc quelque chose de votre vie tout en vous habillant », me suggĂ©ra-t-il aimablement. Je ne crois pas que je lui aie dit grand’chose de ma vie alors, ni par la suite. La conversation du petit groupe choisi avec lequel il me fit dĂźner fut des plus animĂ©es et embrassa de nombreux sujets, depuis la chasse aux fauves en Afrique jusqu’au dernier poĂšme publiĂ© dans une revue trĂšs moderniste, Ă©ditĂ©e par de trĂšs jeunes gens et patronnĂ©e par la plus haute sociĂ©tĂ©. Mais elle n’aborda jamais la Folie Almayer », et le lendemain matin, dans une obscuritĂ© ininterrompue, cet insĂ©parable compagnon continua Ă  rouler avec moi dans la direction du Sud-Est vers le gouvernement de Kiev. À cette Ă©poque, il fallait huit heures de voiture, sinon plus, pour se rendre de la gare du chemin de fer Ă  la maison de campagne qui Ă©tait ma destination. Dear boy » ces mots Ă©taient toujours Ă©crits en anglais, c’est ainsi que commençait la derniĂšre lettre qu’à Londres j’avais reçue de cette maison. Fais-toi conduire Ă  la seule auberge de l’endroit, dĂźne aussi bien que tu le pourras, et dans la soirĂ©e mon propre serviteur particulier factotum et majordome, M. V
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 je te prĂ©viens qu’il est de noble extraction, se prĂ©sentera devant toi pour t’annoncer l’arrivĂ©e du petit traĂźneau qui doit t’amener ici le lendemain. J’envoie avec lui ma fourrure la plus Ă©paisse qui, je pense, avec le genre de pardessus que tu dois avoir t’empĂȘchera de geler en route. » En effet, alors que je dĂźnais, servi par un garçon juif, dans une Ă©norme chambre Ă  coucher Ă  allure de grange avec un plancher fraĂźchement peint, la porte s’ouvrit et, dans son costume de voyage, longues bottes, haut bonnet de peau de mouton, paletot court serrĂ© par une ceinture de cuir, le M. V
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 de noble extraction, homme de trente-cinq ans environ, apparut avec un air de perplexitĂ© rĂ©pandu sur sa physionomie ouverte et moustachue. Je me levai de table et l’accueillis en polonais, avec, je l’espĂšre, la nuance juste de considĂ©ration qu’exigeait son sang noble et sa situation de serviteur particulier. Sa figure s’éclaira d’étonnante façon. J’appris plus tard qu’en dĂ©pit des assurances rĂ©itĂ©rĂ©es de mon oncle, le brave garçon avait conservĂ© des doutes sur notre comprĂ©hension rĂ©ciproque. Il s’imaginait que je lui parlerais dans une langue Ă©trangĂšre. Ses derniers mots en montant en traĂźneau pour venir me chercher avaient pris la forme d’une exclamation anxieuse — Bien ! Eh bien ! Me voilĂ  parti, mais Dieu seul sait comment je me ferai entendre du neveu de notre maĂźtre. » Nous nous comprĂźmes trĂšs bien dĂšs l’abord. Il s’occupa de moi comme si je n’eusse pas Ă©tĂ© une grande personne. J’eus la dĂ©licieuse sensation d’un garçon au retour de l’école, quand le lendemain matin il m’enveloppa dans un Ă©norme paletot de voyage en peau d’ours et prit place, d’un air protecteur, Ă  mon cĂŽtĂ©. Le traĂźneau Ă©tait tout petit et avait l’air tout Ă  fait insignifiant, presque d’un jouet, derriĂšre les quatre gros chevaux bais attelĂ©s deux Ă  deux. Nous trois, en comptant le cocher, le remplissions complĂštement. C’était un jeune garçon aux yeux bleu clair le grand col du paletot de fourrure de sa livrĂ©e encadrait sa figure pleine de bonne humeur et la protĂ©geait jusqu’au sommet de la tĂȘte. — Dites-moi, Joseph, lui dit mon compagnon, pensez-vous que nous puissions arriver Ă  la maison avant six heures ? » Sa rĂ©ponse fut que nous arriverions sĂ»rement, avec l’aide de Dieu, et pourvu qu’il n’y eĂ»t aucun amoncellement de neige dans l’espace compris entre des villages dont les noms sonnĂšrent on ne peut plus familiĂšrement Ă  mes oreilles. Il se montra excellent cocher, tĂ©moignant d’un instinct sĂ»r pour tenir sa route au milieu des champs couverts de neige, et sachant obtenir de ses chevaux tout ce qu’ils pouvaient fournir. — C’est le fils de ce Joseph dont je suppose que le capitaine se souvient. Celui qui conduisait feu la grand’mĂšre du capitaine, de sainte mĂ©moire », dĂ©clara V
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 tout en disposant autour de mes pieds les couvertures de fourrure. Je me rappelais parfaitement le fidĂšle Joseph qui conduisait ma grand’mĂšre. Parbleu ! C’est lui qui m’avait laissĂ© tenir les guides pour la premiĂšre fois de ma vie et qui me permettait de jouer hors de la remise avec le grand fouet de la voiture Ă  quatre chevaux. — Qu’est-il devenu ? demandai-je. Il ne sert plus, je suppose ? » — Il servait notre maĂźtre, » fut la rĂ©ponse. Mais il est mort du cholĂ©ra il y a environ dix ans maintenant, – pendant la grande Ă©pidĂ©mie que nous avons eue. Et sa femme est morte en mĂȘme temps. De toute la maisonnĂ©e, ce garçon est le seul qui ait Ă©chappĂ©. » Le manuscrit de la Folie Almayer » reposait dans la valise sous nos pieds. Je revis le soleil se coucher sur la plaine comme je le voyais dans les voyages de mon enfance. Il se coucha, clair et rouge, s’enfonçant dans la neige, en pleine vue, comme s’il se couchait sur la mer. Il y avait vingt-trois ans que je n’avais vu le soleil se coucher sur cette terre. Nous continuĂąmes notre route dans l’obscuritĂ© qui tombait rapidement sur la livide Ă©tendue de neige, jusqu’à ce que, d’une lande blanche qui se joignait au ciel, surgĂźt la forme noire de groupes d’arbres autour d’un village de la plaine ukrainienne. Une chaumiĂšre ou deux passĂšrent Ă  nos cĂŽtĂ©s, un interminable mur bas, puis ce furent, brillant faiblement et clignotant Ă  travers un Ă©cran de sapins, les lumiĂšres de la maison du maĂźtre. Ce mĂȘme soir, le manuscrit errant de la Folie Almayer » fut dĂ©ballĂ© et posĂ© sans ostentation sur le secrĂ©taire de ma chambre, la chambre d’ami qui, – j’en fus informĂ© d’un ton faussement dĂ©gagĂ©, – m’avait attendu depuis quelque quinze ans ou presque. Le manuscrit n’attira pas l’attention de cette affectueuse prĂ©sence qui s’activait autour du fils de sa sƓur favorite. — Tu n’auras pas beaucoup de temps Ă  toi pendant ta visite ici, frĂšre, me dit-il, – cette forme d’interpellation empruntĂ©e au langage de nos paysans Ă©tait la forme habituelle de sa plus vive bonne humeur dans ses moments d’épanchement affectueux. – Je ne cesserai de venir bavarder. » En fait, nous eĂ»mes toute la maison pour bavarder et nous passĂąmes notre temps Ă  faire irruption l’un chez l’autre. J’envahissais la retraite de son cabinet de travail dont l’objet principal Ă©tait un colossal encrier d’argent qui lui avait Ă©tĂ© donnĂ© pour sa cinquantiĂšme annĂ©e par une souscription de ses pupilles alors en vie. Il avait Ă©tĂ© le tuteur d’un grand nombre d’orphelins appartenant Ă  des familles de propriĂ©taires-terriens des trois provinces mĂ©ridionales, depuis 1860. Quelques-uns avaient Ă©tĂ© mes camarades d’école et de jeux, mais aucun d’eux, fille ou garçon, n’avait jamais, que je sache, Ă©crit un roman. Un ou deux Ă©taient plus ĂągĂ©s que moi, considĂ©rablement plus ĂągĂ©s mĂȘme. L’un d’eux, qui nous rendait visite dans ma petite enfance, Ă©tait celui qui le premier m’avait juchĂ© sur un cheval, et son Ă©quipage Ă  quatre, son parfait talent d’écuyer et son adresse pour les exercices en gĂ©nĂ©ral avaient Ă©tĂ© l’une de mes premiĂšres admirations. Il me semble que je revois ma mĂšre qui, d’une colonnade devant la fenĂȘtre de la salle Ă  manger, me regarde monter sur le poney tenu en bride, autant que je me souvienne, par ce mĂȘme Joseph, le groom spĂ©cialement attachĂ© au service de ma grand’mĂšre, – et qui mourut du cholĂ©ra. C’était certainement un jeune homme avec une casaque bleu foncĂ©, et un immense pantalon de cosaque, qui Ă©taient la livrĂ©e des hommes d’écurie. Ce devait ĂȘtre en 1864, mais, pour prendre d’autres points de repĂšre, c’était certainement l’annĂ©e oĂč ma mĂšre avait obtenu la permission de venir de l’exil oĂč elle avait suivi mon pĂšre, et de se rendre dans le Sud pour aller voir les siens. Pour cela aussi, il lui avait fallu demander une permission et je sais qu’une des conditions mises Ă  cette faveur Ă©tait qu’elle serait traitĂ©e exactement comme si elle Ă©tait elle-mĂȘme une exilĂ©e. Cependant, deux ans plus tard, en mĂ©moire de son frĂšre aĂźnĂ© qui avait servi dans les Gardes et qui, mort prĂ©maturĂ©ment, avait laissĂ© une foule d’amis et un souvenir trĂšs cher dans le grand monde de Saint-PĂ©tersbourg, un personnage influent obtint pour elle cette permission, – qu’on appelait la TrĂšs Haute GrĂące, – d’un congĂ© de trois mois hors d’exil. C’est aussi l’annĂ©e oĂč je commence Ă  me rappeler ma mĂšre avec plus de nettetĂ© qu’une simple prĂ©sence protectrice au large front et dont les yeux avaient une expression de douce autoritĂ© ; et je me rappelle aussi la grande rĂ©union de parents proches ou Ă©loignĂ©s, et les tĂȘtes grises des amis de la famille qui Ă©taient venus lui rendre hommage de leur respect et de leur amour dans la maison de ce frĂšre favori qui, quelques annĂ©es plus tard, allait devoir me tenir lieu de l’un et l’autre de mes parents. Je ne compris pas alors la tragique signification de tout cela, quoique les docteurs vinssent aussi, je m’en souviens bien. Elle ne manifestait aucun signe de maladie, – mais je pense que dĂ©jĂ  ils avaient prononcĂ© sa condamnation, Ă  moins peut-ĂȘtre qu’un changement d’air dans un climat mĂ©ridional ne permĂźt de rĂ©tablir ses forces chancelantes. Il me semble que pour moi c’est la pĂ©riode la plus heureuse de mon existence. Il y avait lĂ  ma cousine, une petite fille dĂ©licieuse et vive, de quelques mois plus jeune que moi, dont la vie amoureusement surveillĂ©e, comme celle d’une princesse royale, se termina vers sa quinziĂšme annĂ©e. Il y avait aussi d’autres enfants, dont beaucoup sont morts Ă  prĂ©sent, et beaucoup dont j’ai oubliĂ© jusqu’aux noms. Sur tout cela est suspendue l’ombre accablante du Grand Empire Russe, – l’ombre chargĂ©e de la noirceur d’une haine nationale nouvelle, nĂ©e et entretenue par l’école des journalistes de Moscou contre les Polonais, aprĂšs la malheureuse insurrection de 1863. Nous voici bien loin du manuscrit de la Folie Almayer », mais la mention publique de ces impressions n’est pas le caprice d’un inquiet Ă©goĂŻsme. Ce sont lĂ  aussi des choses humaines, dont l’appel se fait dĂ©jĂ  lointain. Il convient qu’on laisse aux enfants du romancier quelque chose de plus que les couleurs et les figures de son labeur crĂ©ateur. Ce qui, dans les annĂ©es de leur maturitĂ©, peut paraĂźtre aux autres le cĂŽtĂ© le plus Ă©nigmatique de leur nature et leur rester peut-ĂȘtre toujours obscur Ă  eux-mĂȘmes, sera leur rĂ©ponse inconsciente Ă  la voix intĂ©rieure de cet inexorable passĂ© dont sont lointainement issues aussi bien son Ɠuvre d’imagination que leurs propres personnalitĂ©s. Ce n’est que dans l’imagination des hommes que toute vĂ©ritĂ© trouve une rĂ©elle et indĂ©niable existence. C’est l’imagination, non pas l’invention, qui est maĂźtresse suprĂȘme de l’art comme de la vie. L’expression imaginaire et exacte d’authentiques souvenirs peut servir dignement cet esprit de piĂ©tĂ© envers toutes les choses humaines, qui sanctionne aussi bien les conceptions d’un romancier que les Ă©motions de l’homme qui passe en revue sa propre expĂ©rience. II Comme je l’ai dit, j’étais occupĂ© Ă  dĂ©faire mes bagages aprĂšs un voyage de Londres en Ukraine. Le manuscrit de la Folie Almayer », – mon compagnon depuis trois ans et plus, et alors dans le neuviĂšme chapitre de son Ăąge, – Ă©tait posĂ© sans la moindre ostentation sur le secrĂ©taire qui se trouvait entre deux fenĂȘtres. Il ne me vint pas Ă  l’esprit de l’y ranger dans un tiroir, mais mon regard fut attirĂ© par la forme harmonieuse qu’avait la poignĂ©e de cuivre de ce mĂȘme tiroir. Deux candĂ©labres Ă  quatre bougies toutes allumĂ©es donnaient un air de fĂȘte Ă  la chambre qui pendant tant d’annĂ©es avait attendu le neveu errant. Les persiennes Ă©taient closes. À cinq cents mĂštres environ de la chaise sur laquelle j’étais assis se trouvait la premiĂšre chaumiĂšre du village, – lequel faisait partie de la propriĂ©tĂ© de mon grand-pĂšre, et le seul qui restĂąt dans la possession d’un membre de la famille et au-delĂ  du village, dans les tĂ©nĂšbres illimitĂ©es de la nuit d’hiver s’étendaient de vastes champs sans clĂŽture, – non pas une plaine unie et Ăąpre, mais de la bonne terre Ă  blĂ©, ondulĂ©e de collines, toutes blanches maintenant, avec des bouquets d’arbres noirs nichĂ©s dans les creux. La route par laquelle j’étais venu traversait le village et faisait un coude juste au-delĂ  des grilles qui fermaient la courte avenue. Quelqu’un s’en allait sur le chemin creux couvert de neige un tintement vif de clochettes s’insinuait graduellement dans la quiĂ©tude de la chambre comme un mĂ©lodieux murmure. Mon dĂ©ballage avait Ă©tĂ© surveillĂ© par le domestique qui Ă©tait venu pour m’aider et qui n’avait guĂšre fait que de rester attentif, mais inutile auprĂšs de la porte. Je n’avais pas le moins du monde besoin de lui, mais je ne voulais pas lui dire de s’en aller. C’était un jeune garçon, certainement plus jeune que moi de dix ans. Je n’étais pas venu, – je ne dirai pas dans cet endroit, – mais Ă  vingt lieues de lĂ , depuis l’annĂ©e 1867 et pourtant sa physionomie ouverte et son type de paysan me semblaient Ă©trangement familiers. Il aurait pu ĂȘtre un descendant, fils ou petit-fils des domestiques dont les visages amicaux m’avaient Ă©tĂ© familiers durant ma prime jeunesse. En vĂ©ritĂ©, il n’avait pas droit Ă  tant de considĂ©ration de ma part. Il venait de quelque village des environs et avait Ă©tĂ© rĂ©cemment promu valet de chambre aprĂšs avoir appris le service Ă  l’office de deux ou trois maisons. Je le sus le lendemain par le digne V
 Ă  qui je le demandai. J’aurais pu m’épargner cette question. Je dĂ©couvris bientĂŽt que tous les visages de la maison et tous ceux du village graves visages Ă  longues moustaches des chefs de famille, visages frais des jeunes hommes, visages des petites filles aux beaux cheveux, visages superbes et halĂ©s, larges fronts des mĂšres entrevus Ă  la porte de leur chaumiĂšre, ils m’étaient tous aussi familiers que si je les avais connus depuis l’enfance, et que si mon enfance ne remontait qu’à avant-hier. Le tintement des clochettes du voyageur, aprĂšs s’ĂȘtre accru, s’était dissipĂ© rapidement et le furieux aboiement des chiens du village s’était enfin calmĂ©. Mon oncle, allongĂ© sur le coin d’un petit divan, fumait son long chibouk turc en silence. — Tu as mis un bien joli secrĂ©taire dans ma chambre, remarquai-je. — À la vĂ©ritĂ©, il t’appartient, me rĂ©pondit-il, les yeux fixĂ©s sur moi, avec une expression songeuse et grave qu’il n’avait cessĂ© d’avoir depuis mon arrivĂ©e dans la maison. Il y a quarante ans, ta mĂšre avait coutume d’écrire Ă  cette mĂȘme table. Chez nous, Ă  Oratow, on l’avait mis dans le petit salon qui, par un accord tacite, avait Ă©tĂ© rĂ©servĂ© aux jeunes filles, – j’entends par lĂ  ta mĂšre et sa sƓur qui mourut si jeune. C’était un cadeau que leur avait fait l’oncle Nicolas Bobrowski quand ta mĂšre avait dix-sept ans et ta tante deux ans de moins. C’était une bien charmante et dĂ©licieuse jeune fille que ta tante, je suppose que tu n’en as guĂšre su que le nom. Elle ne brillait pas d’une beautĂ© exceptionnelle ni d’un esprit trĂšs cultivĂ© en cela ta mĂšre lui Ă©tait bien supĂ©rieure. Mais son bon sens, l’admirable douceur de sa nature, son exceptionnelle amabilitĂ© et sa gentillesse dans les relations quotidiennes la rendaient chĂšre Ă  tous. Sa mort fut un terrible coup et une grande perte morale pour nous tous. Si elle avait vĂ©cu, elle aurait apportĂ© les plus grandes bĂ©nĂ©dictions sur la demeure oĂč il lui aurait Ă©tĂ© donnĂ© d’entrer comme femme, comme mĂšre ou comme maĂźtresse de maison. Elle aurait fait naĂźtre autour d’elle une atmosphĂšre de paix et de contentement que seuls peuvent crĂ©er ceux qui savent aimer avec dĂ©sintĂ©ressement. Ta mĂšre, – d’une bien plus grande beautĂ©, exceptionnellement distinguĂ©e dans sa personne, ses maniĂšres et son esprit, – Ă©tait d’un caractĂšre moins facile. Plus brillamment douĂ©e, elle demandait aussi davantage Ă  la vie. À cette Ă©poque spĂ©cialement pĂ©nible, nous fĂ»mes trĂšs inquiets de son Ă©tat. Atteinte dans sa santĂ© par le choc que lui avait causĂ© la mort de son pĂšre elle se trouvait seule Ă  la maison avec lui quand il expira soudainement, elle Ă©tait dĂ©chirĂ©e par le combat intĂ©rieur qui se livrait entre son amour pour l’homme qu’elle allait Ă  la fin Ă©pouser, et l’opposition dĂ©clarĂ©e que son pĂšre n’avait cessĂ© de mettre Ă  cette union. Incapable de manquer Ă  cette mĂ©moire chĂ©rie et de ne tenir aucun compte d’un jugement qu’elle n’avait cessĂ© de respecter et de suivre, et, d’autre part, sentant l’impossibilitĂ© de rĂ©sister Ă  un sentiment si profond et si vrai, elle semblait ne pas devoir conserver son Ă©quilibre moral et mental. En proie Ă  une lutte intĂ©rieure, elle ne pouvait communiquer aux autres ce sentiment de paix qu’elle n’éprouvait pas elle-mĂȘme. Ce n’est que plus tard, quand elle fut enfin unie Ă  l’homme qu’elle avait choisi, qu’elle manifesta ces dons extraordinaires d’esprit et de cƓur qui lui acquirent le respect et l’admiration de nos ennemis mĂȘmes. Supportant avec une calme fermetĂ© les Ă©preuves d’une vie qui reflĂ©tait toutes les infortunes nationales et sociales de la communautĂ©, elle incarna la plus noble conception du devoir comme femme, comme mĂšre et comme patriote, partageant l’exil de son mari et reprĂ©sentant l’idĂ©al de la femme polonaise. Notre oncle Nicolas n’était pas un homme trĂšs accessible aux sentiments d’affection. À part son culte pour le grand NapolĂ©on, il n’a aimĂ© rĂ©ellement, je crois, que trois personnes au monde sa mĂšre, – ta grand’mĂšre que tu as vue, mais que tu ne peux assurĂ©ment pas te rappeler, – son frĂšre, notre pĂšre dans la maison duquel il a habitĂ© si longtemps, et de nous tous, ses neveux et niĂšces qui avions grandi prĂšs de lui, ta mĂšre seule. Les qualitĂ©s modestes et aimables de la plus jeune des deux sƓurs, il ne sembla pas les distinguer. Ce fut moi qui ressentis le plus profondĂ©ment le coup inattendu qui s’abattit sur la famille, moins d’un an aprĂšs que j’en Ă©tais devenu le chef. Ce fut une catastrophe vĂ©ritablement inattendue. En venant chez nous en voiture un aprĂšs-midi d’hiver, pour me tenir compagnie dans notre maison vide, oĂč il me fallait demeurer en permanence pour administrer la propriĂ©tĂ© et m’occuper d’affaires compliquĂ©es les jeunes filles venaient chacune Ă  tour de rĂŽle, chaque semaine, en venant, dis-je, de chez la comtesse Tekla Potocka oĂč notre mĂšre invalide habitait alors pour se trouver Ă  proximitĂ© d’un mĂ©decin, ils se perdirent et s’enfoncĂšrent dans la neige. Elle Ă©tait seule avec le cocher et le vieux ValĂ©ry, le domestique particulier de feu notre pĂšre. Impatiente de ce retard, tandis qu’ils essayaient de sortir de lĂ , elle sauta Ă  bas du traĂźneau et se mit Ă  chercher la route elle-mĂȘme. Tout ceci se passa en 1851, Ă  moins de quatre lieues de la maison oĂč nous sommes en ce moment. Ils retrouvĂšrent bientĂŽt la route ; mais la neige s’était remise Ă  tomber en abondance et il leur fallut encore quatre heures pour atteindre la maison. Les deux hommes avaient enlevĂ© leurs grands manteaux doublĂ©s de peau de mouton et l’avaient enveloppĂ©e dans leurs propres couvertures pour la prĂ©server du froid, en dĂ©pit de ses protestations, de ses ordres et mĂȘme de son refus absolu, comme ValĂ©ry me le raconta plus tard. Comment pourrai-je, lui dĂ©clara-t-il, aller rejoindre l’ñme bĂ©nie de mon dĂ©funt maĂźtre, si je vous laisse attraper du mal tant qu’il y a encore une Ă©tincelle de vie dans mon corps ? » Quand ils parvinrent enfin Ă  la maison, le pauvre vieux Ă©tait raide et sans voix de s’ĂȘtre ainsi exposĂ© au froid, et le cocher ne valait guĂšre mieux, quoiqu’il eĂ»t encore la force de conduire lui-mĂȘme la voiture jusqu’à la remise. Au reproche que je lui fis de s’ĂȘtre aventurĂ©e dehors par un temps pareil, elle me rĂ©pondit, d’une façon qui Ă©tait bien Ă  elle, qu’elle n’aurait pas pu supporter l’idĂ©e de m’abandonner Ă  ma triste solitude. Je ne comprends pas comment on l’avait laissĂ©e partir. Je suppose que cela devait ĂȘtre. Elle nĂ©gligea la petite toux qui survint le lendemain, mais, peu aprĂšs, une inflammation des poumons se dĂ©clara et trois semaines plus tard elle n’était plus. Elle fut la premiĂšre emportĂ©e de la jeune gĂ©nĂ©ration confiĂ©e Ă  mes soins. Voyez la vanitĂ© de toutes les espĂ©rances et de toutes les craintes. J’étais Ă  ma naissance le plus frĂȘle de tous les enfants. Pendant des annĂ©es, je suis restĂ© si dĂ©licat que mes parents avaient peu d’espoir de m’élever et cependant j’ai survĂ©cu Ă  cinq frĂšres et deux sƓurs, et Ă  beaucoup de mes contemporains j’ai survĂ©cu Ă  ma femme et Ă  ma fille aussi, – et de tous ceux qui ont eu quelque connaissance de ce temps passĂ©, c’est toi seul qui me restes. Ç’aura Ă©tĂ© ma destinĂ©e de mettre au tombeau prĂ©maturĂ©ment bien des cƓurs honnĂȘtes, bien des brillantes promesses, bien des espoirs pleins de vie. » Il se leva brusquement, soupira et me quitta en me disant Nous dĂźnerons dans une demi-heure. » Sans bouger, j’écoutai son pas vif rĂ©sonner sur le parquet cirĂ© de la piĂšce voisine, traverser l’antichambre garnie de rayons, et passer dans le salon toutes ces piĂšces se faisaient suite oĂč il devint imperceptible sur le tapis Ă©pais. Mais j’entendis encore se fermer la porte de la chambre Ă  coucher qui lui servait de cabinet de travail. Mon oncle avait alors soixante-deux ans et avait Ă©tĂ© pendant un quart de siĂšcle le plus avisĂ©, le plus ferme et le plus indulgent des tuteurs, Ă©tendant sur moi une affection et un soin paternels, un appui moral qu’il me semblait toujours sentir prĂšs de moi jusque dans les endroits les plus reculĂ©s de la terre. Quant Ă  M. Nicolas Bobrowski, sous-lieutenant en 1808, lieutenant en 1813 dans l’armĂ©e française, et pendant quelque temps officier d’ordonnance du marĂ©chal Marmont, puis capitaine au 2e rĂ©giment de chasseurs Ă  cheval de l’armĂ©e polonaise, – telle qu’elle exista jusqu’en 1830 dans le royaume rĂ©duit qu’avait instituĂ© le CongrĂšs de Vienne, – je dois dire que de tout ce lointain passĂ© que j’avais connu par tradition ou un peu de visu, et que m’avaient rappelĂ© les paroles de l’homme qui venait de sortir de la chambre, je n’en conservais qu’une bien incomplĂšte image. Il est Ă©vident que j’ai dĂ» le voir en 1864, car il est certain qu’il n’aurait pas manquĂ© l’occasion de voir ma mĂšre, d’autant plus qu’il devait savoir que ce serait la derniĂšre fois. Depuis ma prime jeunesse jusqu’à maintenant, quand j’essaie de me rappeler son image, une sorte de brume s’élĂšve devant mes yeux, une brume Ă  travers laquelle je distingue seulement une tĂȘte Ă  cheveux blancs ce qui est exceptionnel dans la famille Bobrowski oĂč il est de rĂšgle pour les hommes de devenir chauve avant trente ans et un nez mince, recourbĂ©, plein de dignitĂ©, tout Ă  fait dans la tradition physique de la famille. Mais ce n’est pas par ces vestiges fragmentaires d’une humanitĂ© pĂ©rissable qu’il survit dans ma mĂ©moire. Alors que j’étais trĂšs jeune, je savais dĂ©jĂ  que mon grand-oncle Nicolas Ă©tait chevalier de la LĂ©gion d’honneur et qu’il avait aussi la croix polonaise Virtuti militari. La connaissance de ces glorieux faits m’inspirait un respect plein d’admiration pourtant ce n’était pas ce sentiment, si vif qu’il pĂ»t ĂȘtre, qui rĂ©sumait pour moi la force et le sens de sa personnalitĂ©. Il Ă©tait dĂ©passĂ© par une tout autre et trĂšs complexe impression d’effroi, de compassion et d’horreur. M. Nicolas Bobrowski demeurait pour moi l’ĂȘtre infortunĂ© et misĂ©rable mais hĂ©roĂŻque Ă  qui, une fois dans sa vie, il Ă©tait arrivĂ© de manger du chien. Il y a plus d’un demi-siĂšcle que j’ai entendu raconter cette histoire et l’impression n’en est pas encore effacĂ©e. Je crois bien que c’est la premiĂšre histoire, disons rĂ©aliste, que j’aie entendue de ma vie cependant je ne sais pourquoi elle m’avait fait une si effroyable impression. Bien sĂ»r, je sais Ă  quoi ressemblent les chiens de nos villages, mais pourtant
 Non. MĂȘme aujourd’hui, en me rappelant l’horreur et la compassion de ma jeunesse, je me demande si j’ai raison de rĂ©vĂ©ler Ă  un monde plein de froideur et de dĂ©dain cet effroyable Ă©pisode de l’histoire de ma famille. Je me demande si je le dois, Ă©tant donnĂ© que la famille Bobrowski a toujours Ă©tĂ© honorablement connue dans une grande partie du pays pour la dĂ©licatesse de ses goĂ»ts en matiĂšre de boire et de manger. Mais aprĂšs tout, et puisque cette dĂ©gradation gastronomique doit rester vraiment Ă  la charge du grand NapolĂ©on, je pense que garder le silence Ă  son sujet serait faire preuve d’une excessive rĂ©serve littĂ©raire. Établissons donc la vĂ©ritĂ©. La responsabilitĂ© en incombe Ă  l’homme de Sainte-HĂ©lĂšne, par suite de la dĂ©plorable lĂ©gĂšretĂ© avec laquelle il a conduit la campagne de Russie. Ce fut durant la mĂ©morable retraite de Moscou que M. Nicolas Bobrowski, en compagnie de deux autres officiers, – sur la moralitĂ© et la dĂ©licatesse de goĂ»t desquels je ne sais absolument rien, – fit gibier d’un chien dans les environs d’un village et ensuite le dĂ©vora. Autant que je puis m’en souvenir, l’arme employĂ©e avait Ă©tĂ© un sabre de cavalerie, et l’issue de cet Ă©pisode de chasse n’était rien de moins qu’une question de vie ou de mort, tout comme s’il se fĂ»t agi d’une rencontre avec un tigre. Un piquet de Cosaques bivouaquait dans ce village perdu au cƓur de la forĂȘt lithuanienne. Les trois chasseurs les avaient vus, d’une cachette, s’établir confortablement parmi les chaumiĂšres, juste avant la venue hĂątive de la nuit d’hiver. Ils les avaient observĂ©s avec dĂ©goĂ»t et peut-ĂȘtre avec dĂ©sespoir. Tard dans la nuit, les conseils irrĂ©flĂ©chis de la faim triomphĂšrent des prĂ©ceptes de la prudence. Rampant Ă  travers la neige, ils se glissĂšrent jusqu’à la palissade de branches sĂšches qui enclĂŽt gĂ©nĂ©ralement les villages dans cette partie de la Lithuanie. Ce qu’ils espĂ©raient trouver et de quelle maniĂšre, et si cette espĂ©rance valait le risque, Dieu seul le sait. Cependant ces partis de cosaques, qui la plupart du temps erraient sans officiers, se gardaient gĂ©nĂ©ralement fort mal et souvent pas du tout. Le village se trouvant Ă  une grande distance de la ligne de retraite des Français, ils ne pouvaient, en outre, y soupçonner la prĂ©sence de traĂźnards de la Grande ArmĂ©e. Les trois officiers s’étaient Ă©loignĂ©s de la colonne principale au cours d’une tourmente de neige, et ils s’étaient Ă©garĂ©s dans les bois pendant plusieurs jours, ce qui explique suffisamment le dĂ©nuement oĂč ils se trouvaient. Leur plan avait Ă©tĂ© d’essayer d’attirer l’attention des paysans d’une des chaumiĂšres les plus rapprochĂ©es de la palissade, mais comme ils se prĂ©paraient Ă  s’aventurer dans la gueule mĂȘme du loup, si l’on peut ainsi dire, un chien il est mĂȘme Ă©trange qu’il n’y en eĂ»t qu’un, crĂ©ature aussi formidable dans la circonstance qu’un loup, se mit Ă  aboyer de l’autre cĂŽtĂ© de la palissade
 À cet endroit du rĂ©cit que j’ai entendu bien des fois Ă  ma demande de la bouche de ma grand’mĂšre la belle-sƓur du capitaine Nicolas Bobrowski, je tremblais toujours d’émotion. Le chien aboya. S’il n’avait rien fait de plus que d’aboyer, trois officiers de la Grande ArmĂ©e de NapolĂ©on auraient pĂ©ri honorablement Ă  la pointe des lances des Cosaques ou peut-ĂȘtre, Ă©chappant Ă  la poursuite de ceux-ci, seraient morts dĂ©cemment de faim. Mais avant qu’ils eussent eu mĂȘme le temps de penser Ă  se sauver, le fatal chien, emportĂ© par l’excĂšs de son zĂšle, s’élança par une brĂšche de la palissade. Il s’élança, et mourut. Sa tĂȘte d’un seul coup, paraĂźt-il, avait Ă©tĂ© sĂ©parĂ©e du corps. Il paraĂźt aussi que plus tard, dans la triste solitude des bois couverts de neige, quand, abritĂ© dans un creux, le petit groupe put allumer un feu, on dĂ©couvrit que l’état de la curĂ©e n’était pas des plus satisfaisants. Non pas que le chien fĂ»t maigre, – bien au contraire, il avait l’air d’ĂȘtre malsainement obĂšse sa peau prĂ©sentait des endroits nus d’un aspect fort dĂ©plaisant. Cependant ils n’avaient pas tuĂ© ce chien pour en avoir la peau. Il Ă©tait de grande taille
 Il fut mangé  Le reste est silence
 Un silence pendant lequel un petit garçon tremble et dit avec conviction — Moi, je n’aurais pas pu manger de ce chien. Et sa grand’mĂšre reprend avec un sourire — C’est peut-ĂȘtre que tu ne sais pas ce que c’est que d’ĂȘtre affamĂ©. Je l’ai su depuis. Non pas que j’aie Ă©tĂ© rĂ©duit Ă  manger du chien. Je me suis nourri de cet emblĂ©matique animal que les frivoles Gaulois dans leur langage appellent de la vache enragĂ©e » ; j’ai vĂ©cu de viandes salĂ©es ; je connais le goĂ»t du requin, du tripang, du serpent, de plats impossibles Ă  dĂ©crire qui contenaient des choses sans nom, – mais de chien d’un village lithuanien, jamais. Je tiens Ă  ce qu’il soit bien entendu que ce n’est pas moi, mais mon grand-oncle Nicolas, gentilhomme campagnard polonais, chevalier de la LĂ©gion d’honneur, etc., qui dans sa jeunesse a mangĂ© du chien lithuanien. Je souhaiterais qu’il ne l’eĂ»t pas fait. L’horreur enfantine de cette action pĂšse encore absurdement sur l’homme grisonnant que je suis. Que puis-je y faire ? Cependant, s’il fut contraint de le manger, qu’on veuille bien se rappeler que ce fut alors qu’il Ă©tait en service actif, et tout en se comportant bravement au cours du plus grand dĂ©sastre militaire de l’histoire des temps modernes, et, en quelque sorte, pour le bien de sa patrie. Il l’avait mangĂ© pour apaiser sa faim sans doute, mais aussi pour satisfaire Ă  un dĂ©sir inapaisable et patriotique, dans l’ardeur d’une grande foi qui subsiste encore et dans la poursuite d’une grande illusion allumĂ©e comme un phare dĂ©cevant par un grand homme pour Ă©garer les efforts d’une brave nation. Pro Patria ! ConsidĂ©rĂ© sous ce jour, ce ne peut sembler qu’un doux et convenable repas. Et, considĂ©rĂ© sous ce mĂȘme jour, mon propre rĂ©gime de vache enragĂ©e » ne semble qu’une impertinente et extravagante forme de complaisance en soi, car pourquoi moi, fils d’une terre que de tels hommes ont retournĂ©e de leurs socs et baignĂ©e de leur sang, ai-je Ă©tĂ© poursuivre des repas fantastiques de viandes salĂ©es et de durs biscuits sur la haute mer ? Au regard mĂȘme le plus bienveillant, c’est lĂ  une question Ă  laquelle il semble impossible de rĂ©pondre. HĂ©las ! je suis convaincu que des hommes d’une impeccable droiture ne seront pas loin de murmurer dĂ©daigneusement le mot de dĂ©sertion. C’est ainsi qu’un innocent goĂ»t d’aventures peut devenir bien amer Ă  la bouche. Il faut faire la part de l’inexplicable, si l’on veut juger la conduite des hommes en ce monde oĂč il n’y a point d’explication dĂ©finitive. On ne doit porter Ă  la lĂ©gĂšre aucune accusation de dĂ©loyautĂ©. Les apparences de cette vie pĂ©rissable sont trompeuses comme tout ce qui tombe sous le jugement de nos sens imparfaits. La voix intĂ©rieure peut demeurer sincĂšre au sein de ses secrets conciliabules. La fidĂ©litĂ© Ă  une tradition particuliĂšre peut persister au cours des Ă©vĂ©nements d’une existence dĂ©tachĂ©e, et suivre fidĂšlement aussi le chemin qu’a tracĂ© une inexplicable impulsion. Il serait trop long d’expliquer cette intime alliance de contradictions dans la nature humaine qui fait que l’amour mĂȘme prend parfois le visage dĂ©sespĂ©rĂ© de la trahison. Et peut-ĂȘtre n’y a-t-il pas d’explication possible. L’indulgence, – comme on l’a dit, – est la plus intelligente de toutes les vertus. J’ose croire que c’est une des moins communes, sinon la plus rare de toutes. Je ne voudrais pas donner Ă  entendre par lĂ  que tous les hommes sont des sots, – ni mĂȘme la plupart des hommes. Loin de lĂ . Le barbier et le curĂ©, appuyĂ©s par l’opinion de tout le village, condamnĂšrent Ă  juste titre la conduite de l’ingĂ©nieux hidalgo qui, s’élançant de son pays natal, s’en fut casser la tĂȘte du muletier, mit Ă  mort un troupeau de moutons inoffensifs et connut de fĂącheuses expĂ©riences dans une certaine Ă©curie. Dieu interdit qu’un rustre indigne Ă©chappe Ă  la censure mĂ©ritĂ©e en se pendant Ă  l’étrier du sublime caballero. Sa fantaisie Ă©tait trĂšs noble, trĂšs dĂ©sintĂ©ressĂ©e et ne pouvait qu’exciter l’envie des plus vils mortels. Mais le charme de cette figure exaltĂ©e et dangereuse a plus d’un aspect. Lui aussi, il avait ses faiblesses. AprĂšs avoir lu tant de romans il voulut naĂŻvement Ă©chapper, et de tout son ĂȘtre mĂȘme, Ă  l’intolĂ©rable rĂ©alitĂ© des choses. Il souhaita de rencontrer face Ă  face le valeureux gĂ©ant Brandabarbaran, roi d’Arabie, dont l’armure est faite de la peau d’un dragon et dont le bouclier suspendu Ă  son bras est la porte d’une ville fortifiĂ©e. Aimable et naturelle faiblesse ! SimplicitĂ© bĂ©nie d’un cƓur doux et dĂ©nuĂ© d’artifice ! Qui ne succomberait Ă  une si consolante tentation ? Ce n’en Ă©tait pas moins une forme de complaisance en soi et l’ingĂ©nieux hidalgo de la Manche n’était pas un bon citoyen. Le curĂ© et le barbier n’avaient point tort dans leur critique. Sans aller aussi loin que le vieux roi Louis-Philippe qui avait coutume de dire dans son exil Les peuples ne se trompent jamais ! » on peut admettre que l’assentiment de tout un village contienne quelque part de justice. Fou ! Fou ! Celui qui passa en pieuses mĂ©ditations la rituelle veillĂ©e d’armes prĂšs du puits d’une auberge et qui, Ă  la pointe du jour, s’agenouilla avec rĂ©vĂ©rence pour se faire sacrer chevalier par un gras et malin fripon d’aubergiste, n’est pas loin de toucher Ă  la perfection. Il chevauche, la tĂȘte aurĂ©olĂ©e d’un halo, saint patron de toutes les existences gĂąchĂ©es, ou sauvĂ©es, par la grĂące irrĂ©sistible de l’imagination. Mais ce ne fut pas un bon citoyen. Peut-ĂȘtre Ă©tait-ce cela tout simplement que signifiait cette exclamation lancĂ©e par mon prĂ©cepteur, et que je n’ai jamais oubliĂ©e. C’était durant la belle annĂ©e 1873, la derniĂšre annĂ©e prĂ©cisĂ©ment oĂč j’aie eu de bonnes vacances. J’ai connu ensuite des annĂ©es gĂąchĂ©es, assez belles pourtant, et qui ne furent pas sans profit, mais l’annĂ©e dont je parle fut la derniĂšre de mes vacances d’écolier. D’autres raisons encore me feraient me rappeler cette annĂ©e-lĂ , mais elles sont trop longues pour que je puisse les donner ici. En outre elles n’ont rien Ă  faire avec ces vacances. Ce qui a trait Ă  ces vacances, c’est qu’avant le jour oĂč cette remarque me fut faite, nous avions vu Vienne, le haut Danube, Munich, les chutes du Rhin, le lac de Constance, – en fait ce furent de mĂ©morables vacances de voyage. Nous venions de parcourir Ă  petites journĂ©es la vallĂ©e de la Reuss. C’était un temps de dĂ©lices. C’était beaucoup plus une promenade qu’un voyage. AprĂšs avoir dĂ©barquĂ© d’un steamer Ă  Fluelen sur le lac de Lucerne, nous nous trouvĂąmes Ă  la fin du second jour, comme le crĂ©puscule enveloppait notre marche paisible, un peu plus loin que Hospenthal. Ce n’est pas ce jour-lĂ  que la remarque me fut faite ; dans l’ombre de cette vallĂ©e profonde et aprĂšs avoir laissĂ© derriĂšre nous les habitations des hommes, nos pensĂ©es ne s’attachaient pas Ă  des principes moraux, mais au simple problĂšme d’un souper et d’un gĂźte. On ne voyait rien poindre qui y ressemblĂąt et nous songions Ă  retourner sur nos pas lorsque soudain, Ă  un tournant de route, nous aperçûmes un bĂątiment, fantomal dans le crĂ©puscule. À cette Ă©poque les travaux du tunnel du Saint-Gothard Ă©taient en cours et cette magnifique entreprise souterraine Ă©tait la raison directe de ce bĂątiment inattendu, isolĂ© au pied mĂȘme de la montagne. Il Ă©tait long sans ĂȘtre grand ; il Ă©tait bas ; il Ă©tait fait de planches sans aucun ornement, dans le style des baraques de campement, avec l’encadrement blanc des fenĂȘtres tranchant sur l’aspect jaune de sa façade unie. Cependant c’était un hĂŽtel ; il portait mĂȘme un nom que j’ai oubliĂ©. Mais aucun portier galonnĂ© d’or ne se tenait Ă  son humble porte. Une laide et vigoureuse servante rĂ©pondit Ă  nos questions, puis survinrent l’homme et la femme qui tenaient cet hĂŽtel. Il Ă©tait clair qu’on n’y attendait aucun voyageur, et peut-ĂȘtre qu’on n’en dĂ©sirait pas dans cette Ă©trange hĂŽtellerie qui, par son style sĂ©vĂšre, ressemblait Ă  la maison qui surmonte la coque peu marine des arches de NoĂ© enfantines, universelle possession de l’enfance europĂ©enne. Son toit pourtant n’était pas Ă  charniĂšres et il n’était point rempli jusqu’aux bords d’animaux en bois peint et marbrĂ©. L’animal vivant dĂ©nommĂ© touriste ne s’y montrait nulle part. On nous servit quelque chose Ă  manger, dans une piĂšce longue et Ă©troite, au bout d’une table longue et Ă©troite qui semblait Ă  ma perception fatiguĂ©e et Ă  mes yeux assoupis ĂȘtre une balançoire, sans qu’il y eĂ»t quelqu’un Ă  l’autre bout pour faire contrepoids Ă  nos deux personnes couvertes de la poussiĂšre des routes
 Nous nous hĂątĂąmes de monter nous coucher dans une chambre qui sentait le sapin et j’étais profondĂ©ment endormi avant mĂȘme que ma tĂȘte eĂ»t touchĂ© l’oreiller. Le matin mon prĂ©cepteur un Ă©tudiant de l’UniversitĂ© de Cracovie m’éveilla de bonne heure, et tandis que nous nous habillions, il me dit Il doit y avoir bien du monde dans cet hĂŽtel. J’ai entendu un bruit de conversations jusqu’à onze heures. » J’en fus on ne peut plus surpris je n’avais pas entendu le moindre bruit, j’avais dormi comme un loir. Nous descendĂźmes dans la longue et Ă©troite salle Ă  manger avec sa table longue et Ă©troite. On y voyait deux rangĂ©es d’assiettes. À l’une des nombreuses fenĂȘtres dĂ©pourvues de rideaux se tenait un homme grand et osseux, dont la tĂȘte chauve s’ornait de deux touffes de cheveux au-dessus de chaque oreille, et qui portait une longue barbe noire. Il leva les yeux au-dessus du journal qu’il lisait et parut visiblement surpris de notre intrusion. D’autres personnes entrĂšrent. Aucune d’elles n’avait l’air d’un touriste. On ne vit pas paraĂźtre la moindre femme. Tous ces hommes semblaient se connaĂźtre assez intimement, mais je ne peux pas dire qu’ils Ă©taient trĂšs bavards. L’homme Ă  la tĂȘte chauve s’assit gravement au haut bout de la table. Ç’avait tout l’air d’une rĂ©union de famille. Par la suite l’une des vigoureuses servantes en costume national nous rĂ©vĂ©la que c’était en vĂ©ritĂ© une pension pour quelques ingĂ©nieurs anglais occupĂ©s aux travaux du tunnel du Saint-Gothard et je pus Ă©couter Ă  mon aise la sonoritĂ© de la langue anglaise, autant qu’en font usage Ă  l’heure du petit dĂ©jeuner des hommes qui ne croient pas devoir perdre beaucoup de paroles aux amĂ©nitĂ©s de la vie. Ce fut mon premier contact avec l’humanitĂ© britannique, Ă  l’exception des touristes que j’avais vus dans les hĂŽtels de Zurich et de Lucerne, – sorte de gens qui n’a aucune rĂ©alitĂ© dans la vie courante. Je sais maintenant que l’homme Ă  la tĂȘte chauve avait un trĂšs fort accent Ă©cossais. J’en ai rencontrĂ© beaucoup de son espĂšce, depuis lors, soit Ă  terre, soit Ă  la mer. Le second mĂ©canicien du vapeur Mavis[3] aurait pu, par exemple, ĂȘtre son frĂšre jumeau. Je ne puis m’empĂȘcher de le croire, bien que, pour des raisons Ă  lui, il m’ait affirmĂ© n’avoir pas de frĂšre jumeau. En tout cas cet Écossais rĂ©flĂ©chi et chauve avec sa barbe noire semblait Ă  mes yeux de jeune garçon une romanesque et mystĂ©rieuse personne. Nous partĂźmes sans qu’on y prĂȘtĂąt attention. Notre itinĂ©raire devait nous mener par le col de la Furca[4] vers le glacier du RhĂŽne, avec le dessein de descendre ensuite la pente de la vallĂ©e de Hasli. Le soleil dĂ©clinait dĂ©jĂ  quand nous arrivĂąmes au sommet du col, et c’est lĂ  que fut prononcĂ©e la remarque Ă  laquelle j’ai fait allusion. Nous nous Ă©tions assis sur le bord de la route pour poursuivre la discussion que nous avions commencĂ©e environ un kilomĂštre auparavant. Je suis certain que c’était une discussion, parce que je me rappelle parfaitement comment mon prĂ©cepteur argumentait et comment, sans pouvoir rĂ©pliquer, j’écoutais, les yeux fixĂ©s Ă  terre. Un mouvement sur la route me fit relever la tĂȘte, et je vis alors mon inoubliable Anglais. J’ai eu des relations plus rĂ©centes, des familiers, des camarades dont je me souviens moins clairement. Il marchait rapidement vers l’est escortĂ© d’un guide suisse Ă  l’air morose, avec l’allure d’un voyageur ardent et intrĂ©pide. Il portait un pantalon court et n’avait en mĂȘme temps que des chaussettes sous ses bottines lacĂ©es, pour des raisons qui pour hygiĂ©niques ou raisonnĂ©es qu’elles fussent Ă©taient sĂ»rement imaginaires, ses mollets, exposĂ©s au regard public et Ă  l’air tonique des hautes altitudes, Ă©blouissaient le spectateur par leur apparence marmorĂ©enne et leur ton chaud de jeune ivoire. Il conduisait une petite caravane. La lueur d’une exaltation impĂ©tueuse et ardente illuminait son visage fort rouge aux traits nets, ses courts favoris argentĂ©s, ses yeux innocemment avides et triomphants. Il jeta en passant un regard de bienveillante curiositĂ© et un Ă©clair amical de ses dents saines et Ă©tincelantes vers l’homme et l’enfant assis comme de poussiĂ©reux vagabonds sur le bord de la route, avec un modeste havresac Ă  leurs pieds. Ses mollets blancs avaient un vif Ă©clat, le singulier guide suisse Ă  bouche mauvaise se dandinait comme un ours rĂ©calcitrant Ă  son cĂŽtĂ© un petit train de trois mulets suivait en file indienne l’entrain de cet enthousiaste. Sur les deux premiers mulets deux dames passĂšrent l’une derriĂšre l’autre, mais de la façon dont elles Ă©taient assises je ne vis que leur dos calme et semblable, et les longs bouts de leurs voiles bleus qui pendaient du bord de leur identique chapeau. Ses deux filles assurĂ©ment. Une mule zĂ©lĂ©e, chargĂ©e des bagages et dont les oreilles n’étaient pas empesĂ©es, menĂ©e par un conducteur lourdaud et blĂȘme, formait l’arriĂšre-garde. Mon prĂ©cepteur aprĂšs s’ĂȘtre interrompu, le temps de jeter un regard et un faible sourire, reprit son argumentation. Je vous dis que ce fut une annĂ©e mĂ©morable. On ne rencontre pas un Anglais comme celui-lĂ  deux fois dans sa vie. Était-il dans l’ordre mystique des choses, l’ambassadeur de mon avenir envoyĂ© pour faire pencher le plateau de la balance Ă  un moment critique, au sommet d’un col des Alpes, avec les pics de l’Oberland Bernois comme solennels et muets tĂ©moins ? Son regard, son sourire, l’ardeur comique et inextinguible de son effort m’aidĂšrent Ă  me ressaisir. Il faut dire que, ce jour-lĂ  et dans l’atmosphĂšre exaltante de cet endroit Ă©levĂ©, je m’étais senti profondĂ©ment opprimĂ©. C’était l’annĂ©e oĂč j’avais pour la premiĂšre fois fait part de mon dĂ©sir de devenir marin. De prime abord, comme ces sons qui en dehors de la gamme Ă  laquelle les oreilles humaines sont habituĂ©es restent inaccessibles Ă  notre entendement, cette dĂ©claration avait passĂ© inaperçue. Ce fut comme si elle n’avait pas Ă©tĂ© faite. Ensuite, en lui donnant des tons variĂ©s, je fis en sorte d’amener par-ci par-lĂ  une surprise momentanĂ©e, sous la forme d’une question comme Quel est ce drĂŽle de bruit ? » Puis ce fut Vous avez entendu ce que dit ce garçon ? Qu’est-ce que c’est que cette extraordinaire fantaisie ? » BientĂŽt une vague d’étonnement scandalisĂ© ce n’eĂ»t pas Ă©tĂ© pire si j’eusse dĂ©clarĂ© que je voulais entrer dans un monastĂšre de Chartreux, refluant hors de la ville acadĂ©mique de Cracovie, se rĂ©pandit sur plusieurs provinces. Elle se rĂ©pandit peu profondĂ©ment, mais fort loin, et m’attira nombre de remontrances, de paroles indignĂ©es, d’étonnements apitoyĂ©s, d’ironies amĂšres et de plaisanteries directes. C’est Ă  peine si je pouvais respirer sous leur poids et je ne trouvais en tout cas pas de mots pour rĂ©pondre. Des gens se demandaient ce que M. ThadĂ©e Bobrowski allait bien pouvoir faire de son dĂ©plorable neveu, et espĂ©raient bienveillamment qu’il saurait me mettre Ă  la raison. Ce qu’il fit fut de venir du fin fond de l’Ukraine pour s’en expliquer avec moi et juger par lui-mĂȘme, avec impartialitĂ© et en toute justice, en se plaçant sur le terrain de la sagesse et de l’affection. Autant que la chose Ă©tait possible Ă  un jeune garçon dont le pouvoir d’expression Ă©tait encore assez informe, je lui confessai le secret de mes pensĂ©es et, en retour, il m’ouvrit un moment son esprit et son cƓur premier coup d’Ɠil jetĂ© sur le noble et inĂ©puisable trĂ©sor d’une claire pensĂ©e et d’un chaleureux sentiment oĂč je devais puiser, au cours de ma vie, avec un amour et une confiance qui ne seraient jamais déçus. En fait, aprĂšs plusieurs entretiens prolongĂ©s, il arriva Ă  la conclusion qu’il ne voulait pas que je pusse lui reprocher plus tard d’avoir gĂąchĂ© ma vie par une opposition formelle. Mais il me fallait prendre sĂ©rieusement le temps de la rĂ©flexion. Il me fallait ne pas songer seulement Ă  moi, mais aux autres, mettre les droits de l’affection et de la conscience en balance avec la sincĂ©ritĂ© de ma propre intention. RĂ©flĂ©chis bien Ă  tout ce que cela signifie Ă  tous les points de vue, mon garçon, me dĂ©clara-t-il finalement sur le ton le plus amical. Et, en attendant, tĂąche d’avoir les meilleures notes possible Ă  ton examen de fin d’annĂ©e. » La fin de l’annĂ©e scolaire arriva. J’eus d’assez bonnes notes aux examens, ce qui m’était pour certaines raisons plus difficile qu’à d’autres. À cet Ă©gard je pouvais donc, la conscience tranquille, commencer ces vacances qui devaient ĂȘtre une sorte de longue visite pour prendre congĂ© de cette vieille Europe que je devais voir si peu pendant les vingt annĂ©es qui allaient suivre. Ce n’était pas toutefois le but avouĂ© de ce voyage. On l’avait plutĂŽt, je suppose, combinĂ© pour me distraire et occuper mes pensĂ©es dans une autre direction. Depuis des mois on n’avait fait aucune allusion Ă  mon dessein de devenir marin. Mais mon attachement Ă  mon jeune prĂ©cepteur et son influence sur moi Ă©taient si connus qu’il avait dĂ» recevoir la mission confidentielle de me dĂ©tourner de ma romanesque folie. C’était une excellente idĂ©e, car ni lui ni moi n’avions jamais de notre vie entrevu la mer. Cela nous arriva Ă  tous deux un peu plus tard Ă  Venise, du rivage du Lido. Pendant ce temps il avait pris sa mission tellement Ă  cƓur que je me sentais opprimĂ© avant que nous n’eussions atteint Zurich. Il discutait dans les trains, sur les bateaux des lacs, il avait mĂȘme, ma foi, discutĂ© pendant l’obligatoire lever de soleil sur le Righi[5] ! Son dĂ©vouement Ă  son indigne pupille ne pouvait faire aucun doute. Il en avait dĂ©jĂ  donnĂ© la preuve par deux annĂ©es de soins incessants et ardus. Je ne pouvais pas le haĂŻr. Mais il m’avait Ă©crasĂ© lentement et, quand il commença Ă  discuter au sommet du passage de la Furca, il Ă©tait peut-ĂȘtre plus prĂšs du succĂšs que lui et moi ne l’imaginions. Je l’écoutais, plongĂ© dans un silence dĂ©sespĂ©rĂ©, tout en sentant ce vague fantĂŽme d’une mer caressĂ©e dans mes rĂȘves Ă©chapper Ă  l’étreinte Ă©nervĂ©e de ma volontĂ©. L’enthousiaste vieil Anglais avait passĂ© et l’argumentation allait son train. Quelle rĂ©compense pourrais-je espĂ©rer d’une semblable existence Ă  la fin de mes jours, pour mon ambition, mon honneur ou ma conscience ? Question Ă  laquelle on ne pouvait rĂ©pondre. Mais je ne me sentais plus opprimĂ©. Nos regards se rencontrĂšrent et une vĂ©ritable Ă©motion parut dans ses yeux comme dans les miens. Ce fut la fin. Il ramassa soudain le havresac et se remit sur pieds — Vous ĂȘtes un incorrigible et dĂ©sespĂ©rant don Quichotte. VoilĂ  ce que vous ĂȘtes ! Je demeurai Ă©bahi. J’avais quinze ans et je ne savais ce qu’il voulait dire exactement. Mais je me sentis vaguement flattĂ© d’entendre le nom de l’immortel chevalier mĂȘlĂ© Ă  ma propre extravagance, ainsi que l’appelaient Ă  mon nez et Ă  ma barbe quantitĂ© de gens. HĂ©las ! je ne pense pas qu’il y avait de quoi ĂȘtre fier. Je n’étais pas de l’étoffe dont sont faits les protecteurs des demoiselles affligĂ©es, les redresseurs de torts de ce monde et mon prĂ©cepteur le savait mieux que personne. En cela, dans son indignation, il fut supĂ©rieur au barbier et au curĂ©, quand il me lança comme un reproche un nom honorĂ©. Je demeurai en arriĂšre de lui pendant plus de cinq minutes alors, sans se retourner, il s’arrĂȘta. Les ombres des pics Ă©loignĂ©s s’allongeaient sur le col de la Furca. Quand je le rattrapai, il se tourna vers moi et, en face du Finster Aarhorn[6] qui, avec sa compagnie de frĂšres gĂ©ants, dressait sa tĂȘte monstrueuse sur le ciel Ă©tincelant, il mit affectueusement sa main sur mon Ă©paule — Eh bien ! C’est bon. On n’en parlera plus. Et Ă  la vĂ©ritĂ© il ne fut plus question entre nous de ma mystĂ©rieuse vocation. Il ne devait plus en ĂȘtre question du tout, nulle part, ni avec qui que ce fĂ»t. Nous nous mĂźmes Ă  redescendre le col de la Furca en causant joyeusement. Onze ans plus tard, mois pour mois, je descendais, Ă  Towerhill, les marches du Dock Sainte-Catherine, capitaine au long cours de la marine marchande britannique. Mais l’homme qui avait mis sa main sur mon Ă©paule au sommet du col de la Furca n’était plus de ce monde. L’annĂ©e mĂȘme de notre voyage, il obtint son diplĂŽme Ă  la FacultĂ© de Philosophie ; et c’est seulement alors que sa vĂ©ritable vocation se rĂ©vĂ©la. Pour y obĂ©ir il s’inscrivit aussitĂŽt au cours de quatre annĂ©es, Ă  l’École de MĂ©decine. Un jour vint oĂč, sur le pont d’un navire ancrĂ© Ă  Calcutta, j’ouvris une lettre qui m’apprenait la fin d’une enviable existence. Il s’était Ă©tabli comme mĂ©decin dans une obscure petite ville de la Galicie autrichienne. Et la lettre me disait ensuite comment tous les pauvres du district, aussi bien les chrĂ©tiens que les juifs, avaient, avec des pleurs et des lamentations, suivi en foule jusqu’à la porte du cimetiĂšre le convoi du bon docteur. Comme sa vie avait Ă©tĂ© courte et claire sa vision ! Quelle meilleure rĂ©compense aurait-il pu rĂȘver pour son ambition, son honneur et sa conscience, ce jour oĂč, au sommet du col de la Furca, il m’avait pressĂ© de bien rĂ©flĂ©chir Ă  la fin de la vie qui s’ouvrait devant moi. III Ce malheureux chien lithuanien dĂ©vorĂ©, dans une sombre forĂȘt, par mon grand-oncle Nicolas, en compagnie de deux autres Ă©pouvantails militaires et affamĂ©s, symbolisait, pour mon imagination enfantine, toute l’horreur de la retraite de Moscou et l’immoralitĂ© de l’ambition d’un conquĂ©rant. L’extrĂȘme dĂ©goĂ»t que je ressentais pour ce fĂącheux Ă©pisode a colorĂ© l’opinion que j’ai du caractĂšre et des exploits de NapolĂ©on-le-Grand. Il va sans dire qu’elle est dĂ©favorable. Ce grand capitaine demeure moralement rĂ©prĂ©hensible d’avoir induit un naĂŻf gentilhomme polonais Ă  manger du chien, en lui mettant au cƓur la fausse espĂ©rance de l’indĂ©pendance nationale. Ç’a Ă©tĂ© le sort de cette nation crĂ©dule, de mourir de faim pendant plus de cent ans, avec un rĂ©gime de fausses espĂ©rances, et, ma foi oui, de chien. C’est, quand on y pense, un rĂ©gime particuliĂšrement dĂ©lĂ©tĂšre. Que le tempĂ©rament national fasse montre de quelque orgueil aprĂšs y avoir rĂ©sistĂ©, c’est vraiment excusable. Mais trĂȘve de gĂ©nĂ©ralitĂ©s. Revenant donc Ă  un cas particulier, M. Nicolas Bobrowski confia Ă  sa belle-sƓur ma grand’mĂšre, Ă  sa façon qui Ă©tait laconiquement misanthrope, que ce dĂźner dans les bois l’avait mis Ă  deux doigts de la mort ». Ce n’est pas surprenant. Ce qui me surprend, c’est qu’on ait pu entendre raconter cette histoire car mon grand-oncle Nicolas diffĂ©rait en ceci de la gĂ©nĂ©ralitĂ© des soldats du temps de NapolĂ©on et peut-ĂȘtre de tous les temps, qu’il n’aimait pas raconter ses campagnes, qui commencĂšrent Ă  Friedland et finirent quelque part dans les environs de Bar-le-Duc. Son admiration pour le grand Empereur n’avait de rĂ©serve que dans son expression. Comme la religion des gens convaincus, c’était un sentiment beaucoup trop profond pour aller l’exposer devant un monde de peu de foi. À part cela il semblait aussi dĂ©pourvu d’anecdotes militaires que s’il n’avait jamais vu un soldat de sa vie. TrĂšs fier des dĂ©corations qu’il avait gagnĂ©es avant sa vingt-cinquiĂšme annĂ©e, il se refusait Ă  en porter les rubans Ă  la boutonniĂšre selon la mode qui prĂ©valait alors en Europe, et il se refusait mĂȘme Ă  en Ă©taler les insignes aux jours de fĂȘte, comme s’il voulait les cacher de peur de paraĂźtre glorieux et arrogant. Il me suffit de savoir que je les ai », marmottait-il. En trente annĂ©es on ne les lui vit sur la poitrine que deux fois, – Ă  un heureux mariage dans la famille et aux obsĂšques d’un vieil ami. Que le mariage ainsi honorĂ© n’ait pas Ă©tĂ© celui de ma mĂšre, je ne l’ai su que plus tard, trop tard pour en faire grief Ă  M. Nicolas Bobrowski qui fit amende honorable, lors de ma naissance, en Ă©crivant une longue lettre de fĂ©licitations qui renfermait cette prophĂ©tie Il verra des temps meilleurs. » MĂȘme dans son cƓur aigri survivait un espoir. Mais il n’était pas bon prophĂšte. C’était un homme plein d’étranges contradictions. Pendant des annĂ©es, il habita chez son frĂšre, dans une maison remplie d’enfants, pleine de vie, d’animation, de bruit, avec une allĂ©e et venue perpĂ©tuelle de visiteurs il n’en conserva pas moins ses habitudes de solitude et de silence. Alors qu’on le croyait entĂȘtĂ© et profond dans ses actions, il Ă©tait en vĂ©ritĂ© victime de la plus pĂ©nible irrĂ©solution dans tout ce qui concernait la vie civile. Sous son apparence taciturne et flegmatique se dissimulait une disposition Ă  de courtes, mais violentes colĂšres. Je crois bien qu’il n’avait pas de talent pour conter mais il semblait Ă©prouver une sombre satisfaction Ă  dĂ©clarer qu’il avait Ă©tĂ© le dernier Ă  franchir Ă  cheval le pont sur l’Elster aprĂšs la bataille de Leipzig. De crainte qu’on pĂ»t tirer de ce fait quelque idĂ©e favorable Ă  sa valeur, il condescendait Ă  expliquer comment cela s’était passĂ©. Il semble que peu aprĂšs le dĂ©but de la retraite on le dĂ©pĂȘcha vers la ville, oĂč quelques divisions de l’armĂ©e française et parmi elles le corps polonais du prince Joseph Poniatowski, refoulĂ©es en dĂ©sordre dans les rues, se voyaient exterminĂ©es par les AlliĂ©s. Quand on lui demanda ce qui s’y passait, M. Nicolas Bobrowski murmura ce simple mot Abattoir. » Ayant remis son message au prince, il se hĂąta de revenir rendre compte de sa mission Ă  l’officier supĂ©rieur qui l’avait envoyĂ©. Sur ces entrefaites, l’avance de l’ennemi avait enveloppĂ© la ville on lui tira des coups de fusil du haut des maisons et il fut poursuivi sans relĂąche jusqu’à la rive du fleuve par une bande de hussards prussiens et de dragons autrichiens. Le pont avait Ă©tĂ© minĂ© dĂšs le matin, et son opinion Ă©tait qu’en voyant tous ces cavaliers lancĂ©s de tous cĂŽtĂ©s Ă  sa poursuite, l’officier qui commandait les sapeurs s’alarma et fit mettre prĂ©maturĂ©ment le feu aux charges de mines. Il n’avait pas fait deux cents mĂštres sur l’autre rive qu’il entendit le bruit des explosions fatales. M. Nicolas Bobrowski concluait son laconique rĂ©cit par ce simple mot ImbĂ©cile », prononcĂ© avec le plus grand calme. Cela attestait son indignation Ă  la pensĂ©e de tant de milliers de vies perdues. Sa physionomie flegmatique s’éclairait toutefois d’un semblant de satisfaction quand il parlait de sa seule blessure. Vous comprendrez qu’il avait Ă  cela quelque raison, quand vous saurez qu’il avait Ă©tĂ© blessĂ© au talon, comme Sa MajestĂ© l’Empereur NapolĂ©on lui-mĂȘme », rappelait-il nĂ©gligemment Ă  ses auditeurs. Il n’y a aucun doute que l’indiffĂ©rence Ă©tait feinte, quand on songe Ă  la distinction d’une telle blessure. Dans toute l’histoire des guerres, il n’y a, je crois, que trois guerriers notoires qui aient Ă©tĂ© blessĂ©s au talon Achille, NapolĂ©on, – des demi-dieux, en vĂ©ritĂ©, – et la piĂ©tĂ© familiale d’un indigne descendant y ajoute le nom de ce simple mortel, Nicolas Bobrowski. Les Cent-Jours trouvĂšrent M. Nicolas Bobrowski Ă©tabli chez un de nos parents Ă©loignĂ©s qui possĂ©dait une petite propriĂ©tĂ© en Galicie. Comment il Ă©tait parvenu Ă  cet endroit Ă  travers toute l’épaisseur d’une Europe en armes et aprĂšs quelles aventures, je crois bien qu’on ne le saura jamais. Tous ses papiers se trouvĂšrent dĂ©truits peu de temps avant sa mort ; mais s’il s’y trouvait, comme il l’affirma, un rĂ©sumĂ© de sa vie, alors je suis bien sĂ»r que cela ne devait pas tenir plus d’une demi-page de papier Ă©colier. Le parent chez qui il vivait se trouvait ĂȘtre un officier de l’armĂ©e autrichienne qui avait quittĂ© le service aprĂšs la bataille d’Austerlitz. Contrairement Ă  M. Nicolas Bobrowski qui cachait ses dĂ©corations, il se plaisait Ă  exhiber un honorable Ă©tat de service qui affirmait qu’il avait Ă©tĂ© unschreckbar sans peur devant l’ennemi. Cette association ne semblait pas devoir ĂȘtre des plus rassurante. La tradition familiale assure pourtant que ces deux hommes s’entendirent fort bien au sein de leur rurale solitude. Quand on lui demandait s’il n’avait pas Ă©tĂ© fortement tentĂ©, durant les Cent-Jours, de gagner la France et d’offrir ses services Ă  son Empereur bien-aimĂ©, M. Nicolas Bobrowski rĂ©pondait Pas d’argent. Pas de cheval. Trop loin pour y aller Ă  pied. » La chute de NapolĂ©on et la ruine des espĂ©rances nationales polonaises affectĂšrent vivement le caractĂšre de M. Nicolas Bobrowski. Il rĂ©pugnait Ă  retourner dans sa province. Mais il avait Ă  cela une autre raison. M. Nicolas Bobrowski et son frĂšre, mon grand-pĂšre maternel avaient perdu leur pĂšre de bonne heure, alors qu’ils Ă©taient enfants. Leur mĂšre, jeune encore et pourvue d’une jolie fortune, se remaria avec un homme plein de charme et d’une aimable nature, mais sans un sou. Il se montra beau-pĂšre affectueux et attentif ; malheureusement, tout en surveillant l’éducation des garçons et en leur formant le caractĂšre par de sages conseils, il fit de son mieux pour s’assurer leur fortune en achetant et en vendant des terres en son propre nom et en faisant des placements de façon Ă  dissimuler les traces du vĂ©ritable propriĂ©taire. Il se peut que de telles pratiques rĂ©ussissent, si l’on a assez de charme pour Ă©blouir perpĂ©tuellement sa propre femme, et de bravoure pour dĂ©fier les vaines terreurs de l’opinion publique. Le moment critique arriva oĂč l’aĂźnĂ© des garçons, atteignant sa majoritĂ©, au cours de l’annĂ©e 1811, rĂ©clama des comptes et une partie de son hĂ©ritage pour dĂ©buter dans la vie. Ce fut alors que le beau-pĂšre dĂ©clara avec un calme pĂ©remptoire qu’il n’avait pas de comptes Ă  rendre et qu’il n’y avait pas d’hĂ©ritage. Toute la fortune lui appartenait en propre. Il prit fort bien ce qu’il appelait la fausse opinion du jeune homme sur le vĂ©ritable Ă©tat des affaires, mais il se sentit obligĂ© de maintenir fermement sa position. Il y eut une allĂ©e et venue de vieux amis affairĂ©s, on vit apparaĂźtre des mĂ©diateurs de bonne volontĂ© qui, par d’épouvantables routes, arrivĂšrent du fin-fond des trois provinces ; et le MarĂ©chal de la Noblesse tuteur ex officio de tous les orphelins de bonne famille convoqua une rĂ©union de propriĂ©taires terriens pour examiner d’une façon amicale les causes du malentendu survenu entre X
 et ses beaux-fils et discuter des meilleurs moyens d’y mettre un terme ». À cet effet, une dĂ©putation rendit visite Ă  X
 qui la traita le mieux du monde, lui offrit d’excellents vins, mais se refusa absolument Ă  prĂȘter l’oreille Ă  des remontrances. Aux propositions d’arbitrage qui lui furent faites, il se mit tout simplement Ă  rire ; pourtant toute la province eĂ»t pu tĂ©moigner que, quatorze ans auparavant, lorsqu’il avait Ă©pousĂ© la veuve, toute sa fortune visible Ă  part ses qualitĂ©s sociales consistait en une Ă©lĂ©gante voiture Ă  quatre chevaux et deux domestiques, avec lesquels il faisait des visites d’une maison de campagne Ă  l’autre quant aux ressources qu’il pouvait possĂ©der Ă  cette Ă©poque, on n’en pouvait soupçonner l’existence que par la ponctualitĂ© avec laquelle il rĂ©glait de modestes pertes au jeu. Mais grĂące au pouvoir magique que possĂšdent l’entĂȘtement et des affirmations rĂ©pĂ©tĂ©es, on pouvait rencontrer, par-ci, par-lĂ , des gens qui murmuraient que sĂ»rement il devait y avoir quelque chose de vrai lĂ -dessous ». Toutefois, Ă  son anniversaire suivant il avait l’habitude de le cĂ©lĂ©brer par une grande partie de chasse qui durait trois jours, de toute la foule des invitĂ©s il ne vint que deux personnes, deux voisins Ă©loignĂ©s et de peu d’importance ; dont l’un Ă©tait notoirement stupide, et dont l’autre, pieux et honnĂȘte homme, Ă©tait si Ă©pris de la chasse qu’il n’aurait pu, de son propre aveu, refuser une partie de chasse au diable lui-mĂȘme. À cette manifestation de l’opinion publique X
 opposa la sĂ©rĂ©nitĂ© d’une conscience sans tache. Il ne se laissa pas dĂ©monter. Il devait cependant ĂȘtre un homme Ă  sentiments profonds, car, lorsque sa femme prit ouvertement fait et cause pour ses enfants, il perdit sa belle tranquillitĂ©, dĂ©clara qu’il avait le cƓur brisĂ© et la mit Ă  la porte, en nĂ©gligeant, dans la profondeur de son chagrin, de lui laisser le temps de faire ses malles. Ce fut le commencement d’un procĂšs abominable, chef-d’Ɠuvre de chicane, qui Ă  la faveur de tous les subterfuges lĂ©gaux devait durer des annĂ©es. Ce fut aussi le prĂ©texte Ă  de nombreux tĂ©moignages de sympathie et de bontĂ©. Toutes les maisons d’alentour s’ouvrirent toutes grandes pour recueillir ces sans-foyer. On ne manqua ni d’aide lĂ©gale, ni d’assistance matĂ©rielle pour la poursuite du procĂšs. X
, de son cĂŽtĂ©, continua Ă  verser publiquement des larmes sur l’ingratitude de ses beaux-fils et sur l’aveugle entĂȘtement de sa femme ; mais comme, en mĂȘme temps, il dĂ©ployait une grande habiletĂ© dans l’art de dissimuler les documents matĂ©riels on le soupçonna mĂȘme d’avoir Ă©tĂ© jusqu’à brĂ»ler un dossier intĂ©ressant l’histoire de la famille, ce scandaleux litige dut se terminer par un compromis, afin d’éviter le pire. Il fut rĂ©glĂ© finalement par la restitution, – sur toute cette fortune en cause, – de deux villages avec les noms desquels je ne veux pas ennuyer mes lecteurs. AprĂšs cette conclusion boiteuse, la femme ni les beaux-fils n’eurent plus rien Ă  faire avec l’homme qui avait donnĂ© au monde un si bel exemple de charitĂ© bien ordonnĂ©e appuyĂ©e sur la force de caractĂšre, la dĂ©termination et l’industrie ; et mon arriĂšre-grand’mĂšre, dont la santĂ© avait Ă©tĂ© complĂštement ruinĂ©e, mourut deux ans plus tard Ă  Carlsbad. LĂ©galement assurĂ© par jugement de la possession de son pillage, X
 retrouva sa sĂ©rĂ©nitĂ© habituelle et il continua Ă  rĂ©sider dans le voisinage, confortablement et dans une apparente tranquillitĂ© d’esprit. Ses parties de chasse furent de nouveau assez suivies. Il ne se lassa jamais d’affirmer, Ă  qui voulait l’entendre, qu’il ne nourrissait aucune rancune de ce qui s’était passĂ©, et il protestait vivement de sa constante affection pour sa femme et ses beaux-fils. Il est vrai, disait-il, qu’ils avaient essayĂ© de le rendre pauvre comme Job pour la fin de ses jours, et parce qu’il n’avait pas consenti Ă  se laisser spolier, comme chacun l’eĂ»t fait Ă  sa place, ils l’abandonnaient maintenant aux tristesses d’une vieillesse solitaire. NĂ©anmoins l’amour qu’il leur portait rĂ©sistait Ă  des coups aussi cruels. – Et il y avait peut-ĂȘtre quelque chose de vrai dans ses protestations. Il se mit bientĂŽt Ă  faire des ouvertures amicales Ă  l’aĂźnĂ© de ses beaux-fils, mon grand-pĂšre maternel ; lorsque celles-ci eurent Ă©tĂ© pĂ©remptoirement rejetĂ©es, il n’en continua pas moins Ă  les renouveler sans cesse avec une caractĂ©ristique tĂ©nacitĂ©. Pendant des annĂ©es il persista dans ses efforts de rĂ©conciliation, promettant Ă  mon grand-pĂšre de faire un testament en sa faveur, si seulement il voulait pousser l’amitiĂ© au point de lui rendre visite de temps Ă  autre ils Ă©taient assez proches voisins pour la contrĂ©e, une quinzaine de lieues ou mĂȘme de faire acte de prĂ©sence Ă  la partie de chasse qu’il donnait pour son jour de fĂȘte. Mon grand-pĂšre Ă©tait grand amateur de sports. Il Ă©tait d’un naturel aussi Ă©loignĂ© qu’on peut l’imaginer de la duretĂ© et de l’animositĂ©. ÉlevĂ© dans l’esprit libĂ©ral des BĂ©nĂ©dictins qui dirigeaient alors le seul collĂšge rĂ©putĂ© dans le sud de la Pologne, il avait Ă©galement fait son habituelle lecture des auteurs du dix-huitiĂšme siĂšcle. La charitĂ© chrĂ©tienne s’unissait chez lui Ă  une philosophique indulgence Ă  l’endroit des faiblesses humaines. Mais le souvenir de ces premiĂšres annĂ©es d’anxiĂ©tĂ©, et de sa jeunesse privĂ©e de toute illusion gĂ©nĂ©reuse par le cynisme de ce dĂ©testable procĂšs, l’empĂȘchait de pardonner. Il ne succomba jamais Ă  l’attrait d’une partie de chasse, et X
, acharnĂ© jusqu’au bout Ă  cette rĂ©conciliation et gardant Ă  cet effet prĂšs de son lit son projet de testament, mourut intestat. La fortune ainsi acquise, et accrue par une gestion avisĂ©e et soigneuse, passa aux mains de parents Ă©loignĂ©s qu’il n’avait jamais vus et qui ne portaient mĂȘme pas son nom. Pendant ce temps, la bĂ©nĂ©diction d’une paix gĂ©nĂ©rale descendait sur l’Europe. M. Nicolas Bobrowski, ayant fait ses adieux Ă  son hospitalier parent, l’officier autrichien sans peur », quitta la Galicie et, sans se rapprocher de son lieu de naissance, oĂč l’odieux procĂšs Ă©tait encore en cours, il se rendit directement Ă  Varsovie pour s’engager dans l’armĂ©e du royaume de Pologne que l’on venait de constituer sous le sceptre d’Alexandre Ier, autocrate de toutes les Russies. Ce royaume, créé par le CongrĂšs de Vienne pour reconnaĂźtre Ă  une nation son ancienne existence indĂ©pendante, comprenait seulement les provinces centrales du vieux patrimoine polonais. Un frĂšre de l’Empereur, le grand-duc Constantin Pavlovitch, vice-roi et commandant en chef, mariĂ© morganatiquement Ă  une Polonaise Ă  laquelle il Ă©tait furieusement attachĂ©, Ă©tendait son affection d’une façon capricieuse et sauvage sur ceux qu’il appelait mes Polonais ». De teint jaune, avec une physionomie tartare et de petits yeux farouches, il marchait les poings serrĂ©s, le corps penchĂ© en avant, jetant des regards soupçonneux sous son Ă©norme bicorne. Il Ă©tait douĂ© d’une intelligence limitĂ©e et sa raison mĂȘme Ă©tait des plus douteuse. La marque hĂ©rĂ©ditaire s’affirmait chez lui non pas par des penchants mystiques, comme chez ses deux frĂšres Alexandre et Nicolas de façons diffĂ©rentes, car l’un Ă©tait mystiquement libĂ©ral et l’autre mystiquement autocrate, mais par la furie d’une nature sans contrĂŽle qui se dĂ©chaĂźnait gĂ©nĂ©ralement d’une maniĂšre odieuse sur le terrain de parade. C’était un passionnĂ© militariste et un excellent sergent instructeur. Il traitait son armĂ©e polonaise comme un enfant gĂątĂ© traite ses jouets favoris, sauf qu’il ne la prenait pas avec lui dans son lit, le soir elle n’était pas assez petite pour cela. Mais il jouait avec elle du matin au soir, se plaisait Ă  la variĂ©tĂ© des beaux uniformes et Ă  l’amusement d’incessants exercices. Cette passion enfantine, non pas pour la guerre, mais pour le militarisme pur et simple, obtint un rĂ©sultat souhaitĂ©. L’armĂ©e polonaise, comme Ă©quipement, comme armement et capacitĂ© de manƓuvre, tels qu’on les entendait alors, Ă©tait devenue, Ă  la fin de l’annĂ©e 1830, un instrument tactique de premier ordre. Les paysans polonais ce n’étaient pas des serfs servaient dans les rangs par enrĂŽlement, et les officiers se recrutaient principalement dans la petite noblesse. M. Nicolas Bobrowski avec ses Ă©tats de service napolĂ©oniens, n’eut aucune difficultĂ© Ă  obtenir le grade de lieutenant ; mais l’avancement dans l’armĂ©e polonaise Ă©tait lent, car, organisĂ©e comme une formation sĂ©parĂ©e, elle ne prit aucune part aux guerres de l’empire russe contre la Perse ou contre les Turcs. La premiĂšre campagne qu’elle fit contre la Russie mĂȘme devait ĂȘtre sa derniĂšre. En 1831, quand la RĂ©volution se dĂ©clara, M. Nicolas Bobrowski Ă©tait le plus ancien capitaine de son rĂ©giment. Quelque temps auparavant, il avait Ă©tĂ© nommĂ© Ă  la direction du dĂ©pĂŽt de remonte dont le quartier se trouvait hors du royaume, dans nos provinces mĂ©ridionales, d’oĂč provenaient presque tous les chevaux de la cavalerie polonaise. Pour la premiĂšre fois depuis qu’il avait quittĂ© la maison, Ă  dix-huit ans, pour commencer sa vie militaire par la bataille de Friedland, M. Nicolas Bobrowski respirait l’air de la steppe, l’air natal. Un malheureux destin l’attendait sur le théùtre mĂȘme de sa jeunesse. Aux premiĂšres nouvelles du soulĂšvement de Varsovie, tout le dĂ©pĂŽt de remonte, officiers, vĂ©tĂ©rinaires et soldats mĂȘmes, fut mis promptement aux arrĂȘts, puis on les envoya en corps au-delĂ  du Dnieper[7] dans la ville la plus proche, en Russie mĂȘme. De lĂ  on les dispersa dans diverses parties de l’empire fort Ă©loignĂ©es. C’est ainsi que le pauvre M. Nicolas Bobrowski pĂ©nĂ©tra en Russie beaucoup plus avant qu’il ne le fĂźt jamais du temps de l’invasion napolĂ©onienne, mais beaucoup moins volontairement. Astrakhan fut sa destination. Il demeura lĂ  trois annĂ©es, vivant librement dans la ville, mais obligĂ© de se rendre chaque jour Ă  midi chez le commandant de place qui avait coutume de le retenir frĂ©quemment pour fumer une pipe et causer un peu. Il est difficile de se faire une idĂ©e juste de ce qu’était une causerie avec M. Nicolas Bobrowski. Son aspect taciturne devait renfermer beaucoup de rage comprimĂ©e, car le commandant lui communiquait les nouvelles du théùtre de la guerre, et ces nouvelles Ă©taient telles qu’on pouvait s’y attendre, c’est-Ă -dire trĂšs mauvaises pour les Polonais. M. Nicolas Bobrowski recevait ces communications avec une apparence de flegme, mais le Russe manifestait une chaleureuse sympathie pour son prisonnier — Comme soldat, je comprends vos sentiments. Vous, naturellement, vous voudriez ĂȘtre au fort de tout cela. Ma foi ! Vous me plaisez. Et n’était le respect du serment militaire, je vous laisserais partir de mon propre chef. Quelle diffĂ©rence cela nous ferait-il, un des vĂŽtres de plus ou de moins ? À d’autres moments, il demandait avec simplicitĂ© — Dites-moi, Nicolas Stepanovitch le nom de mon grand-pĂšre Ă©tait Étienne et le commandant employait la forme russe de politesse, dites-moi pourquoi vous autres, Polonais, cherchez-vous toujours des ennuis ? Que pouviez-vous espĂ©rer d’autre en vous attaquant Ă  la Russie ? Il Ă©tait mĂȘme capable parfois d’une rĂ©flexion philosophique. — Regardez votre NapolĂ©on, maintenant. Un grand homme. Il n’y a pas Ă  nier que ça Ă©tĂ© un grand homme tant qu’il s’est contentĂ© de rosser ces Allemands et ces Autrichiens, et toutes ces nations-lĂ . Mais non ! Il a cru devoir aller en Russie chercher des ennuis, et quelle en a Ă©tĂ© la consĂ©quence ? Tel que vous me voyez, j’ai traĂźnĂ© mon sabre sur les pavĂ©s de Paris ». AprĂšs son retour en Pologne, M. Nicolas Bobrowski quand on pouvait l’amener Ă  parler des conditions de son exil le dĂ©crivait comme un homme capable, mais stupide ». Refusant l’offre qui lui fut faite d’entrer dans l’armĂ©e russe, il n’eut comme retraite que la moitiĂ© de la pension de son grade. Son neveu mon oncle et tuteur m’a racontĂ© que la premiĂšre impression durable qu’eĂ»t gardĂ©e sa mĂ©moire alors qu’il Ă©tait un enfant de quatre ans, c’était celle de la joie qui rĂ©gna dans la maison de ses parents le jour oĂč M. Nicolas Bobrowski y arriva, au retour de sa dĂ©tention en Russie. Chaque gĂ©nĂ©ration a ses souvenirs. Les premiers souvenirs de M. Nicolas Bobrowski auraient pu ĂȘtre marquĂ©s par les circonstances du dernier partage de la Pologne, et il vĂ©cut assez longtemps pour avoir Ă  souffrir de la derniĂšre insurrection de 1863, Ă©vĂ©nement qui affecta l’avenir de toute ma gĂ©nĂ©ration et qui a colorĂ© mes premiĂšres impressions. Son frĂšre, dans la maison duquel il avait pendant dix-sept ans abritĂ© la timiditĂ© misanthropique qu’il ressentait en face des problĂšmes les plus simples de la vie, mourut vers 1850 et M. Nicolas Bobrowski dut prendre son courage Ă  deux mains et une dĂ©cision pour l’avenir. AprĂšs de longues et mortelles hĂ©sitations il accepta enfin de prendre Ă  bail quelque quinze cents acres de la propriĂ©tĂ© d’un ami, dans le voisinage. Les termes du bail Ă©taient fort avantageux, mais la situation retirĂ©e du village et une maison simple et confortable furent, je crois, ce qui surtout l’attira. Il vĂ©cut lĂ  paisiblement dix ans environ, ne voyant que fort peu de monde, ne prenant aucune part Ă  la vie publique de la province, telle qu’elle pouvait ĂȘtre sous le rĂ©gime arbitraire d’une tyrannie bureaucratique. Son caractĂšre et son patriotisme Ă©taient au-dessus de tout soupçon ; mais les organisateurs de l’insurrection, dans leurs dĂ©placements frĂ©quents Ă  travers la province, Ă©vitaient scrupuleusement de passer par sa maison. On Ă©tait gĂ©nĂ©ralement d’avis qu’il ne fallait pas troubler le repos des derniĂšres annĂ©es du vieillard. MĂȘme des intimes, comme mon grand-pĂšre paternel qui avait Ă©tĂ© son compagnon d’armes durant la campagne de Russie de NapolĂ©on et plus tard officier comme lui dans l’armĂ©e polonaise, Ă©vitaient de rendre visite Ă  leur ami quand approcha la date du soulĂšvement. Les deux fils de mon grand-pĂšre et sa fille unique Ă©taient tous profondĂ©ment engagĂ©s dans l’Ɠuvre rĂ©volutionnaire il Ă©tait lui-mĂȘme ce type de seigneur polonais pour qui le seul idĂ©al d’action patriotique Ă©tait de se mettre en selle et les chasser ». Mais il convenait lui-mĂȘme qu’il ne fallait pas tourmenter ce cher Nicolas. Toutes ces prĂ©cautions de la part de ses amis, conspirateurs ou autres, n’empĂȘchĂšrent pas M. Nicolas Bobrowski de ressentir le contrecoup des infortunes de cette malheureuse annĂ©e. Moins de quarante-huit heures aprĂšs le commencement de l’insurrection dans cette partie du pays, un escadron d’éclaireurs cosaques traversa le village et envahit la maison. Le gros de la troupe s’établit entre la maison mĂȘme et les Ă©curies, tandis que les autres, mettant pied Ă  terre, inspectaient les diffĂ©rents bĂątiments. L’officier qui commandait ce dĂ©tachement, escortĂ© de deux hommes, s’avança vers la porte d’entrĂ©e de la maison. Tous les volets de ce cĂŽtĂ© Ă©taient fermĂ©s. L’officier dit au domestique venu Ă  sa rencontre qu’il voulait voir son maĂźtre. Celui-ci lui rĂ©pondit que le maĂźtre n’était pas lĂ  ; ce qui Ă©tait parfaitement vrai. Je poursuis ici l’histoire telle que le domestique la raconta aux amis et parents de mon grand-oncle et telle que je l’ai entendu raconter moi-mĂȘme. En recevant cette rĂ©ponse, l’officier cosaque, qui Ă©tait restĂ© sous le porche, entra dans la maison. — OĂč est allĂ© ton maĂźtre, alors ? — Notre maĂźtre est parti pour Jitomir le chef-lieu du gouvernement, Ă  quelque vingt lieues de lĂ  avant-hier. — Il n’y a que deux chevaux Ă  l’écurie. OĂč sont les autres ? — Notre maĂźtre voyage toujours avec ses propres chevaux. Il voulait dire par lĂ  qu’il ne prenait pas la poste. Il sera absent une semaine ou plus. Il m’a dit qu’il avait une affaire au Tribunal civil. Tandis que le domestique parlait, l’officier considĂ©rait le vestibule. Il y avait une porte en face de lui, une porte Ă  droite, une porte Ă  gauche. L’officier dĂ©cida d’entrer par lĂ  porte de gauche et ordonna d’ouvrir les volets de la piĂšce. C’était le bureau de M. Nicolas Bobrowski avec deux corps de bibliothĂšques, des tableaux aux murs, etc. À cĂŽtĂ© de la grande table de milieu, chargĂ©e de livres et de papiers, se trouvait un tout petit bureau Ă  tiroirs, placĂ© entre la porte et la fenĂȘtre en bonne lumiĂšre c’est lĂ  que mon grand-oncle avait coutume de lire ou d’écrire. En ouvrant les volets, le domestique fut trĂšs surpris de voir que toute la population mĂąle du village s’était massĂ©e devant la maison, piĂ©tinant les plates-bandes. Il y avait mĂȘme quelques femmes parmi eux. Il fut heureux d’apercevoir le prĂȘtre du village de l’église orthodoxe qui s’avançait par l’allĂ©e. Le brave homme, dans sa prĂ©cipitation, avait relevĂ© sa soutane au-dessus de ses bottes. L’officier examina le dos des livres dans les bibliothĂšques. Puis il se pencha sur le bord de la table de milieu et remarqua d’un air dĂ©gagĂ© — Ton maĂźtre ne t’a pas emmenĂ© Ă  la ville avec lui, alors ? — Je suis le domestique principal et il me laisse pour garder la maison. C’est un jeune garçon robuste qui voyage avec notre maĂźtre. Si, – que Dieu le prĂ©serve, – il arrivait quelque accident en route, il lui serait beaucoup plus utile que moi. En regardant Ă  travers la fenĂȘtre, il vit le prĂȘtre haranguer la foule qui paraissait subjuguĂ©e par son intervention. Trois ou quatre hommes cependant s’entretenaient avec les cosaques Ă  la porte. — Et tu ne crois pas que ton maĂźtre est allĂ© rejoindre les rebelles, peut-ĂȘtre, hein ? demanda l’officier. — Notre maĂźtre est bien trop vieux pour cela. Il a plus de soixante-dix ans et en outre il s’affaiblit. Il y a plusieurs annĂ©es qu’il n’est montĂ© Ă  cheval et il ne peut pas marcher beaucoup non plus maintenant. L’officier restait assis lĂ , balançant sa jambe, tranquille et indiffĂ©rent. Cependant les paysans qui avaient causĂ© avec les cosaques, Ă  la porte, avaient obtenu la permission de pĂ©nĂ©trer dans le vestibule. Un ou deux autres se dĂ©tachĂšrent de la foule et les suivirent dans la maison. Ils Ă©taient sept en tout, dont le forgeron, un ancien soldat. Le domestique s’adressa avec dĂ©fĂ©rence Ă  l’officier — Votre Honneur voudrait-il avoir la bontĂ© de dire Ă  ces gens de retourner chez eux ? Que viennent-ils faire ici ? Pourquoi pĂ©nĂštrent-ils ainsi dans la maison ? Ce n’est pas bien Ă  eux de se conduire ainsi pendant que notre maĂźtre est absent, et je suis responsable de tout ici. L’officier se mit Ă  rire lĂ©gĂšrement et, aprĂšs un moment, demanda — Vous avez des armes dans la maison ? — Oui. Nous en avons. De vieilles choses. — Apporte-les toutes ici, sur cette table. Le domestique renouvela sa tentative pour obtenir protection. — Est-ce que Votre Honneur ne veut pas dire Ă  ces gens
 ? Mais l’officier le regarda en silence de telle façon qu’il s’arrĂȘta court et s’empressa d’appeler le garçon d’office pour l’aider Ă  rĂ©unir les armes. Pendant ce temps, l’officier parcourait lentement toutes les piĂšces de la maison, les examinant attentivement, mais sans toucher Ă  quoi que ce soit. Les paysans dans le vestibule reculĂšrent et ĂŽtĂšrent leurs casquettes quand il passa. Il ne leur adressa pas la parole. Quand il revint dans le bureau, toutes les armes qu’on avait pu trouver dans la maison Ă©taient sur la table. Il y avait une paire de gros pistolets d’arçon, Ă  pierre, du temps de NapolĂ©on, deux sabres de cavalerie, un de l’armĂ©e française, l’autre de l’armĂ©e polonaise, et un ou deux fusils de chasse. L’officier ouvrit la fenĂȘtre, jeta dehors pistolets, sabres et fusils, et ses soldats accoururent pour les ramasser. Les paysans, dans le vestibule, encouragĂ©s par son attitude, avaient pĂ©nĂ©trĂ© derriĂšre lui dans le cabinet de travail. Il ne paraissait avoir aucunement conscience de leur prĂ©sence, et, son rĂŽle Ă©tant apparemment terminĂ©, il sortit sans prononcer un mot. DĂšs qu’il fut parti, les paysans, dans le bureau, remirent leurs casquettes et commencĂšrent Ă  Ă©changer des sourires. Les cosaques se remirent en selle et passĂšrent directement de la cour de ferme dans les champs. Le prĂȘtre, tout en parlant avec les paysans, descendit graduellement le chemin et sa chaleureuse et convaincante Ă©loquence entraĂźnait la foule silencieuse derriĂšre lui hors de la maison. Il faut rendre cette justice aux prĂȘtres de la paroisse de l’Église grecque que, tout Ă©trangers qu’ils fussent au pays ils venaient tous de l’intĂ©rieur de la Russie, la majoritĂ© d’entre eux mettaient l’influence qu’ils avaient sur leurs ouailles au service de la cause de la paix et de l’humanitĂ©. FidĂšles Ă  l’esprit de leur mission, ils essayaient d’apaiser les passions des paysans exaltĂ©s et s’opposaient de tout leur pouvoir Ă  la rapine et Ă  la violence, partout oĂč cela Ă©tait possible. Et ils suivaient cette conduite Ă  l’encontre des dĂ©sirs exprĂšs des autoritĂ©s. Quelques-uns d’entre eux eurent Ă  souffrir plus tard de cette dĂ©sobĂ©issance et se virent transfĂ©rĂ©s brusquement dans l’extrĂȘme Nord ou envoyĂ©s dans des paroisses sibĂ©riennes. Le domestique avait hĂąte de se dĂ©barrasser des quelques paysans qui avaient pĂ©nĂ©trĂ© dans la maison. Quelle conduite Ă©tait-ce lĂ , leur demanda-t-il, Ă  l’égard d’un homme qui n’était qu’un locataire, qui depuis des annĂ©es n’avait cessĂ© de se montrer parfaitement bon pour les gens du village et d’en ĂȘtre considĂ©rĂ©, et qui derniĂšrement mĂȘme avait consenti Ă  abandonner deux prairies pour les troupeaux du village ? Ils devaient se souvenir aussi du dĂ©vouement de M. Nicolas Bobrowski pour les malades Ă  l’époque du cholĂ©ra. » Tout cela n’était que la simple vĂ©ritĂ© et eut pour effet que ces gens commencĂšrent Ă  se gratter la tĂȘte et parurent irrĂ©solus. L’orateur alors montra la fenĂȘtre en s’écriant Regardez les autres qui s’en vont tranquillement, vous feriez mieux de les suivre et de prier Dieu de vous pardonner vos mauvaises pensĂ©es. » Cet appel fut une fĂącheuse inspiration. En se prĂ©cipitant Ă  la fenĂȘtre pour voir s’il disait bien vrai, ils renversĂšrent le petit bureau. Celui-ci, en tombant, fit entendre un bruit de piĂšces de monnaie. Il y a de l’argent lĂ -dedans », cria le forgeron. En un instant le dessus de ce meuble dĂ©licat fut brisĂ© et dans un tiroir apparurent quatre-vingts piĂšces d’or. La monnaie d’or ne se voyait que fort rarement alors en Russie cela mit les paysans hors d’eux. Il doit y en avoir d’autres dans la maison, et nous les aurons », hurla le forgeron, ancien soldat. DĂ©jĂ  ses compagnons criaient par la fenĂȘtre, invitant la foule Ă  venir les aider. Le prĂȘtre, abandonnĂ© soudain Ă  la grille, leva les bras au ciel et se sauva pour n’ĂȘtre pas tĂ©moin de ce qui allait arriver. Dans sa recherche de l’argent, cette bucolique populace brisa tout dans la maison, dĂ©chirant Ă  coups de couteaux, fendant Ă  coups de hachettes, si bien que, comme le disait le domestique, il ne resta pas deux morceaux de bois ensemble dans toute la maison. Ils brisĂšrent quelques fort belles glaces, toutes les fenĂȘtres, toute la verrerie et la porcelaine. Ils jetĂšrent les livres et les papiers dehors, dans la prairie, et mirent le feu Ă  ce monceau, apparemment pour le plaisir. L’unique chose qu’ils laissĂšrent intacte fut un petit crucifix d’ivoire qui resta pendu au mur de la chambre Ă  coucher en ruines, au-dessus d’un amas de chiffons, d’acajou brisĂ© et de morceaux de planches qui avaient Ă©tĂ© le lit de M. Nicolas Bobrowski. DĂ©couvrant le domestique au moment oĂč il emportait une boĂźte de fer blanc, ils la lui arrachĂšrent et, comme il rĂ©sistait, le jetĂšrent par la fenĂȘtre de la salle Ă  manger. La maison n’avait qu’un Ă©tage, mais assez Ă©levĂ© au-dessus du sol, et la chute fut si rude que l’homme demeura Ă©tendu, Ă©tourdi, jusqu’à ce que le cuisinier et un homme d’écurie pussent s’aventurer, vers le soir, hors de l’endroit oĂč ils s’étaient tenus cachĂ©s, et le ramasser. La populace s’était retirĂ©e en emportant la boĂźte qu’ils supposaient pleine de billets de banque. À quelque distance de la maison, au milieu d’un champ, ils la brisĂšrent pour l’ouvrir. Ils y trouvĂšrent des documents Ă©crits sur parchemin et les deux croix de la LĂ©gion d’honneur et Virtuti militari. À la vue de ces objets qui, leur expliqua le forgeron, Ă©taient des marques d’honneur que le Tsar seul accordait, ils furent pris de panique. Ils jetĂšrent le tout dans le fossĂ© et se dispersĂšrent en hĂąte. En apprenant cette perte particuliĂšre, M. Nicolas Bobrowski s’effondra complĂštement. Le simple sac de sa maison ne sembla pas l’affecter extrĂȘmement. Alors qu’il gardait encore le lit Ă  la suite de ce choc, les deux croix furent retrouvĂ©es et lui furent rendues. Cela contribua quelque peu Ă  sa convalescence ; mais la boĂźte de fer blanc et les parchemins, en dĂ©pit des recherches que l’on fit dans tous les fossĂ©s aux alentours, ne se retrouvĂšrent jamais. Il ne pouvait oublier la perte de son brevet de la LĂ©gion d’honneur dont il savait par cƓur le libellĂ© qui Ă©tablissait ses Ă©tats de services, et aprĂšs ce coup il consentait parfois Ă  le rĂ©citer, tandis que ses yeux se remplissaient de larmes. Ces mots, pendant les deux derniĂšres annĂ©es de sa vie, le hantĂšrent apparemment Ă  tel point qu’il se les rĂ©pĂ©tait Ă  lui-mĂȘme. On en eut la confirmation par la remarque que son vieux serviteur fit Ă  ses plus intimes amis Ce qui me brisait le cƓur, c’était d’entendre notre maĂźtre aller et venir le soir dans sa chambre et prier tout haut dans la langue française. » Ce doit ĂȘtre un an plus tard environ que je vis M. Nicolas Bobrowski ou, plus exactement, qu’il me vit pour la derniĂšre fois. C’était, comme je l’ai dĂ©jĂ  dit, Ă  l’époque oĂč ma mĂšre obtint la permission de quitter son exil pendant trois mois et de les passer chez son frĂšre, oĂč des amis et des parents vinrent de prĂšs et de loin lui apporter leurs hommages. Il eĂ»t Ă©tĂ© inconcevable que M. Nicolas Bobrowski ne fĂ»t pas du nombre. La petite enfant de quelques mois qu’il avait tenue dans ses bras, le jour mĂȘme oĂč il Ă©tait revenu aprĂšs des annĂ©es de combats et d’exil, affirmait sa foi dans le salut national en supportant Ă  son tour les rigueurs de l’exil. Je ne sais s’il Ă©tait lĂ  le jour mĂȘme de notre dĂ©part. J’ai dĂ©jĂ  dit que, pour moi, il reste plus particuliĂšrement l’homme qui dans sa jeunesse avait mangĂ© du chien rĂŽti, dans les profondeurs d’une sombre forĂȘt de pins chargĂ©s de neige. Mon souvenir ne peut lui faire place dans aucune des scĂšnes que je me rappelle. Un nez recourbĂ©, des cheveux blancs Ă©tincelants, l’impression fugitive d’une silhouette militaire, maigre, mince, rigide, boutonnĂ©e jusqu’au menton, c’est tout ce qui reste aujourd’hui sur terre de M. Nicolas Bobrowski, rien que cette ombre vague poursuivie par le souvenir de son petit-neveu, le dernier ĂȘtre humain, je suppose, qui survive d’entre tous ceux qu’il avait vus au cours de sa vie taciturne. Mais je me rappelle bien le jour de notre dĂ©part pour regagner l’exil. La vieille berline de voyage longue et bizarre, avec ses quatre chevaux de poste, devant la façade principale de la maison, façade Ă  huit colonnes, quatre de chaque cĂŽtĂ© du perron. Sur les marches, des groupes de domestiques, des parents, un ou deux amis du voisinage le plus proche ; un silence parfait sur tous les visages une expression concentrĂ©e et grave ; ma grand’mĂšre tout en noir avec un regard stoĂŻque, mon oncle donnant le bras Ă  ma mĂšre jusqu’à la voiture oĂč l’on m’avait dĂ©jĂ  fait monter ; au haut des marches, ma petite cousine dans une robe courte de tartan Ă  dessin rouge, et, comme une petite princesse, entourĂ©e des femmes de sa maison la gouvernante en chef, notre chĂšre et corpulente Francesca qui avait Ă©tĂ© trente ans au service de la famille Bobrowski, l’ancienne nourrice, maintenant domestique de ferme, dont la belle figure paysanne trahissait l’expression compatissante, et la bonne et laide Mlle Durand, l’institutrice, avec ses sourcils noirs qui se rejoignaient au-dessus d’un nez gros et court, et son teint de papier brun. De tous les yeux tournĂ©s vers la voiture, ses bons yeux seuls versaient des larmes, seule sa voix Ă©plorĂ©e rompit le silence pour me crier N’oublie pas ton français, mon chĂ©ri. » En trois mois, rien qu’en jouant avec nous, elle m’avait appris non seulement Ă  parler le français, mais mĂȘme Ă  le lire. C’était en vĂ©ritĂ© une excellente camarade de jeux. À quelque distance, Ă  mi-chemin de la grande grille, une voiture lĂ©gĂšre, dĂ©couverte, attelĂ©e de trois chevaux Ă  la mode russe, Ă©tait arrĂȘtĂ©e sur un cĂŽtĂ© de l’allĂ©e ; l’officier de police du district s’y trouvait, la visiĂšre de sa casquette plate Ă  bande rouge baissĂ©e sur les yeux. Il peut paraĂźtre Ă©trange qu’il ait Ă©tĂ© lĂ  Ă  surveiller de prĂšs notre dĂ©part. Sans vouloir prendre Ă  la lĂ©gĂšre les justes timiditĂ©s des impĂ©rialistes du monde entier, on m’accordera qu’une femme pratiquement condamnĂ©e par les docteurs et un petit garçon qui n’avait pas encore six ans ne pouvaient pas ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme dangereux, pour le plus vaste des empires concevables, mĂȘme chargĂ© des responsabilitĂ©s les plus sacrĂ©es. Et ce brave homme, je crois, ne le pensait pas non plus. J’appris plus tard pourquoi il Ă©tait lĂ . Je ne me rappelle aucun signe extĂ©rieur, mais il paraĂźt qu’un mois auparavant environ, ma mĂšre fut si mal qu’on douta qu’elle pĂ»t ĂȘtre en Ă©tat d’entreprendre le voyage Ă  la date indiquĂ©e. Dans cette incertitude, on demanda au gouverneur gĂ©nĂ©ral de Kief[8] d’accorder un dĂ©lai de quinze jours pour qu’elle pĂ»t prolonger son sĂ©jour chez son frĂšre. Aucune rĂ©ponse ne fut faite Ă  cette priĂšre, mais un soir, au crĂ©puscule, le capitaine de gendarmerie du district vint Ă  la maison dire au domestique de mon oncle, qui Ă©tait sorti Ă  sa rencontre, qu’il avait besoin de parler Ă  son maĂźtre, en particulier, sur-le-champ. TrĂšs impressionnĂ© il pensait que c’était pour une arrestation, le domestique, plus mort que vif de frayeur », comme il le raconta ensuite, l’introduisit dans le grand salon, qui Ă©tait fort sombre on n’éclairait pas cette piĂšce tous les soirs, en marchant sur la pointe des pieds, afin de ne pas attirer l’attention des dames de la maison, et le conduisit par l’orangerie jusque dans les appartements privĂ©s de mon oncle. Le policier, sans autre prĂ©liminaire, prĂ©senta Ă  mon oncle un papier officiel — Tenez, je vous prie, lisez ceci. Je ne devrais pas vous montrer ce papier. J’ai tort de le faire. Mais une mission comme cela me fait perdre le boire et le manger, et le sommeil. L’officier de police, originaire de la Grande-Russie, avait servi dans le district depuis de longues annĂ©es. Mon oncle dĂ©plia et lut le document. C’était un ordre de service du secrĂ©tariat du Gouverneur-gĂ©nĂ©ral relatif Ă  la demande, et enjoignant au capitaine de n’écouter aucune des dĂ©clarations ou explications qui pourraient lui ĂȘtre faites, touchant cette maladie, par des mĂ©decins ou autres personnes. Et si elle n’a quittĂ© la maison de son frĂšre, – disait en outre ce document – le matin du jour indiquĂ© sur le permis, vous aurez Ă  l’envoyer sous escorte, directement, soulignĂ©, Ă  l’hĂŽpital de la prison de Kief oĂč elle sera traitĂ©e selon son Ă©tat. » — Pour l’amour de Dieu, Monsieur Bobrowski, faites le nĂ©cessaire pour que votre sƓur parte ce jour-lĂ . Ne m’obligez pas Ă  agir contre une femme, et surtout contre quelqu’un de votre famille. Je ne puis vraiment pas en supporter la pensĂ©e. Et il se tordait vĂ©ritablement les mains. Mon oncle le considĂ©rait en silence. — Je vous remercie de m’avoir prĂ©venu. Je vous assure que, fĂ»t-elle mourante, on la portera Ă  la voiture. — Oui, en vĂ©ritĂ©, quelle diffĂ©rence pourrait-ce ĂȘtre de voyager jusqu’à Kief ou de rejoindre son mari ? Il lui faudrait toujours partir, – morte ou vive. Et notez, Monsieur Bobrowski, que je viendrai ici ce jour-lĂ , non pas que je doute de votre promesse, mais parce que j’y suis obligĂ©. Je dois le faire. Mon service. Mais, vraiment, mon mĂ©tier est un mĂ©tier de chien depuis que certains d’entre vous autres Polonais persistent Ă  se rebeller vous avez tous Ă  en souffrir. Telle est la raison pour laquelle il se trouvait lĂ , dans une voiture dĂ©couverte Ă  trois chevaux rangĂ©e entre la maison et la grille. Je regrette de ne pas pouvoir livrer en pĂąture au dĂ©dain de tous ceux qui croient aux droits de la conquĂȘte, le nom de ce gardien trop fĂącheusement sentimental de la grandeur impĂ©riale. En revanche, je suis Ă  mĂȘme de donner le nom du Gouverneur-gĂ©nĂ©ral qui signa l’ordre en y ajoutant en marge, de sa propre Ă©criture, Ă  exĂ©cuter Ă  la lettre. Le nom de ce monsieur Ă©tait Bezak. Haut dignitaire, fonctionnaire Ă©nergique, l’idole un moment de la presse patriotique russe. Chaque gĂ©nĂ©ration a ses souvenirs. IV N’allez pas croire qu’à Ă©voquer ainsi les souvenirs de cette demi-heure qui s’écoula entre le moment oĂč mon oncle sortit de ma chambre et celui oĂč nous nous retrouvĂąmes pour dĂźner, j’aie perdu de vue la Folie Almayer. En avouant avoir entrepris mon premier roman pour occuper mon temps, je pense avoir donnĂ©, par lĂ -mĂȘme, l’impression que ce fut un livre souvent ajournĂ©. Il m’était toujours prĂ©sent Ă  l’esprit, alors mĂȘme que je n’avais plus qu’un faible espoir de pouvoir jamais l’achever. Maints empĂȘchements survinrent obligations quotidiennes, nouvelles impressions, vieux souvenirs. Ce ne fut pas le rĂ©sultat d’un besoin, – ce fameux besoin de s’exprimer que dĂ©couvrent les artistes Ă  la recherche de motifs. La nĂ©cessitĂ© qui me poussa fut une nĂ©cessitĂ© secrĂšte, obscure un phĂ©nomĂšne tout Ă  fait cachĂ© et inexplicable. Ou peut-ĂȘtre qu’un magicien oisif et frivole il doit y avoir des magiciens Ă  Londres m’avait jetĂ© un sort par une fenĂȘtre de son appartement, au cours d’une de ces promenades solitaires que je faisais dans le dĂ©dale des rues, sans carte ni compas. Jusqu’au moment oĂč je me mis Ă  Ă©crire ce roman, je n’avais Ă©crit que des lettres, encore n’avaient-elles pas Ă©tĂ© nombreuses. Je n’avais jamais, de ma vie, pris note d’un fait, d’une impression ou d’une anecdote. La conception d’un livre fait d’aprĂšs un plan Ă©tait entiĂšrement Ă©trangĂšre Ă  mon esprit lorsque je me mis Ă  Ă©crire l’ambition d’ĂȘtre Ă©crivain ne s’était jamais prĂ©sentĂ©e Ă  moi parmi ces aimables existences imaginaires que l’on se forge parfois amoureusement dans la quiĂ©tude et l’immobilitĂ© d’un rĂȘve en plein jour toutefois, il est clair comme le soleil Ă  midi qu’au moment oĂč j’eus noirci la premiĂšre page du manuscrit de la Folie Almayer elle contenait environ deux cents mots et cette moyenne par page n’a cessĂ© d’ĂȘtre celle de mes trente annĂ©es de vie littĂ©raire, au moment, dis-je, oĂč j’eus, dans la simplicitĂ© de mon cƓur et l’étonnante ignorance de mon esprit, Ă©crit cette page, les dĂ©s Ă©taient jetĂ©s. Jamais Rubicon ne fut plus aveuglĂ©ment franchi sans invocation aux dieux et sans crainte des hommes. Ce matin-lĂ , je me levai de table aprĂšs le petit dĂ©jeuner, reculai ma chaise, et sonnai violemment, peut-ĂȘtre devrais-je dire rĂ©solument, ou bien plutĂŽt avec impatience, je ne sais. Mais, manifestement, cela a dĂ» ĂȘtre une maniĂšre spĂ©ciale de sonner, un bruit accoutumĂ© devenu impressionnant, comme lorsqu’on sonne pour le lever du rideau sur une piĂšce nouvelle. La chose, en effet, ne m’était pas habituelle. D’ordinaire, je faisais traĂźner mon petit dĂ©jeuner, et je prenais rarement la peine de sonner pour faire desservir mais ce matin-lĂ , pour une raison qu’enveloppe le mystĂšre gĂ©nĂ©ral de cet Ă©vĂ©nement, je ne traĂźnai pas. Et pourtant je n’étais pas pressĂ©. Je tirai la sonnette d’une main distraite, et tandis qu’elle retentissait faiblement quelque part dans le sous-sol, je me mis Ă  bourrer ma pipe comme d’habitude et je cherchai une boĂźte d’allumettes, avec des regards vagues certes, mais qui ne manifestaient, je suis prĂȘt Ă  le jurer, aucune espĂšce de frĂ©nĂ©sie. J’étais assez calme pour dĂ©couvrir au bout de quelque temps que la boĂźte d’allumettes se trouvait lĂ  sur la cheminĂ©e, juste devant mes yeux. Et tout cela Ă©tait bel et bien habituel. Avant que je n’eusse jetĂ© l’allumette, la fille de la propriĂ©taire montra dans l’embrasure de la porte son pĂąle et paisible visage et un regard interrogateur. Depuis peu, c’était la fille de ma propriĂ©taire qui rĂ©pondait Ă  mon coup de sonnette. Je note ce petit fait avec quelque orgueil, car il prouve que durant les trente ou quarante jours que j’avais habitĂ© lĂ  comme locataire, j’avais produit une impression favorable. Depuis une quinzaine on m’épargnait la vue dĂ©nuĂ©e d’attraits de la souillon domestique. On changeait souvent de bonnes dans cette maison de Bessborough Gardens, mais grandes ou petites, blondes ou brunes, elles Ă©taient Ă©galement nĂ©gligĂ©es et particuliĂšrement Ă©chevelĂ©es, comme si, intervertissant la version du conte de fĂ©es, la chatte de gouttiĂšre avait Ă©tĂ© changĂ©e en fille. J’étais extrĂȘmement sensible au privilĂšge d’ĂȘtre servi par la fille de ma propriĂ©taire. Sa mise Ă©tait soignĂ©e encore qu’elle-mĂȘme fĂ»t anĂ©mique. — Voulez-vous dĂ©barrasser tout cela tout de suite ? lui dis-je d’une voix entrecoupĂ©e par mes efforts pour faire tirer ma pipe. C’était lĂ , je l’avoue, une demande inaccoutumĂ©e. GĂ©nĂ©ralement, en me levant de table, j’allais m’asseoir prĂšs de la fenĂȘtre avec un livre et je les laissais enlever le plateau quand ça leur plaisait mais si vous croyez que ce matin-lĂ  j’étais le moins du monde impatient, vous vous trompez. Je me rappelle que j’étais parfaitement calme. À vrai dire je n’étais pas du tout certain que j’avais envie d’écrire, que je voulais Ă©crire, ni mĂȘme que j’avais quelque chose Ă  Ă©crire. Non, je n’étais aucunement impatient. Je flĂąnai entre la cheminĂ©e et la fenĂȘtre, sans mĂȘme attendre consciemment qu’on eĂ»t dĂ©barrassĂ© la table. Il y avait tout Ă  parier qu’avant mĂȘme que la fille de la propriĂ©taire eĂ»t terminĂ©, je m’emparerais d’un livre et resterais Ă  le lire toute la matinĂ©e, dans un Ă©tat d’agrĂ©able indolence. Je l’affirme avec assurance, et je ne sais mĂȘme pas quels livres traĂźnaient par la piĂšce. En tout cas, ce n’était pas de ces Ɠuvres de grands maĂźtres, oĂč l’on peut trouver le secret d’une pensĂ©e claire et d’une expression juste. Depuis l’ñge de cinq ans j’ai toujours Ă©tĂ© grand liseur, ce qui n’a rien d’étonnant chez un enfant qui a appris Ă  lire sans s’en apercevoir. À dix ans j’avais lu beaucoup de Victor Hugo et autres romantiques. J’avais lu en polonais et en français, des livres d’histoire, des voyages, des romans je connaissais Gil Blas et Don Quichotte dans des Ă©ditions abrĂ©gĂ©es j’avais lu tout jeune des poĂštes polonais et quelques poĂštes français, mais je ne puis dire ce que je lisais la veille du jour oĂč je commençai Ă  Ă©crire moi-mĂȘme. Je crois que c’était un roman, et il est trĂšs possible que ç’ait Ă©tĂ© un des romans d’Anthony Trollope. C’est trĂšs probable. Ma connaissance de ses livres Ă©tait trĂšs rĂ©cente. C’est l’un des romanciers anglais dont j’ai lu les Ɠuvres pour la premiĂšre fois en anglais. Pour ce qui Ă©tait des hommes de rĂ©putation europĂ©enne, Dickens, Walter Scott ou Thackeray, il en avait Ă©tĂ© autrement. Mon premier contact avec la littĂ©rature anglaise d’imagination ç’avait Ă©tĂ© Nicolas Nickleby. C’est extraordinaire comme le bavardage inconsĂ©quent de Mrs. Nickleby et le dĂ©chaĂźnement rageur du sinistre Ralph sonnaient bien en polonais. Pour ce qui est de la famille Crummles et de la famille du savant Squeers, le polonais semblait leur ĂȘtre aussi naturel que leur langue maternelle. C’était, j’en suis sĂ»r, une excellente traduction. Ce devait ĂȘtre vers 1870. À vrai dire, je crois que je me trompe. Ce n’est pas ce livre-lĂ  qui fut ma premiĂšre introduction Ă  la littĂ©rature anglaise. Le premier fut les Deux Gentilshommes de VĂ©rone et cela, sur le manuscrit mĂȘme de la traduction de mon pĂšre. C’était pendant notre exil en Russie, et ce devait ĂȘtre moins d’un an aprĂšs la mort de ma mĂšre, car je me revois encore dans la blouse noire bordĂ©e de blanc de mon vĂȘtement de deuil. Nous habitions ensemble, tout Ă  fait seuls, dans une petite maison des faubourgs de la ville de Tchernikoff. Cet aprĂšs-midi-lĂ , au lieu d’aller jouer dans la cour que nous partagions avec le propriĂ©taire, je m’étais glissĂ© dans la piĂšce oĂč mon pĂšre avait coutume d’écrire. Ce qui m’avait enhardi au point de grimper sur sa chaise, je n’en sais rien, mais deux heures plus tard il me trouva lĂ  Ă  genoux, les deux coudes sur la table et la tĂȘte dans les mains, lisant le manuscrit sur des feuilles dĂ©tachĂ©es. J’en fus grandement confus, et m’attendais Ă  me voir gronder. Il resta dans l’embrasure de la porte Ă  me considĂ©rer avec quelque surprise, mais la seule chose qu’il me dit aprĂšs un moment de silence, ce fut — Lis-moi la page Ă  haute voix. » Fort heureusement la page que j’avais devant moi n’était pas trop surchargĂ©e de suppressions et de corrections, et l’écriture de mon pĂšre Ă©tait d’ailleurs extrĂȘmement lisible. Quand je fus arrivĂ© au bout, il hocha la tĂȘte et je m’esquivai, trop heureux d’avoir Ă©chappĂ© Ă  une rĂ©primande pour cet acte d’impulsive audace. J’ai essayĂ©, depuis lors, de dĂ©couvrir la raison de cette indulgence et j’imagine qu’à mon insu, j’avais, dans l’esprit de mon pĂšre, acquis des droits Ă  quelque latitude dans mes rapports avec sa table de travail. C’était un mois, peut-ĂȘtre mĂȘme une semaine auparavant, que je lui avais lu Ă  haute voix d’un bout Ă  l’autre, et Ă  sa complĂšte satisfaction tandis qu’il gardait le lit, se trouvant alors assez souffrant les Ă©preuves de sa traduction des Travailleurs de la mer, de Victor Hugo. Tel avait Ă©tĂ© mon titre Ă  cette considĂ©ration, et je crois bien aussi, mon premier contact avec la mer en littĂ©rature. Si je ne me rappelle pas oĂč, quand et comment j’appris Ă  lire, je ne suis pas prĂšs d’oublier comment je fus exercĂ© dans l’art de lire Ă  haute voix. Mon pauvre pĂšre, admirable lecteur lui-mĂȘme, Ă©tait le plus exigeant des maĂźtres. Je pense avec quelque fiertĂ© que j’ai dĂ» lire tolĂ©rablement bien, Ă  l’ñge de huit ans, cette page des Gentilshommes de VĂ©rone. La seconde fois que je les rencontrai, ce fut dans une Ă©dition complĂšte, en un volume Ă  cinq shillings, des ƒuvres de Shakespeare, qu’il m’advint de lire Ă  Falmouth, Ă  mes moments perdus, avec l’accompagnement bruyant des maillets de calfats enfonçant l’étoupe dans les fentes du pont d’un navire en cale sĂšche. Nous avions fait relĂąche en dĂ©tresse avec un Ă©quipage refusant le service aprĂšs un mois de lutte Ă©puisante contre les tempĂȘtes de l’Atlantique du Nord. Les livres font partie intĂ©grante de nos vies, et mes associations shakespeariennes sont liĂ©es d’une part Ă  cette annĂ©e de notre solitude, la derniĂšre que j’ai passĂ©e en exil avec mon pĂšre il m’envoya en Pologne chez son beau-frĂšre aussitĂŽt qu’il put se dĂ©cider Ă  la sĂ©paration et Ă  cette annĂ©e de grosses tempĂȘtes, l’annĂ©e oĂč j’ai regardĂ© la mort de plus prĂšs Ă  la mer, et de deux façons, d’abord par l’eau, puis par le feu. Je me rappelle toutes ces choses, mais ce que je lisais la veille du jour oĂč commença ma vie d’écrivain, je l’ai oubliĂ©. J’ai une vague notion que ce devait ĂȘtre un des romans politiques de Trollope. Et je me rappelle aussi l’aspect qu’avait cette journĂ©e. C’était un jour d’automne dont l’atmosphĂšre Ă©tait opaline, un jour voilĂ©, presque opaque, lumineux pourtant, avec des taches et des Ă©clairs de soleil rouge sur les toits et les fenĂȘtres d’en face, tandis que les arbres du square, dont les feuilles Ă©taient tombĂ©es, avaient l’air de dessins Ă  l’encre de Chine sur une feuille de papier de soie. C’était un de ces jours de Londres qui ont le charme d’une mystĂ©rieuse amĂ©nitĂ©, d’une attrayante douceur. Cet effet de brume opaline n’était pas rare Ă  Bessborough Gardens Ă  cause de la proximitĂ© de la Tamise. Il n’y a aucune raison pour que je puisse me rappeler cet effet plutĂŽt ce jour-lĂ  qu’un autre, si ce n’est que je restai longtemps Ă  regarder par la fenĂȘtre, aprĂšs que la fille de la propriĂ©taire fut partie en emportant son butin de tasses et de soucoupes. Je l’entendis poser le plateau par terre dans le couloir et enfin fermer la porte je n’en continuai pas moins Ă  fumer, le dos tournĂ© Ă  la piĂšce. Il est clair que je n’étais aucunement pressĂ© de faire le plongeon dans la vie littĂ©raire, si on peut dĂ©crire cette premiĂšre tentative comme un plongeon. Je me sentais tout entier imprĂ©gnĂ© de cette indolence des marins Ă©loignĂ©s de la mer, cette scĂšne d’un incessant labeur et d’un interminable devoir. Pour s’abandonner Ă  l’indolence, il n’y a rien de tel qu’un marin Ă  terre quand il est dans cette disposition, celle d’une irresponsabilitĂ© absolue savourĂ©e Ă  fond. Il me semble que je ne pensais absolument Ă  rien, mais c’est lĂ  une impression difficile Ă  croire aprĂšs tant d’annĂ©es. Ce dont je suis certain, c’est que j’étais bien loin de penser Ă  Ă©crire un roman, quoiqu’il fĂ»t possible et mĂȘme vraisemblable que je pensais Ă  l’homme qu’était Almayer. Je l’avais vu pour la premiĂšre fois, environ quatre ans auparavant, de la passerelle d’un vapeur amarrĂ© Ă  une petite jetĂ©e dĂ©labrĂ©e, Ă  quelque quarante milles de l’embouchure d’une riviĂšre de BornĂ©o. C’était le matin de bonne heure, et un lĂ©ger brouillard, – un brouillard opalin comme dans Bessborough Gardens, mais sans ces touches vives des rayons rouges du soleil de Londres sur les toits et les tuyaux de cheminĂ©e, – promettait de se transformer bientĂŽt en un brouillard blanc comme du coton. À l’exception d’une petite pirogue sur la riviĂšre, il n’y avait rien en vue qui bougeĂąt. Je sortais de ma cabine en bĂąillant. L’équipage de Malais hĂ©lait sur les chaĂźnes de charge et examinait les treuils. Du pont, leurs voix m’arrivaient amorties leurs mouvements Ă©taient languissants. Le dĂ©but de cette journĂ©e tropicale vous donnait des frissons. Le timonier malais montĂ© pour chercher quelque chose dans les coffres sur la dunette, grelottait visiblement. Les forĂȘts en amont et en aval et sur la rive opposĂ©e paraissaient noires et humides l’eau dĂ©gouttait du grĂ©ement sur les tentes fortement tendues du pont, et c’est au milieu d’un bĂąillement frissonnant que j’aperçus pour la premiĂšre fois Almayer. Il s’avançait Ă  travers une piĂšce d’herbe brĂ»lĂ©e, silhouette vague contre la vague masse d’une maison, une maison basse faite de nattes, de bambous et de feuilles de palmiers, et coiffĂ©e d’un Ă©norme toit d’herbes sĂšches. Il s’avança sur la jetĂ©e. Il n’était vĂȘtu que d’un ample pyjama de cretonne historiĂ©e d’énormes fleurs Ă  pĂ©tales jaunes sur un fond bleu d’un vilain ton et d’un mince gilet de coton Ă  manches courtes. Ses bras, nus jusqu’au coude, Ă©taient croisĂ©s sur sa poitrine. Ses cheveux noirs semblaient n’avoir pas Ă©tĂ© coupĂ©s depuis longtemps et une boucle lui tombait en travers du front. J’avais entendu parler de lui Ă  Singapore ; j’avais entendu parler de lui Ă  bord ; j’avais entendu parler de lui de bonne heure le matin et tard le soir ; j’avais entendu parler de lui Ă  dĂ©jeuner et Ă  dĂźner ; j’avais entendu parler de lui dans un endroit nommĂ© Pulo Laut par un monsieur mulĂątre, qui se donnait pour directeur d’une mine de charbon ce qui vous avait un air de civilisation et de progrĂšs jusqu’au moment oĂč vous appreniez que l’on n’exploitait pas la mine Ă  cette heure parce qu’elle Ă©tait hantĂ©e par des revenants particuliĂšrement affreux. J’avais entendu parler de lui dans un endroit appelĂ© Dongola, dans l’üle des CĂ©lĂšbes, lorsque le Rajah de ce port fort peu connu on n’y pouvait trouver d’ancrage Ă  moins de quinze toises, ce qui est extrĂȘmement incommode Ă©tait venu Ă  bord, des plus amicalement et escortĂ© seulement de deux personnes de sa suite, pour boire des bouteilles d’eau de Seltz l’une aprĂšs l’autre sur la clairevoie de l’arriĂšre avec mon bon, excellent ami et commandant, le capitaine Craig. Du moins j’entendis prononcer distinctement son nom au cours d’une longue conversation en langue malaise. Certes oui, je l’entendis tout Ă  fait distinctement, – Almayer, Almayer, – et je vis sourire le capitaine Craig tandis que le gros Rajah riait Ă  haute voix. Entendre un rajah malais rire tout haut, c’est plutĂŽt rare, je vous l’assure. Et je surpris aussi le nom d’Almayer Ă©changĂ© par nos passagers d’entrepont pour la plupart de petits commerçants voyageant avec leurs marchandises. ÉparpillĂ©s sur le pont, et chacun d’eux retranchĂ© derriĂšre des paquets et des caisses, assis sur des nattes, des oreillers, des matelas, des morceaux de bois, ils s’entretenaient des affaires de l’Archipel. Sur ma parole, j’avais entendu murmurer le nom d’Almayer faiblement Ă  minuit comme je me rendais Ă  l’arriĂšre voir le patent loch qui faisait tinter ses quarts de mille dans le grand silence de la mer. Je ne veux pas dire que nos passagers rĂȘvaient tout haut d’Almayer, mais il est indubitable que deux d’entre eux tout au moins, qui ne pouvaient apparemment pas dormir et essayaient de distraire leur insomnie par une conversation Ă  mi-voix Ă  cette heure fantomale, faisaient de façon ou d’autre allusion Ă  Almayer. Il Ă©tait vĂ©ritablement impossible Ă  bord de ce navire de se dĂ©barrasser une fois pour toutes d’Almayer et un tout petit poney attachĂ© Ă  l’avant et dont la queue balayait la cambuse au grand ennui de notre cuisinier chinois, Ă©tait destinĂ© Ă  Almayer. Qu’avait-il besoin d’un poney ? Dieu seul le sait, puisque je suis parfaitement certain qu’il ne pouvait pas le monter mais tel Ă©tait l’homme, ambitieux, avec le goĂ»t du grandiose, faisant venir un poney, alors que sur toute l’étendue de ce village contre lequel il brandissait quotidiennement son poing impuissant, il n’y avait qu’un seul sentier praticable pour un poney sentier de 300 mĂštres environ, bordĂ© par des centaines de lieues carrĂ©es de forĂȘt vierge. Mais qui sait ? L’importation de ce poney Bali pouvait bien faire partie de quelque plan profond, de quelque combinaison diplomatique, de quelque intrigue chargĂ©e de promesses. Avec Almayer on ne savait jamais. Sa conduite Ă©tait gouvernĂ©e par des considĂ©rations fort Ă©loignĂ©es de l’évidence, par d’incroyables suppositions, qui rendaient sa logique impĂ©nĂ©trable Ă  toute personne raisonnable. J’appris tout cela plus tard. Ce matin-lĂ  en apercevant cette forme en pyjama qui s’avançait dans la brume, je me dis Voici notre homme. » Il s’approcha du navire et redressa sa contenance harassĂ©e, ronde et plate, avec cette mĂšche de cheveux noirs qui lui tombait sur le front et un regard lourd, et souffrant. — Bonjour ! » — Bonjour ! » Il me regarda fixement j’étais un nouveau venu, je venais juste de remplacer le second qu’il avait l’habitude de voir ; et je pense que cette nouveautĂ© lui inspira, comme tous les Ă©vĂ©nements en gĂ©nĂ©ral, une profonde mĂ©fiance. — Je ne vous attendais pas avant ce soir », remarqua-t-il d’un air soupçonneux. Je ne vois pas pourquoi il pouvait en ĂȘtre contrariĂ©, mais il semblait l’ĂȘtre. Je pris la peine de lui expliquer qu’ayant aperçu la bouĂ©e Ă  l’entrĂ©e de la riviĂšre juste avant la nuit, et la marĂ©e aidant, le capitaine Craig avait pu franchir la barre et rien ne l’avait empĂȘchĂ© de remonter la riviĂšre pendant la nuit. — Le capitaine Craig connaĂźt cette riviĂšre comme sa poche », dĂ©clarai-je, essayant de lier connaissance. — Mieux ! » dit Almayer. PenchĂ© par-dessus la passerelle, je le regardais qui contemplait le quai avec un regard sombre. Il se frottait les pieds l’un contre l’autre il portait des pantoufles de paille Ă  grosses semelles. Le brouillard du matin s’était considĂ©rablement Ă©paissi. Tout dĂ©gouttait autour de nous les mĂąts de charge, la lisse, tous les cordages du navire, – comme si l’univers s’était mis Ă  fondre en larmes. Almayer releva la tĂȘte, et du ton d’un homme habituĂ© aux coups de la mauvaise fortune demanda d’une voix Ă  peine perceptible — Je suppose que vous n’avez pas Ă  bord quelque chose comme un poney ? » Je lui dis presque dans un murmure, qui s’accordait avec le ton mineur de ses discours, que nous avions quelque chose comme un poney, et je donnais Ă  entendre, aussi aimablement que possible, qu’il Ă©tait diablement encombrant. J’avais hĂąte de le dĂ©barquer avant de commencer Ă  dĂ©charger. Almayer me considĂ©ra un long moment, en relevant la tĂȘte, avec des yeux incrĂ©dules et mĂ©lancoliques comme s’il Ă©tait dangereux de croire Ă  ce que je disais. Cette pathĂ©tique mĂ©fiance dans l’issue favorable de n’importe quelle affaire me toucha profondĂ©ment et j’ajoutai — La traversĂ©e ne semble pas l’avoir abĂźmĂ© le moins du monde. C’est un joli poney, d’ailleurs ». Mais on ne pouvait pas remonter Almayer pour toute rĂ©ponse il toussa un peu et se remit Ă  regarder ses pieds. J’essayai de l’aborder autrement. — Dites donc ! lui dis-je, vous ne craignez pas d’attraper une pneumonie ou une bronchite ou quelque chose du mĂȘme genre Ă  vous promener ainsi en gilet par un pareil brouillard ? » L’intĂ©rĂȘt que je manifestais pour sa santĂ© ne rĂ©ussit pas Ă  l’amadouer. Sa rĂ©ponse fut un sombre Pas de danger ! » comme pour laisser entendre que mĂȘme ce moyen d’échapper Ă  l’inclĂ©mence du sort lui Ă©tait refusĂ©. — Je suis venu
, », marmotta-t-il au bout d’un moment. — Eh bien ! puisque vous ĂȘtes venu, je vais dĂ©barquer le poney tout de suite et vous pourrez l’emmener. J’ai hĂąte de m’en dĂ©barrasser. Il m’encombre. » Almayer semblait hĂ©sitant. J’insistai. — Je vais le faire hisser au treuil et l’amener sur le quai juste devant vous. Je prĂ©fĂšre de beaucoup le faire avant d’ouvrir les panneaux. Ce petit diable serait capable de sauter dans la cale ou de faire quelque chose de ce genre. — Il y a un licou ? » s’enquit Almayer. — Mais oui, bien sĂ»r, il y a un licou ». Et sans plus attendre je me penchai sur la lisse de la dunette — Serang, dĂ©barquez le poney de Tuan Almayer ». Le cuisinier s’empressa de fermer la porte de sa cambuse, et, un moment aprĂšs, une lutte extraordinaire commença sur le pont. Le poney ruait avec une extrĂȘme Ă©nergie les kalashes se garaient prĂ©cipitamment. Le serang multipliait les ordres d’une voix Ă©raillĂ©e. Soudain le poney sauta sur le panneau d’avant. Ses petits sabots faisaient lĂ -dessus un bruit de tonnerre. Il ruait et se cabrait. Il secouait sa criniĂšre et sa mĂšche de devant d’un air d’étonnante sauvagerie. Il dilatait les narines, des flocons d’écume marquaient sa large petite poitrine ses yeux Ă©tincelaient. Il n’avait qu’un mĂštre de haut, il Ă©tait farouche, terrible, furieux, combatif il disait ha ! ha ! distinctement il rageait et frappait du pied, et seize robustes kalashes se tenaient Ă  l’entour sans rien faire, comme des nourrices dĂ©concertĂ©es devant la fureur d’un enfant gĂątĂ©. Il agitait la queue sans trĂȘve il arquait son joli cou il Ă©tait parfaitement ravissant, il Ă©tait mĂ©chant d’une façon charmante. Il n’y avait pas un brin de vice dans cette scĂšne il ne montrait pas les dents, ne couchait pas les oreilles. Au contraire, il les pointait en avant d’une maniĂšre comiquement agressive. Il Ă©tait absolument immoral et sĂ©duisant j’aurais aimĂ© lui donner du pain, du sucre, des carottes. Mais la vie est une affaire sĂ©rieuse et le sentiment du devoir en est le seul guide certain. Aussi cuirassai-je mon cƓur et de la position Ă©levĂ©e que j’occupais sur la passerelle je commandai aux hommes de se jeter tous ensemble sur lui. Le vieux serang, en lançant un cri Ă©trange et inarticulĂ©, donna l’exemple. C’était un excellent gradĂ©, compĂ©tent dans le mĂ©tier et modĂ©rĂ©ment fumeur d’opium. Les autres s’élançant tous Ă  la fois firent disparaĂźtre ce poney sous leur nombre. Ils s’accrochĂšrent Ă  ses oreilles, Ă  sa criniĂšre, Ă  sa queue. Ils s’empilĂšrent sur son dos, dix-sept en tout. Le charpentier, saisissant le crochet de la chaĂźne de charge, grimpa sur leur dos. Un trĂšs bon gradĂ© lui aussi, mais il bĂ©gayait. Avez-vous jamais entendu un Chinois jaune pĂąle, maigre, mĂ©lancolique, sĂ©rieux, bĂ©gayer dans un anglais bizarre ? C’est vraiment trĂšs Ă©trange. Il faisait le dix-huitiĂšme. Je ne voyais plus le poney du tout mais le mouvement houleux de cette masse d’hommes prouvait qu’il y avait quelque chose de vivant lĂ -dessous. Du quai Almayer cria d’un ton chevrotant — Eh ! dites-donc ! » De l’endroit oĂč il Ă©tait il ne pouvait voir ce qui se passait sur le pont, sauf peut-ĂȘtre le sommet de la tĂȘte des hommes il ne pouvait qu’entendre la mĂȘlĂ©e, les coups violents, comme si nous essayions de dĂ©molir le navire. Je me tournai vers lui — Qu’y a-t-il ? » — Ne les laissez pas lui casser les jambes », supplia-t-il plaintivement. — Allez ! Allez ! Tout va bien maintenant. Il ne peut plus remuer. » Pendant ce temps on avait accrochĂ© la chaĂźne de charge Ă  la large sangle de toile que portait le poney, les kalashes s’élancĂšrent Ă  la fois dans toutes les directions, roulant les uns par-dessus les autres, et le digne serang, faisant un bond derriĂšre le treuil, le mit en marche. — Attention ! » hurlai-je, apprĂ©hendant vivement de voir l’animal enlevĂ© d’un coup jusqu’à la tĂȘte du gui de charge. Sur la jetĂ©e, Almayer piĂ©tinait d’inquiĂ©tude dans ses pantoufles de paille. Le bruit du treuil cessa, et dans un silence impressionnant, ce poney commença son voyage Ă  travers le pont. Comme il Ă©tait devenu flasque ! DĂšs qu’il s’était senti en l’air il avait dĂ©tendu tous ses muscles d’une maniĂšre Ă©tonnante. Ses quatre petits sabots s’entrechoquaient, sa tĂȘte pendait, et sa queue demeurait verticale, dans une complĂšte immobilitĂ©. Il me rappelait tout Ă  fait le pathĂ©tique petit mouton suspendu au collier de l’Ordre de la Toison d’Or. Je n’imaginais pas que quoi que ce fĂ»t du genre d’un cheval pouvait ĂȘtre aussi flasque que cela, mort ou vif. Sa criniĂšre en broussaille pendait lamentablement, comme une simple masse de crin inanimĂ©e ses oreilles agressives s’étaient affaissĂ©es mais comme il se balançait lentement, en avant de la passerelle, j’aperçus un Ă©clair de malice dans son Ɠil rĂȘveur, Ă  demi-fermĂ©. Un quartier-maĂźtre digne de confiance, l’Ɠil attentif et les dents dĂ©couvertes dans un sourire stupide s’occupait Ă  la manƓuvre du gui de charge. Je surveillais, avec un vif intĂ©rĂȘt. Bien ! Tenez bon ! » Le gui de charge s’arrĂȘta. Les kalashes garnirent la lisse. La corde du licou pendait perpendiculairement et immobile comme un cordon de sonnette devant Almayer. Tout Ă©tait immobile. Je lui suggĂ©rai amicalement de saisir la corde et de faire attention. Il Ă©tendit nĂ©gligemment la main, d’un air irritant et supĂ©rieur. — Vous y ĂȘtes ? Amenez en douceur ! » Almayer embraqua le mou du licou avec assez d’intelligence, mais quand les sabots du poney eurent touchĂ© la jetĂ©e, il s’abandonna aussitĂŽt au plus stupide optimisme. Sans attendre, sans rĂ©flĂ©chir, presque sans regarder, il dĂ©gagea le crochet de l’élingue, et la chaĂźne de charge, aprĂšs avoir frappĂ© la croupe du poney, retomba contre le flanc du navire avec un grand bruit. Puis quelque chose m’échappa, car ce que je vis ensuite ce fut Almayer les quatre fers en l’air, sur la jetĂ©e. Il Ă©tait seul. L’étonnement me priva de l’usage de la parole assez longtemps pour donner Ă  Almayer le temps de se ramasser lentement et avec peine. Les kalashes alignĂ©s sur la lisse demeurait tous bouche bĂ©e. La lĂ©gĂšre brise faisait flotter la brume qui s’était Ă©paissie au point de nous masquer complĂštement la rive. — Comment diable avez-vous fait pour le laisser s’échapper ? demandai-je fort scandalisĂ©. Almayer considĂ©ra la paume endolorie de sa main droite, mais ne rĂ©pondit pas Ă  ma question. — OĂč pensez-vous qu’il va aller ? criai-je. Y a-t-il des palissades quelque part dans ce brouillard ? Peut-il se sauver dans la forĂȘt ? Qu’allons-nous faire maintenant ? » Almayer haussa les Ă©paules. — Quelques-uns de mes gens vont courir aprĂšs lui. Ils l’attraperont tĂŽt ou tard. » — TĂŽt ou tard. C’est trĂšs joli, mais, et mon Ă©lingue qu’il a emportĂ©e ? J’en ai besoin tout de suite pour dĂ©barquer deux vaches des CĂ©lĂšbes. » Depuis Dongola nous avions Ă  bord, outre le poney, une paire de ces jolies petites vaches des Ăźles. AttachĂ©es de l’autre cĂŽtĂ© du gaillard d’avant, elles avaient balayĂ© de leurs queues l’autre porte de la cambuse. Ces animaux toutefois n’étaient pas destinĂ©s Ă  Almayer ils Ă©taient consignĂ©s Ă  Abdullah bin Selim, son ennemi. Almayer ne se souciait aucunement de mon embarras. — À votre place, j’essaierais de savoir oĂč il est parti, insistai-je. Ne feriez-vous pas mieux de rassembler vos gens ou quelque chose de ce genre ? Il va tomber et se couronner les genoux. Il peut mĂȘme se casser une jambe, vous savez. » Mais Almayer plongĂ© dans d’abstraites pensĂ©es semblait ne plus se soucier de ce poney. ÉtonnĂ© de cette soudaine indiffĂ©rence, j’envoyai tout mon monde sur la rive pour lui donner la chasse ou, en tout cas, pour retrouver l’élingue qu’il avait autour du corps. Tout l’équipage du vapeur, Ă  l’exception des chauffeurs et des mĂ©caniciens, s’élança sur le quai, dĂ©passa le pensif Almayer puis disparut Ă  ma vue. Le brouillard blanc les engloutit et de nouveau rĂ©gna un profond silence qui semblait s’étendre sur des lieues en amont et en aval de la riviĂšre. Toujours taciturne, Almayer se disposa Ă  monter Ă  bord, et je descendis de la passerelle pour le rencontrer sur le pont arriĂšre. — Voulez-vous dire au capitaine que j’ai instamment besoin de le voir ? me demanda-t-il Ă  voix basse, en laissant ses regards errer Ă  l’aventure. — Bien, je vais voir. » La porte de sa cabine grande ouverte, le capitaine Craig au sortir de la salle de bain, Ă©tait en train de brosser ses cheveux Ă©pais et gris de fer avec deux grandes brosses. — M. Almayer me dit qu’il dĂ©sire instamment vous voir, capitaine. » Tout en disant ces mots, je me mis Ă  sourire. Je ne sais pourquoi je souriais, sinon qu’il me semblait absolument impossible de mentionner le nom d’Almayer sans sourire. Ce n’était pas nĂ©cessairement un joyeux sourire. En se retournant vers moi, le capitaine Craig se mit Ă  sourire, lui, plutĂŽt joyeusement. — Le poney lui a Ă©chappĂ©, hein ? — Oui, capitaine. En effet. — OĂč est-il ? — Dieu seul le sait. — Non. Je veux dire Almayer. Faites-le entrer. La cabine du capitaine ouvrant droit sur le pont sous la dunette, je n’eus, de la porte, qu’à faire signe Ă  Almayer qui Ă©tait restĂ©, les yeux Ă  terre, Ă  l’endroit mĂȘme oĂč je l’avais laissĂ©. Il s’avança comme Ă  regret, serra la main du capitaine et demanda la permission de fermer la porte de la cabine. — J’ai une belle histoire Ă  vous raconter », furent les derniers mots que j’entendis. L’amertume de son intonation Ă©tait digne de remarque. Je m’éloignai de la porte, cela va sans dire. Pour le moment je n’avais plus personne de l’équipage Ă  bord seul le charpentier chinois, un sac de toile suspendu au cou et un marteau Ă  la main, parcourait le pont, faisait sauter les cales des panneaux et les mettait consciencieusement dans son sac. N’ayant rien d’autre Ă  faire, je rejoignis nos deux mĂ©caniciens Ă  la porte de la chambre des machines. C’était presque l’heure du petit dĂ©jeuner. — Il s’est levĂ© de bon matin, dites-moi ? remarqua le second mĂ©canicien, et il se mit Ă  sourire d’un air indiffĂ©rent. C’était un homme sobre, pourvu d’une bonne digestion et d’un sens de la vie placide et raisonnable, mĂȘme Ă  jeun. — Oui, dis-je. Il s’est enfermĂ© avec le capitaine. Quelque affaire trĂšs particuliĂšre. — Il va lui dĂ©biter une histoire Ă  n’en plus finir », dĂ©clara le chef mĂ©canicien. Il souriait avec aigreur. Il Ă©tait dyspeptique et souffrait, dĂšs le matin, de tiraillements d’estomac. Le second mĂ©canicien se mit Ă  sourire franchement, d’un sourire qui dessinait deux plis verticaux sur ses joues rasĂ©es. Et je me mis Ă  sourire Ă©galement, mais, Ă  dire vrai, je n’éprouvais aucun amusement. Il n’y avait vraiment rien d’amusant dans cet homme dont, apparemment, nulle part dans l’Archipel on ne pouvait prononcer le nom sans sourire. Ce matin-lĂ , il partagea notre petit dĂ©jeuner silencieusement, ne regardant guĂšre que le fond de sa tasse. Je lui annonçai que mes hommes avaient retrouvĂ© son poney cabriolant dans le brouillard, Ă  deux doigts de la fosse, profonde de huit pieds, oĂč il tenait en rĂ©serve sa provision de gutta. Le couvercle en Ă©tant enlevĂ©, sans que quelqu’un fĂ»t auprĂšs, tout mon Ă©quipage avait bien failli dĂ©gringoler la tĂȘte la premiĂšre dans ce satanĂ© trou. Jurumudi Itam, notre meilleur quartier-maĂźtre, fort habile aux travaux d’aiguille, qui avait la charge de repriser les pavillons du navire et de recoudre nos boutons, avait reçu un mauvais coup Ă  l’épaule. Le remords et la gratitude semblaient Ă©galement Ă©trangers au caractĂšre d’Almayer. Il marmotta — Vous voulez dire ce pirate ? — Quel pirate ? VoilĂ  onze ans que cet homme appartient au navire, m’écriai-je avec indignation. — Il en a l’air », murmura Almayer pour toute excuse. Le soleil avait dissipĂ© le brouillard. D’oĂč nous Ă©tions assis, sous la tente arriĂšre, nous pouvions apercevoir le poney attachĂ© Ă  un pilier de la vĂ©randa devant la maison d’Almayer. Nous restĂąmes assez longtemps silencieux. Tout Ă  coup, Almayer, faisant Ă©videmment allusion Ă  la conversation qu’il avait eue dans la cabine du capitaine, lança anxieusement Ă  travers la table Je ne sais vraiment que faire maintenant. » Le capitaine Craig se contenta de le regarder en relevant les sourcils et se leva de sa chaise. Nous nous dispersĂąmes au grĂ© de nos occupations, mais Almayer, Ă  demi vĂȘtu comme il Ă©tait avec son pantalon de cretonne et son mince gilet de coton, demeura Ă  bord, s’attardant prĂšs de la coupĂ©e comme s’il ne pouvait se dĂ©cider Ă  rentrer chez lui ni Ă  rester avec nous pour tout de bon. Nos boys chinois lui lançaient au passage des regards de cĂŽtĂ©, et Ah Sing, notre jeune maĂźtre d’équipage, le plus beau et le plus sympathique des Chinois, hochait la tĂȘte d’un air entendu derriĂšre le large dos d’Almayer. Au cours de la matinĂ©e, je m’approchai de celui-ci un moment — Eh ! bien, Monsieur Almayer, lui dis-je tranquillement, vous n’avez pas encore lu vos lettres ? » Nous lui avions apportĂ© son courrier et il tenait le paquet de lettres dans sa main depuis le moment oĂč nous Ă©tions sortis de table. Lorsque j’y fis allusion, il y jeta un coup d’Ɠil et, un moment, je crus qu’il allait Ă©carter les doigts et laisser tomber les lettres par-dessus bord. Je crois bien qu’il fut tentĂ© de le faire. Je n’oublierai jamais la vue de cet homme effrayĂ© par ses lettres. — Y a-t-il longtemps que vous avez quittĂ© l’Europe ? me demanda-t-il. — Pas trĂšs longtemps. Pas tout Ă  fait huit mois, lui dis-je. J’ai dĂ©barquĂ© d’un navire Ă  Samarang avec un tour de reins et je suis restĂ© quelques semaines Ă  Singapoor[9]. » Il soupira. — Les affaires sont trĂšs mauvaises ici. — Vraiment ! — Impossibles !
 Vous voyez ces oies ? » De la main qui tenait les lettres, il me montra quelque chose qui avait l’air d’une motte de neige allant et venant au bout de son terrain. Cela disparut derriĂšre des buissons. — Les seules oies de la cĂŽte orientale, dĂ©clara Almayer dans un lĂ©ger murmure oĂč ne paraissait pas la moindre trace de foi, d’espĂ©rance ou d’orgueil. LĂ -dessus, avec la mĂȘme absence d’animation, il m’annonça son intention de choisir une oie grasse et de nous la faire porter Ă  bord dĂšs le lendemain matin. J’avais auparavant entendu parler de ces largesses. Il vous confĂ©rait une oie comme si c’eĂ»t Ă©tĂ© une sorte de dĂ©coration qu’il n’accordait qu’à ses amis Ă©prouvĂ©s. J’avais cru que cette cĂ©rĂ©monie comportait plus de pompe. Le don avait assurĂ©ment une qualitĂ© spĂ©ciale, multiple et rare. Une oie du seul troupeau de la cĂŽte orientale ! Il n’en faisait pas Ă  moitiĂ© assez de cas. Cet homme ne savait vraiment pas tirer parti des circonstances. Je ne m’en confondis pas moins en remerciements. — Voyez-vous, interrompit-il brusquement d’un ton trĂšs particulier, le pire de ce pays c’est qu’on ne peut pas comprendre
 il est impossible de comprendre
 » Sa voix sombrait dans un marmottement languissant
 Et quand on a de trĂšs gros intĂ©rĂȘts
 de trĂšs importants intĂ©rĂȘts
 » Il acheva dans un souffle
 lĂ -haut sur la riviĂšre ». Nous nous regardĂąmes. Je fus surpris de le voir faire le geste de s’en aller et une Ă©trange grimace. — Enfin ! il faut que je parte, s’écria-t-il prĂ©cipitamment. Je suis restĂ© si longtemps ! » Au moment de franchir la coupĂ©e, il s’arrĂȘta pourtant pour me marmotter une invitation Ă  dĂźner chez lui, le soir mĂȘme, avec le capitaine, invitation que j’acceptai. Je ne crois pas que j’aurais pu la refuser. J’aime les gens qui viennent vous parler de l’exercice du libre arbitre tout au moins en fait de questions pratiques ». Libre, vraiment ? En fait de questions pratiques ! Quelle plaisanterie ! Comment aurais-je pu refuser de dĂźner avec cet homme ? Je ne refusai pas, simplement parce que je ne pouvais pas refuser. La curiositĂ©, le dĂ©sir tout naturel d’un changement de cuisine, la civilitĂ© la plus Ă©lĂ©mentaire, les conversations et les sourires des vingt jours prĂ©cĂ©dents, toutes les conditions de mon existence Ă  ce moment et Ă  cet endroit mĂȘme concoururent irrĂ©sistiblement Ă  me faire accepter ; et, pour couronner le tout, il y avait l’ignorance, c’est-Ă -dire l’absence fatale d’une prescience capable de contre-balancer les donnĂ©es impĂ©rieuses de ce problĂšme. Un refus eĂ»t eu quelque chose de pervers et d’insensĂ©. Personne, Ă  moins d’ĂȘtre un hargneux maniaque, n’eĂ»t refusĂ©. Mais si je n’avais pas eu l’occasion d’assez bien connaĂźtre Almayer, il est Ă  peu prĂšs certain qu’on n’eĂ»t jamais imprimĂ© une seule ligne de moi. J’acceptai donc, – et je paie encore aujourd’hui le prix de mon bon sens. Le propriĂ©taire du seul troupeau d’oies de la cĂŽte orientale est responsable de l’existence de quelque vingt volumes. Le nombre des oies qu’il avait contribuĂ© Ă  faire Ă©clore dans des conditions climatĂ©riques adverses Ă©tait considĂ©rablement plus grand que celui de mes livres. Celui-ci ne surpassera jamais le nombre des tĂȘtes de son troupeau, je puis l’affirmer mais telle n’a jamais Ă©tĂ© mon ambition, et quelque angoisse qu’ait pu me valoir mon labeur d’écrivain, je n’ai jamais cessĂ© de penser bienveillamment Ă  Almayer. Je me demande, s’il en avait eu connaissance, quelle eĂ»t Ă©tĂ© son attitude ? C’est ce que l’on ne saura jamais en ce monde. Mais si jamais nous nous rencontrons aux Champs-ÉlysĂ©es, – oĂč je ne puis me le reprĂ©senter qu’escortĂ© Ă  distance par son troupeau d’oies ces oiseaux consacrĂ©s Ă  Jupiter, – et qu’il s’adresse Ă  moi, dans le silence de cette contrĂ©e impassible oĂč ne rĂšgnent ni la lumiĂšre, ni les tĂ©nĂšbres, ni le bruit, ni le silence, et qu’animent incessamment les brumes houleuses de la fourmillante et impalpable multitude des morts, je crois savoir ce que je lui rĂ©pondrai. Je lui dirai, aprĂšs avoir courtoisement prĂȘtĂ© l’oreille Ă  la morne intonation de ses reproches mesurĂ©s, qui ne sauraient certes troubler le moins du monde la solennelle Ă©ternitĂ© de ce silence, je lui dirai Ă  peu prĂšs ceci — Il est vrai, Almayer, que sur terre je me suis servi de votre nom. Mais ce n’est lĂ  qu’un trĂšs petit larcin. Qu’est-ce qu’un nom, ĂŽ Ombre ? Si quelque chose de votre ancienne faiblesse mortelle persiste encore assez en vous pour que vous vous en sentiez affligĂ© car tel Ă©tait le ton de votre voix terrestre, Almayer, alors, je vous en prie, entretenez-vous sans retard avec notre sublime compagnon du Royaume des Ombres, – avec celui qui, au cours de son existence passagĂšre de poĂšte, a cĂ©lĂ©brĂ© et commentĂ© le parfum de la rose[10]. Il vous consolera. Vous m’ĂȘtes apparu dĂ©pouillĂ© de tout prestige par les Ă©tranges sourires des hommes et l’irrespectueux bavardage de tous les trafiquants des Ăźles. Votre nom Ă©tait le bien commun des vents il flottait, tout nu, pour ainsi dire, sur les eaux qui avoisinent l’Équateur. J’ai drapĂ© autour de sa forme sans gloire le manteau royal des Tropiques et j’ai tentĂ© de mettre dans cette voix sourde l’angoisse mĂȘme de la paternitĂ©, – toutes choses que vous ne me demandiez pas, – mais rappelez-vous que c’est Ă  moi qu’échurent tout le labeur et toute la peine. Durant votre vie terrestre, vous m’avez hantĂ©, Almayer. ConsidĂ©rez que c’était lĂ  prendre une bien grande libertĂ©. Puisque vous vous plaigniez toujours d’ĂȘtre perdu pour le monde, vous devez ne pas oublier que si je n’avais pas cru Ă  votre existence au point de vous laisser hanter mon logement de Bessborough gardens vous auriez encore Ă©tĂ© bien plus perdu. Vous m’affirmez que si j’avais pu vous observer avec un plus parfait dĂ©tachement et avec plus de simplicitĂ©, j’aurais mieux dĂ©mĂȘlĂ© ce que renferma de merveilleux, selon vous, votre carriĂšre sur cette petite lueur grosse comme une tĂȘte d’épingle, Ă  peine visible, loin, loin au-dessous de nous, et oĂč sont nos deux tombes. Sans doute ! Mais rĂ©flĂ©chissez, Ombre plaintive, que ce n’a pas Ă©tĂ© autant ma faute que celle de votre accablante infortune. J’ai cru en vous de la seule façon qu’il m’était possible d’y croire. Elle n’était pas digne de vos mĂ©rites ? Soit ! Mais vous fĂ»tes toujours malchanceux, Almayer. Rien n’était jamais tout Ă  fait digne de vous. Et ce qui vous a donnĂ© Ă  mes yeux une si vive rĂ©alitĂ©, c’est prĂ©cisĂ©ment que vous avez soutenu cette hautaine thĂ©orie avec une forte conviction et une admirable constance. » C’est par de telles paroles traduites dans les termes qui conviennent aux Ombres que je m’apprĂȘte Ă  apaiser Almayer aux Champs-ÉlysĂ©ens, puisque le sort a voulu qu’aprĂšs nous ĂȘtre sĂ©parĂ©s voilĂ  bien des annĂ©es, nous ne dussions plus jamais nous revoir en ce monde. V Dans la carriĂšre de l’écrivain le moins littĂ©raire qui fĂ»t jamais, – en ce sens que l’ambition littĂ©raire n’était jamais entrĂ©e dans le champ de son imagination, – la venue au monde de son premier livre est un Ă©vĂ©nement tout Ă  fait inexplicable. Je ne saurais, pour ma part, l’attribuer Ă  aucune cause mentale ou psychologique qu’on puisse prĂ©ciser et dĂ©terminer. Le plus grand de mes dons Ă©tant une facultĂ© consommĂ©e pour ne rien faire, je ne puis mĂȘme pas considĂ©rer que l’ennui ait pu ĂȘtre un stimulant suffisant pour me faire prendre une plume. La plume en tout cas se trouvait lĂ  et il n’y a Ă  cela rien d’étonnant. Il n’est personne qui n’ait chez soi une plume cette arme blanche de notre Ă©poque par ce temps de timbres Ă  deux sous et de cartes postales. C’était d’ailleurs l’époque oĂč, au moyen de cartes-postales et d’une plume, M. Gladstone avait fait la rĂ©putation d’un ou deux romans. Et moi aussi j’avais une plume qui traĂźnait je ne sais oĂč, cette plume qu’emploie rarement et que prend Ă  regret un marin Ă  terre, la plume que rouille l’encre sĂ©chĂ©e des tentatives abandonnĂ©es, des rĂ©ponses diffĂ©rĂ©es au-delĂ  des bornes de la dĂ©cence, des lettres commencĂ©es avec une extrĂȘme rĂ©pugnance et soudainement remises au lendemain, ou mĂȘme Ă  la semaine suivante. La plume dont on n’a cure, qu’on jette de cĂŽtĂ© Ă  la moindre occasion et que sous le coup de quelque cruelle nĂ©cessitĂ© on se met Ă  chercher sans enthousiasme, sans conviction et en grommelant OĂč diable cette satanĂ©e chose a-t-elle bien pu se fourrer ? » Oui, oĂč cela ? Elle peut bien ĂȘtre restĂ©e derriĂšre le canapĂ© depuis un jour ou deux. La fille anĂ©mique de ma propriĂ©taire comme aurait dit Ollendorff, quoiqu’elle fĂ»t assez soignĂ©e, avait une façon seigneuriale et nonchalante de remplir ses devoirs domestiques. Il se pourrait mĂȘme que cette plume fĂ»t restĂ©e dĂ©licatement fichĂ©e dans le pied de la table, et, une fois retirĂ©e de lĂ , montrĂąt un bec bĂ©ant, inutilisable, capable de dĂ©courager un homme douĂ© d’instincts littĂ©raires. Mais pas moi ! Cela ne fait rien ! Cela ira ! » Ô jours dĂ©pourvus d’artifice ! Si jamais l’on m’eĂ»t dit qu’un entourage dĂ©vouĂ©, et pĂ©nĂ©trĂ© d’une idĂ©e quelque peu excessive de mes talents et de mon importance, se verrait plongĂ© dans la terreur et la stupĂ©faction par les embarras que je ferais au simple soupçon qu’on eĂ»t pu toucher Ă  ma sacro-sainte plume d’auteur, je n’eusse pas mĂȘme daignĂ© esquisser un sourire d’incrĂ©dule mĂ©pris. Il y a des idĂ©es trop invraisemblables pour qu’on s’y arrĂȘte, trop folles pour qu’on les admette, trop absurdes pour qu’on en sourie. Si ce prophĂšte de mon avenir eĂ»t Ă©tĂ© un de mes amis, peut-ĂȘtre m’en serais-je secrĂštement attristĂ©. HĂ©las, aurais-je pensĂ©, tout en le considĂ©rant avec un visage immuable, voilĂ  que ce pauvre garçon devient fou ! » J’en aurais Ă©tĂ© assurĂ©ment attristĂ© car en ce monde oĂč les journalistes lisent les signes du ciel, et oĂč le vent des cieux lui-mĂȘme, qui souffle oĂč il veut, le fait sous la direction prophĂ©tique du Bureau MĂ©tĂ©orologique, mais oĂč le secret des cƓurs humains ne cĂšde ni Ă  la curiositĂ© ni Ă  la priĂšre, que le plus raisonnable de mes amis vĂźnt Ă  nourrir le germe d’une folie naissante Ă©tait infiniment plus probable que de me voir devenir romancier. ConsidĂ©rer avec Ă©tonnement les transformations de son moi est une attachante occupation pour les moments d’oisivetĂ©. Le champ est si vaste, les surprises si diverses, le sujet si riche d’indications, sans profit mais singuliĂšres, sur le travail des forces invisibles, qu’on ne s’en lasse pas facilement. Je ne parle pas ici de ces mĂ©galomanes qui ne se reposent qu’à regret sous la couronne de leur orgueil sans bornes, de ceux-lĂ  qui, Ă  vrai dire, ne se reposent jamais en ce monde et, quand ils n’y sont plus, continuent Ă  s’agiter et s’irriter contre l’exiguĂŻtĂ© de cette derniĂšre demeure oĂč nous devons tous reposer dans une obscure Ă©galitĂ©. Je ne pense pas davantage Ă  ces esprits ambitieux qui, toujours possĂ©dĂ©s d’un dĂ©sir d’agrandissement, n’ont jamais le loisir de jeter sur eux-mĂȘmes un regard dĂ©tachĂ©. On ne saurait trop les plaindre. Ces deux sortes de gens, – sans compter le nombre plus grand encore de ceux qui sont totalement dĂ©pourvus d’imagination, de ces ĂȘtres infortunĂ©s au regard vide et aveugle desquels comme l’a dit un grand Ă©crivain français le monde entier se dissipe en nĂ©ant, – ignorent peut-ĂȘtre notre vĂ©ritable tĂąche Ă  nous autres hommes, dont la vie est si courte sur la terre, ce refuge d’opinions contradictoires. Une vue morale de l’univers nous jette en fin de compte dans de si cruelles et de si absurdes contradictions, oĂč les derniers vestiges de la foi, de l’espĂ©rance, de la charitĂ©, et jusqu’à ceux de la raison mĂȘme, semblent prĂšs de pĂ©rir, que j’en suis arrivĂ© Ă  soupçonner que le but de la crĂ©ation n’est peut-ĂȘtre point du tout moral. Je croirais volontiers que son objet est simplement d’ĂȘtre un pur spectacle un spectacle pour la crainte, l’amour, l’adoration ou la haine, si vous voulez, mais, Ă  ce point de vue au moins, jamais pour le dĂ©sespoir ! Ces visions, dĂ©licieuses ou poignantes, sont une fin morale en soi. Le reste est notre affaire, – le rire, les larmes, la tendresse, l’indignation, la sĂ©rĂ©nitĂ© d’un cƓur cuirassĂ©, la curiositĂ© dĂ©tachĂ©e d’un esprit subtil, – c’est notre affaire ! Et cette infatigable attention qui s’oublie soi-mĂȘme et s’attache Ă  toutes les phases d’un univers vivant rĂ©flĂ©chi dans notre conscience, est peut-ĂȘtre notre vĂ©ritable tĂąche sur la terre. Une tĂąche oĂč le destin n’a peut-ĂȘtre rien engagĂ© de nous que notre conscience, une conscience douĂ©e d’une voix afin d’apporter un tĂ©moignage vĂ©ridique au prodige visible, Ă  l’obsĂ©dante terreur, Ă  l’infinie passion et Ă  la sĂ©rĂ©nitĂ© sans limites, Ă  la suprĂȘme loi et Ă  l’immuable mystĂšre du sublime spectacle. Chi lo sĂ  ? Peut-ĂȘtre bien. Une telle opinion s’accorde du moins avec toutes les religions sauf avec cette croyance Ă  rebours de l’impiĂ©tĂ© elle ne s’accommode ni du masque ni du manteau du dĂ©sespoir aride elle s’accorde avec toutes les joies et toutes les tristesses, tous les beaux rĂȘves, tous les charitables espoirs. Le but essentiel est de rester fidĂšle aux Ă©motions nĂ©es de cet abĂźme qu’encercle le firmament des Ă©toiles dont le nombre infini et les terrifiantes distances peuvent nous faire sourire ou nous tirer des larmes Était-ce le Morse ou le Charpentier, dans le poĂšme, qui pleura Ă  la vue de tant de sables ? », ou mĂȘme, Ă  un cƓur convenablement cuirassĂ©, ne laisser aucune impression. Cette citation d’un excellent poĂšme qui m’est accidentellement venue Ă  l’esprit[11] m’amĂšne Ă  remarquer que dans un univers conçu comme un pur spectacle et oĂč toute espĂšce d’inspiration a une existence rationnelle, les artistes de tout genre trouvent tout naturellement leur place et au premier rang, le poĂšte, ce voyant par excellence. Et le prosateur lui-mĂȘme, qui pour remplir sa moins noble et plus pĂ©nible tĂąche doit ĂȘtre un homme au cƓur cuirassĂ©, a droit aussi Ă  une place, pourvu qu’il sache regarder avec des yeux clairs et se garder de rire ; pleure ou rie qui voudra. Oui ! MĂȘme celui qui transcrit en prose une fiction qui, aprĂšs tout, n’est que la vĂ©ritĂ© souvent arrachĂ©e de son puits et revĂȘtue de cette robe peinte des phrases imagĂ©es, – mĂȘme lui, il y a sa place parmi les rois, les dĂ©magogues, les prĂȘtres, les charlatans, les ducs, les girafes, les ministres, les socialistes, les maçons, les apĂŽtres, les fourmis, les scientistes, les kaffirs, les soldats, les marins, les Ă©lĂ©phants, les hommes de loi, les dandys, les microbes et les constellations d’un univers dont l’étonnant spectacle est une fin morale en soi. Je vois d’ici le lecteur soit dit sans l’offenser prendre une expression subtile comme si j’avais vendu la mĂšche. Avec la hardiesse du romancier, j’observe mon lecteur qui formule dans son esprit l’exclamation Ça y est ! notre homme parle pro domo ». À vrai dire ce n’était pas mon intention ! Je n’avais pas vu tout d’abord qu’il y eĂ»t une mĂšche Ă  vendre. Mais aprĂšs tout, pourquoi pas ? Les imposantes cours du Palais de l’Art sont encombrĂ©es d’humbles vassaux. Et il n’est vassal si dĂ©vouĂ© que celui Ă  qui l’on permet de rester sur le seuil. Ceux qui sont Ă  l’intĂ©rieur sont trop portĂ©s Ă  s’en croire. Cette remarque, je tiens Ă  l’affirmer, ne renferme aucune malice, au sens diffamatoire du mot. Ce n’est que le juste commentaire d’une question d’intĂ©rĂȘt public. Mais n’importe ? Pro domo. Soit. Pour sa maison, tant que vous voudrez. Et pourtant, Ă  vrai dire, je ne songeais nullement Ă  justifier mon existence. C’eĂ»t Ă©tĂ© non seulement inutile et absurde, mais presque inconcevable dans un univers purement contemplatif oĂč ne peut se prĂ©senter une aussi fĂącheuse nĂ©cessitĂ©. Il me suffit de dire et je le dis tout au long dans ces pages J’ai vĂ©cu. J’ai existĂ©, obscurĂ©ment parmi les merveilles et les terreurs de mon temps, comme l’abbĂ© SieyĂšs, qui le premier prononça cette parole, avait rĂ©ussi Ă  exister au milieu des violences, des crimes et des enthousiasmes de la RĂ©volution française. J’ai vĂ©cu, comme la plupart d’entre nous, je suppose, rĂ©ussissent Ă  le faire, n’échappant sans cesse que de l’épaisseur d’un cheveu Ă  diverses formes de destruction sauvant mon corps, c’est Ă©vident, et peut-ĂȘtre mon Ăąme aussi, mais non sans endommager, par-ci par-lĂ , la bordure de ma conscience, ce patrimoine des Ăąges, de la race, du groupe, de la famille, que façonnent les mots, les regards, les actes, et mĂȘme les silences et les abstentions qui entourent notre jeunesse que colorent de toute une gamme de nuances dĂ©licates et de couleurs crues les traditions, les croyances ou les prĂ©jugĂ©s, – patrimoine inexplicable, despotique, persuasif et souvent, dans sa contexture mĂȘme, romanesque. Et souvent romanesque !
 Il ne faut pourtant pas que ces souvenirs dĂ©gĂ©nĂšrent en confessions, cette forme d’activitĂ© littĂ©raire que Jean-Jacques Rousseau a discrĂ©ditĂ©e par l’extrĂȘme application qu’il a mise Ă  justifier son existence il est visible et Ă©vident au regard mĂȘme le moins prĂ©venu que tel Ă©tait bien son dessein. Mais, voyez-vous, ce n’était pas un Ă©crivain d’imagination. C’était un moraliste naĂŻf, comme le dĂ©montre clairement la cĂ©lĂ©bration tapageuse de ses anniversaires par les hĂ©ritiers de cette RĂ©volution française qui ne fut en aucune façon un mouvement politique, mais une explosion de moralitĂ©. Il n’avait aucune imagination, la simple lecture de l’Émile le prouve. Ce n’était pas un romancier, car la premiĂšre vertu d’un romancier c’est la comprĂ©hension exacte des limites tracĂ©es par la rĂ©alitĂ© de son Ă©poque au libre jeu de son invention. L’inspiration vient de la terre, qui a un passĂ©, une histoire, un avenir, non du ciel froid et immuable. Un romancier plus mĂȘme que tout autre artiste se montre Ă  jour dans ses Ɠuvres. Sa conscience, son sens profond des choses, lĂ©gitimes ou illĂ©gitimes, lui imposent son attitude en face du monde. En vĂ©ritĂ©, celui qui met la plume sur le papier pour se faire lire par des inconnus Ă  moins d’ĂȘtre un de ces moralistes qui, en gĂ©nĂ©ral, n’ont d’autre conscience que celle qu’ils s’efforcent de dĂ©couvrir Ă  l’usage des autres ne peut parler de rien d’autre que de soi. C’est M. Anatole France, le plus Ă©loquent et le plus juste des prosateurs français qui a dit qu’il nous faut bien reconnaĂźtre en fin de compte que nous parlons de nous-mĂȘme chaque fois que nous n’avons pas la force de nous taire ». Cette remarque, si je m’en souviens bien, fut faite au cours d’une controverse avec Ferdinand BrunetiĂšre touchant les principes et les rĂšgles de la critique littĂ©raire[12]. Comme on pouvait s’y attendre de la part d’un homme auquel l’on doit cette mĂ©morable parole Le bon critique est celui qui raconte les aventures de son Ăąme au milieu des chefs-d’Ɠuvre », M. Anatole France maintenait qu’il n’y avait ni rĂšgles ni principes. Cela se peut fort bien. RĂšgles, principes ou modĂšles, meurent et disparaissent tous les jours. Peut-ĂȘtre sont-ils tous morts, ont-ils tous disparu, Ă  l’heure qu’il est. L’époque oĂč nous vivons est, s’il en fĂ»t jamais, une Ă©poque audacieuse et libre oĂč l’on s’emploie Ă  dĂ©truire des bornes tandis que d’ingĂ©nieux esprits s’efforcent d’en inventer de nouvelles qui, – il est consolant de le croire, – seront aussitĂŽt remises aux anciennes places. Mais ce qui importe Ă  un Ă©crivain, c’est d’ĂȘtre assurĂ© dans son for intĂ©rieur de l’immortalitĂ© de la critique littĂ©raire, car l’homme dont on a donnĂ© des dĂ©finitions si diverses est, avant tout, un animal critique. Et tant qu’il se rencontrera des natures distinguĂ©es pour y apporter quelque esprit d’aventure, la critique littĂ©raire conservera pour nous tout le charme et la sagesse d’une aventure personnelle agrĂ©ablement racontĂ©e. Plus encore pour les Anglais que pour toutes les autres races de la terre, une tĂąche, quelle qu’elle soit, qu’on entreprend dans un esprit d’aventure, acquiert le mĂ©rite du romanesque. Mais les critiques, en rĂšgle gĂ©nĂ©rale, ne montrent que bien peu d’esprit d’aventure. Ils s’exposent Ă  des risques, cela va sans dire, on ne peut guĂšre vivre sans cela. Notre pain quotidien si parcimonieusement que ce soit nous est donnĂ© avec une pincĂ©e de sel. Autrement nous nous lasserions vite du rĂ©gime qui fait l’objet de nos priĂšres, et ce serait non seulement malsĂ©ant, mais impie. De cette sorte d’impiĂ©tĂ© ou de toute autre, que Dieu nous garde ! Un certain idĂ©al de rĂ©serve, nĂ© du sentiment des convenances, de la timiditĂ©, d’un esprit de prudence ou simplement de la lassitude, induit, je crois, certains critiques Ă  dissimuler le cĂŽtĂ© aventureux de leur vocation, et la critique ne devient plus qu’un simple compte-rendu » comme s’il s’agissait d’une relation de voyage oĂč ne figureraient que les distances et la gĂ©ologie d’un pays nouveau les animaux singuliers entrevus, les dangers de la terre et de l’eau, les pĂ©rils auxquels on manque de succomber, et les souffrances du voyageur ah ! les souffrances aussi je ne mets aucunement en doute les souffrances Ă©tant soigneusement laissĂ©es de cĂŽtĂ© ni endroit ombreux, ni arbre fruitier n’y Ă©tant non plus mentionnĂ©, si bien que le tout ne vous a l’air que de la simple dĂ©monstration de l’agilitĂ© d’une plume qui court Ă  travers un dĂ©sert. Cruel spectacle, – dĂ©plorable aventure. La vie », selon la parole d’un immortel penseur d’origine bucolique, si j’ose ainsi dire, mais dont le nom pĂ©rissable est Ă  jamais perdu pour la vĂ©nĂ©ration de la postĂ©ritĂ©, La vie n’est pas rien que biĂšre et jeux de quilles ». Écrire des romans non plus. Non vraiment. Je vous en donne ma parole d’honneur. Pas rien que cela. Si je l’affirme avec tant d’assurance, c’est qu’il y a quelques annĂ©es de cela, je m’en souviens, la fille d’un gĂ©nĂ©ral
 Les ermites dans leurs cellules, les moines cloĂźtrĂ©s du Moyen-Âge, les sages solitaires, les hommes de science, les rĂ©formateurs, ont dĂ» avoir parfois de soudaines rĂ©vĂ©lations du monde profane rĂ©vĂ©lations du jugement superficiel du monde, qui vient heurter des Ăąmes absorbĂ©es dans leur tĂąche amĂšre, pour la cause de la saintetĂ©, de la science, de la tempĂ©rance, disons mĂȘme de l’art, ne serait-ce que l’art de faire des plaisanteries ou celui de jouer de la flĂ»te. C’est ainsi que je vis survenir cette fille de gĂ©nĂ©ral, – je devrais plutĂŽt dire l’une des filles du gĂ©nĂ©ral. Elles Ă©taient trois, non mariĂ©es, d’ñges agrĂ©ablement Ă©chelonnĂ©s, qui occupaient une ferme du voisinage, une occupation en commun et d’un caractĂšre plus ou moins militaire. L’aĂźnĂ©e combattait la dĂ©cadence des maniĂšres chez les enfants du village, et exĂ©cutait des attaques de front contre les mĂšres dudit village pour assurer le triomphe des rĂ©vĂ©rences. Cela peut paraĂźtre futile, mais c’était vraiment une guerre pour une idĂ©e. La seconde se livrait Ă  des escarmouches et battait tout le pays et ce fut celle-lĂ  qui poussa une reconnaissance droit jusqu’à ma propre table de travail. C’était celle qui portait des faux-cols droits. À vrai dire, elle Ă©tait venue rendre visite Ă  ma femme dans une intention fort amicale, mais avec l’assurance martiale qui lui Ă©tait habituelle. Elle pĂ©nĂ©tra dans mon cabinet de travail en brandissant sa canne
 Non, tout de mĂȘme, il ne faut pas que j’exagĂšre. Ce n’est pas mon genre. Je ne suis pas un Ă©crivain humoriste. Mais pour ĂȘtre vĂ©ridique, ce dont je suis sĂ»r, c’est qu’elle avait une canne Ă  brandir. Ni mur ni fossĂ© n’entourait ma demeure. La fenĂȘtre Ă©tait ouverte ; la porte Ă©tait ouverte aussi Ă  la meilleure amie de mon travail, la chaleur, au paisible soleil rayonnant sur la campagne qui s’étendait autour de moi, infiniment secourable. Mais Ă  vrai dire, je n’avais pas su, depuis des semaines, si le soleil brillait sur la terre, et si, lĂ -haut, les Ă©toiles suivaient encore leur cours accoutumĂ©. Je consacrais alors mes jours aux derniers chapitres de mon roman Nostromo, ce rĂ©cit d’un littoral imaginaire, mais vrai rĂ©cit que l’on mentionne encore de temps Ă  autre, et Ă  la vĂ©ritĂ© avec bienveillance, en y accolant parfois le mot Ă©chec », et parfois le mot Ă©tonnant ». Je n’ai pas d’opinion sur cette contradiction. C’est lĂ  une de ces divergences qu’il est impossible de rĂ©duire jamais. Tout ce que je sais, c’est que pendant vingt mois, nĂ©gligeant les joies communes de la vie, qui sont la part des plus humbles d’entre nous sur cette terre, j’avais, comme le prophĂšte de jadis, luttĂ© avec le Seigneur » pour conquĂ©rir ma crĂ©ation, les pointes de la cĂŽte, les tĂ©nĂšbres du Golfe Placide, la lumiĂšre, sur les neiges, les nuages au ciel et le souffle de vie qu’il fallait communiquer Ă  ces personnages d’hommes et de femmes, de Latins et d’Anglo-Saxons, de Juifs et de Gentils. Peut-ĂȘtre trouvera-t-on ces termes un peu forts, mais il est difficile de caractĂ©riser autrement la profondeur et la tension d’un effort crĂ©ateur oĂč l’esprit, la volontĂ© et la conscience sont complĂštement engagĂ©s, heure aprĂšs heure, jour aprĂšs jour, loin du monde, et Ă  l’exclusion de tout ce qui rend la vie rĂ©ellement aimable et douce, – quelque chose dont on ne saurait trouver l’équivalent matĂ©riel que dans la sombre et infinie dĂ©tresse d’un passage du Cap Horn vers l’Ouest, en hiver. Car cela aussi, c’est la lutte des hommes avec la puissance du CrĂ©ateur, dans un grand isolement, sans aucune des douceurs ou des consolations de la vie, un combat solitaire que colore le sentiment d’une inĂ©galitĂ© misĂ©rable, sans l’espoir d’aucune rĂ©compense Ă©quitable, pour le simple gain d’une longitude. Encore une certaine longitude, une fois atteinte, on ne peut plus vous la disputer. Le soleil et les Ă©toiles et la forme de votre terre sont les tĂ©moins de votre gain tandis qu’une poignĂ©e de pages, si vĂŽtres qu’elles puissent ĂȘtre, ne sont, en fin de compte qu’un obscur et discutable butin. C’est pourquoi Ă©chec », Ă©tonnant », faites votre choix les deux peut-ĂȘtre, ou aucun des deux, – rien que le frĂ©missement de feuilles de papier qui vont disparaĂźtre dans la nuit, indistinctes, comme les flocons de neige d’une grande tourmente destinĂ©s Ă  fondre au loin sous les rayons du soleil. — Comment allez-vous ? » C’était le salut de la fille du gĂ©nĂ©ral. Je n’avais rien entendu, ni frou-frou, ni bruit de pas. J’avais eu seulement, un moment auparavant, une sorte d’avertissement du danger, j’avais eu le pressentiment d’une prĂ©sence fĂącheuse, – ce signe prĂ©curseur, rien de plus ; puis, parvinrent Ă  mon oreille le son de cette voix et comme le choc d’une terrible chute faite d’une grande hauteur, – une chute, par exemple, du haut des nuages qui flottaient comme une gracieuse procession au-dessus de la campagne, dans la lĂ©gĂšre brise d’Ouest de cet aprĂšs-midi de juillet. J’eus vite fait de me ressaisir, cela va de soi ; autrement dit, je sautai de ma chaise, Ă©tourdi et hĂ©bĂ©tĂ©, les nerfs tout frĂ©missants de la souffrance de me sentir dĂ©racinĂ© d’un monde et brusquement jetĂ© dans un autre, – au reste, je fis montre de la plus parfaite civilitĂ©. — Tiens ! Comment allez-vous ? Ne voulez-vous pas vous asseoir ? » Telles furent mes paroles. Ce souvenir horrible, mais, je vous assure, parfaitement vrai, vous en dira plus que ne le ferait tout un volume de confessions Ă  la Jean-Jacques Rousseau. Remarquez bien que je ne me mis ni Ă  m’emporter contre elle, ni Ă  renverser les meubles ni Ă  me jeter par terre en trĂ©pignant, ni Ă  laisser voir de quelque autre façon que ce fĂ»t l’épouvantable Ă©tendue du dĂ©sastre. Tout Costaguana le pays, vous vous en souvenez peut-ĂȘtre, oĂč se passe mon rĂ©cit, hommes, femmes, caps, maisons, montagnes, ville, campo il n’y avait pas une seule brique, pierre ou grain de sable de son sol que je n’eus placĂ© de mes propres mains, toute l’histoire, la gĂ©ographie, la politique, les finances, les richesses de la mine d’argent de Charles Gould et la splendeur du magnifique Capataz de Cargadores, dont le nom, poussĂ© comme un cri dans la nuit, – le docteur Monygham l’entendit passer au-dessus de sa tĂȘte dans la voix de Linda Viola, – dominait encore, mĂȘme aprĂšs sa mort, le sombre golfe qui recĂ©lait ses conquĂȘtes de fortune et d’amour, tout cela s’était effondrĂ© avec un effroyable craquement qui emplissait mes oreilles. Je sentais que je ne pourrais jamais en ramasser les morceaux, et c’est Ă  ce moment mĂȘme que je me pris Ă  dire Ne voulez-vous pas vous asseoir ? » La mer est une mĂ©decine violente. Voyez plutĂŽt ce que peut faire l’école de la mer, fĂ»t-ce sur un navire marchand ! Cet Ă©pisode vous montrera sous un nouveau jour les marins anglais et Ă©cossais gens trĂšs caricaturĂ©s qui ont mis la derniĂšre main Ă  la formation de mon caractĂšre. On n’est rien si l’on n’est modeste, mais dans ce dĂ©sastre je crois avoir fait honneur Ă  leur simple enseignement. Ne voulez-vous pas vous asseoir ? » C’est assez bien hein ? trĂšs bien mĂȘme. Elle s’assit. Son regard amusĂ© parcourut la piĂšce. Des pages du manuscrit traĂźnaient sur la table et sous la table ; il y avait sur une chaise des feuilles recopiĂ©es Ă  la machine, des feuilles dĂ©tachĂ©es avaient voltigĂ© jusqu’à l’extrĂ©mitĂ© de la piĂšce il y avait lĂ  des pages vivantes, des pages raturĂ©es et balafrĂ©es, des pages mortes qu’on brĂ»lerait Ă  la fin de la journĂ©e, dĂ©sordre d’un cruel champ de bataille, d’un long, long et dĂ©sespĂ©rĂ© combat. Long ! Je suppose que je m’étais mis au lit quelquefois et que j’avais dĂ» me lever le mĂȘme nombre de fois. Oui, je suppose que j’avais dormi, et que j’avais mangĂ© la nourriture que l’on mettait devant moi et que j’avais causĂ© sans incohĂ©rence avec mon entourage lorsqu’il l’avait fallu. Mais je n’avais jamais eu conscience du cours mĂȘme de la vie quotidienne, que rendait pour moi facile et paisible une affection silencieuse, attentive, infatigable. Il me semblait, en vĂ©ritĂ©, ĂȘtre restĂ© assis Ă  cette table, dans le dĂ©sordre d’un combat dĂ©sespĂ©rĂ©, pendant des jours et des nuits sans fin. Cette impression venait de la fatigue intense dont cette interruption m’avait donnĂ© conscience, – terrible dĂ©senchantement d’un esprit qui comprend soudain la futilitĂ© d’une Ă©norme tĂąche, joint Ă  une fatigue telle qu’aucun travail physique n’en pourrait donner une idĂ©e. J’ai portĂ© des sacs de blĂ© sur mon dos, presque pliĂ© en deux sous les poutres d’un pont de navire, de six heures du matin Ă  six heures du soir avec un repos d’une heure et demie pour manger ainsi je peux savoir Ă  quoi m’en tenir. Et j’aime les Lettres. Je suis jaloux de leur honneur et intĂ©ressĂ© Ă  la dignitĂ© et Ă  la beautĂ© de leur service. J’étais, plus que probablement, le seul Ă©crivain que cette jeune dame eĂ»t jamais surpris dans l’exercice de son labeur, et j’étais au dĂ©sespoir de ne pouvoir me rappeler ni quand, ni comment je m’étais pour la derniĂšre fois habillĂ©. Nul doute que l’essentiel y Ă©tait. Il y avait heureusement dans la maison une paire d’yeux gris-bleus qui y veillait. Mais je me sentais en quelque sorte aussi sale qu’un lepero Gostaguana, aprĂšs une journĂ©e de combat dans les rues, tout chiffonnĂ© et Ă©chevelĂ© de la tĂȘte aux pieds. Et je crois bien que je clignais des yeux d’un air stupide. Tout cela Ă©tait fĂącheux pour l’honneur des Lettres et la dignitĂ© de leur service. ConfusĂ©ment, Ă  travers la poussiĂšre de mon univers en ruines, je voyais la jeune femme regarder tout autour de la piĂšce avec une sĂ©rĂ©nitĂ© quelque peu amusĂ©e. Et elle souriait. De quoi diable souriait-elle ? Elle dĂ©clara nĂ©gligemment — Je crains de vous avoir interrompu. — Pas du tout. » Elle accepta ma dĂ©nĂ©gation en toute bonne foi. Et c’était strictement vrai. Interrompu, en vĂ©ritĂ© ! Elle m’avait dĂ©robĂ© au moins vingt existences, chacune infiniment plus poignante et rĂ©elle que la sienne, parce qu’elles Ă©taient nourries de passion, pĂ©nĂ©trĂ©es de convictions, engagĂ©es dans de grandes affaires nĂ©es de ma propre substance pour une fin anxieusement mĂ©ditĂ©e. Elle demeura un moment silencieuse, puis jetant un dernier regard circulaire sur le dĂ©sordre de ce combat, elle me dit — Et vous restez comme cela Ă  Ă©crire votre
, votre
 — Je
 quoi ? Ah ! Oui, je reste ici toute la journĂ©e. — Ce doit ĂȘtre tout Ă  fait dĂ©licieux. Je suppose que, n’étant plus trĂšs jeune, j’aurais pu en avoir une attaque ; mais elle avait laissĂ© son chien prĂšs de la porte d’entrĂ©e, et le chien de mon petit garçon, qui parcourait le champ devant la maison, l’avait aperçu de loin. Il se prĂ©cipita sur lui comme un boulet de canon, et le bruit du combat qui Ă©clata soudain Ă  nos oreilles fut plus qu’il n’en fallait pour Ă©loigner tout risque d’apoplexie. Nous nous prĂ©cipitĂąmes au dehors et nous sĂ©parĂąmes ces deux vaillants animaux. AprĂšs quoi, j’indiquai Ă  cette jeune fille oĂč elle retrouverait ma femme, juste aprĂšs le tournant, sous les arbres. Elle fit un signe de tĂȘte et s’éloigna avec son chien, me laissant atterrĂ© devant la mort et la dĂ©vastation dont elle s’était si lĂ©gĂšrement rendue coupable et tandis que le son terriblement rĂ©vĂ©lateur du mot dĂ©licieux » rĂ©sonnait encore Ă  mon oreille. Je ne l’en accompagnai pas moins, plus tard, jusqu’à la barriĂšre. Il me fallait bien ĂȘtre poli vingt existences dans un simple roman sont-elles une raison suffisante pour ĂȘtre impoli envers une dame ? mais surtout pour adopter l’excellent style de la MĂ©thode Ollendorff, parce que je ne tenais pas Ă  voir le chien de la fille du gĂ©nĂ©ral combattre encore again avec le fidĂšle chien de mon petit garçon my infant son. Craignais-je que le chien de la fille du gĂ©nĂ©ral pĂ»t vaincre overcome, le chien de mon enfant ? Non je ne craignais pas
 Mais trĂȘve de MĂ©thode Ollendorff. Encore que fort bien appropriĂ©e et mĂȘme inĂ©vitable quand il s’agit de cette dame, elle ne convient aucunement Ă  l’origine, au caractĂšre et Ă  l’histoire du chien ; car ce chien avait Ă©tĂ© donnĂ© Ă  mon petit garçon par un homme pour qui les mots avaient une tout autre valeur que dans la MĂ©thode Ollendorff, un homme dont le gĂ©nie indisciplinĂ© montrait dans ses mouvements impulsifs la nature d’un enfant le plus sincĂšre des Ă©crivains impressionnistes et dont les admirables dons de sentiments directs et d’expression juste s’exprimĂšrent avec une belle sincĂ©ritĂ© et une conviction forte, sinon peut-ĂȘtre parfaitement consciente
 Son art n’a pas obtenu, je le crains, tout le crĂ©dit que sa fraĂźche inspiration mĂ©ritait. Je fais allusion ici au regrettĂ© Stephen Crane, l’auteur de The Red Badge of Courage, un ouvrage d’imagination qui eut son heure de cĂ©lĂ©britĂ© Ă  la fin du siĂšcle dernier. Ce livre fut suivi de quelques autres, peu nombreux. Il n’eut pas le temps d’en Ă©crire beaucoup. Il avait un talent personnel et complet, qui ne rencontra en gĂ©nĂ©ral qu’un accueil envieux et quelque peu dĂ©daigneux. En ce qui le concerne, on ne sait si l’on doit regretter sa mort prĂ©maturĂ©e. Comme un des hommes de l’équipage de son Open Boat, on sentait qu’il Ă©tait de ceux Ă  qui le destin permet rarement de faire un heureux atterrissage, aprĂšs bien des labeurs et beaucoup d’amertume. J’avoue que je conserve une immuable affection pour cette figure Ă©nergique, mince, fragile, intensĂ©ment vivante et Ă©phĂ©mĂšre. Il avait eu de l’amitiĂ© pour moi, mĂȘme avant notre rencontre, Ă  cause de la vigueur d’une ou deux pages de mon Ɠuvre, et aprĂšs que nous nous fĂ»mes rencontrĂ©s, il m’est doux de penser qu’il eut encore de l’amitiĂ© pour moi. Il m’avait dĂ©clarĂ© Ă  plusieurs reprises avec le plus grand sĂ©rieux et mĂȘme avec quelque sĂ©vĂ©ritĂ© qu’ un garçon doit avoir un chien ». Je soupçonne qu’il Ă©tait choquĂ© de me voir nĂ©gliger sur ce point mes devoirs paternels. Toujours est-il qu’en fin de compte ce fut lui qui procura le chien. Quelque temps aprĂšs, un jour qu’il venait de rester Ă  jouer avec l’enfant pendant prĂšs d’une heure, il releva la tĂȘte et dĂ©clara avec fermetĂ© J’enseignerai Ă  votre fils Ă  monter Ă  cheval. » Cela ne devait pas ĂȘtre le sort ne lui en laissa pas le temps. Mais le chien est lĂ  un vieux chien maintenant. Large et bas sur ses pattes torses, avec une tĂȘte noire sur un corps blanc et une ridicule tache noire Ă  son autre extrĂ©mitĂ©, il provoque, au cours de ses promenades, des sourires qui ne sont pas absolument malveillants. D’aspect Ă  la fois grotesque et attrayant, il est d’humeur habituellement dĂ©bonnaire, mais son tempĂ©rament se rĂ©vĂšle soudainement combattif en prĂ©sence d’individus de son espĂšce. Quand il est couchĂ© prĂšs du feu, la tĂȘte droite et le regard fixĂ© vers les ombres de la piĂšce, il atteint Ă  une noblesse d’attitude frappante dans la calme conscience d’une vie sans tache. Il a contribuĂ© Ă  Ă©lever un bĂ©bĂ© et maintenant, aprĂšs avoir vu partir pour l’école l’enfant commis Ă  sa charge, il en Ă©lĂšve un autre avec le mĂȘme dĂ©vouement consciencieux, mais avec une plus lente gravitĂ© d’allure, indice d’une plus grande sagesse et d’une plus mĂ»re expĂ©rience, mais indice aussi, je le crains bien, de rhumatismes. Depuis le bain du matin jusqu’au cĂ©rĂ©monial du berceau le soir, tu assistes, mon vieil ami, le petit ĂȘtre Ă  deux jambes que tu as adoptĂ©, et dans l’exercice de tes fonctions toute la maisonnĂ©e te traite avec tous les Ă©gards possibles, avec une infinie considĂ©ration, – aussi bien que lorsqu’il s’agit de moi, seulement tu le mĂ©rites davantage. La fille du gĂ©nĂ©ral te dirait que ce doit ĂȘtre tout Ă  fait dĂ©licieux ». Ah ! mon pauvre chien ! Elle ne t’a jamais entendu hurler de douleur c’est cette pauvre oreille gauche ! tandis qu’au prix d’une incroyable contrainte tu conserves une immobilitĂ© rigide de peur de renverser la petite crĂ©ature Ă  deux jambes. Elle n’a jamais vu ton sourire rĂ©signĂ© lorsque ce mĂȘme petit ĂȘtre Ă  qui l’on demande sĂ©vĂšrement Qu’est-ce que tu fais encore Ă  ce pauvre chien ? » rĂ©pond, avec un grand et innocent regard Rien. Je l’aime seulement, Maman chĂ©rie ! » La fille du gĂ©nĂ©ral ignore les conditions secrĂštes des tĂąches qu’on s’impose Ă  soi-mĂȘme, mon bon chien, la souffrance que renferme la rĂ©compense mĂȘme d’une ferme contrainte. Mais nous avons vĂ©cu ensemble bien des annĂ©es, nous avons vieilli aussi ; et, quoique notre tĂąche ne soit pas encore terminĂ©e, nous pouvons nous permettre de temps Ă  autre de rĂȘver un peu au coin du feu, de mĂ©diter sur l’art d’élever les enfants et sur le parfait dĂ©lice d’écrire des romans, oĂč tant de vies s’agitent aux dĂ©pens d’une vie qui, imperceptiblement, s’épuise. VI L’évocation d’une existence qui, outre le stage prĂ©liminaire de l’enfance et de la jeunesse, a eu deux dĂ©veloppements trĂšs diffĂ©rents, et mĂȘme deux Ă©lĂ©ments aussi diffĂ©rents que la terre et l’eau, comporte inĂ©vitablement une certaine naĂŻvetĂ©. J’en ai conscience dans ces pages. Ce n’est pas par maniĂšre d’excuse que je le dis. À mesure que les annĂ©es passent et que s’accroĂźt le nombre des pages, le sentiment s’accroĂźt aussi qu’on ne peut Ă©crire que pour des amis. À quoi bon alors les mettre dans l’obligation de protester comme un ami ne saurait manquer de le faire qu’il n’est besoin d’aucune excuse, ou, peut-ĂȘtre, les amener Ă  douter de votre discrĂ©tion ? Ne fĂ»t-ce que par Ă©gard pour ces amis qu’un mot ici, une ligne lĂ , le bonheur d’une page bien inspirĂ©e et bien placĂ©e, une heureuse simplicitĂ©, ou mĂȘme une non moins heureuse subtilitĂ©, a su tirer du sein de la multitude des lecteurs, comme on tire un poisson des profondeurs de la mer. Il est notoire que la pĂȘche je parle de la pĂȘche en haute mer est une question de chance. Quant Ă  vos ennemis, ils s’arrangeront bien tout seuls. Il se trouve, entre autres, un certain critique, qui, pour me servir d’une image, ne manque pas une occasion de me piĂ©tiner. C’est une image qui manque Ă©videmment de grĂące, mais qui convient parfaitement Ă  la circonstance, – Ă  plusieurs circonstances mĂȘme. Je ne sais pas exactement depuis combien de temps il se complaĂźt Ă  cet exercice intermittent, dont les saisons sont rĂ©glĂ©es par les usages du commerce de la librairie. Quelqu’un me le signala sous forme imprimĂ©e, s’entend il y a quelque temps de cela, et j’éprouvai immĂ©diatement une sorte d’affection pour ce vigoureux personnage. Il ne laisse pas intact un pouce de ma substance, car la substance d’un Ă©crivain c’est son Ɠuvre, le reste de sa personne n’est qu’une ombre vaine, qu’on chĂ©rit ou qu’on haĂŻt pour des raisons qui ne relĂšvent pas de la critique. Pas un pouce ! Et pourtant le sentiment que j’éprouve n’est ni une sorte d’affectation ni de la perversitĂ©. Il a une origine plus profonde et, j’aime Ă  croire, plus estimable que le caprice d’une sensibilitĂ© dĂ©rĂ©glĂ©e. Il est lĂ©gitime, pour autant qu’il est nĂ© Ă  regret d’une considĂ©ration, de plusieurs considĂ©rations. Entre autres, cette vigueur qui est si souvent le signe d’un bon Ă©quilibre moral. C’est lĂ  une considĂ©ration. Il n’est assurĂ©ment pas trĂšs agrĂ©able de se voir piĂ©tiner de la sorte, mais la parfaite sincĂ©ritĂ© de cette opĂ©ration, – par lĂ  mĂȘme qu’elle implique non seulement une lecture attentive, mais une rĂ©elle pĂ©nĂ©tration de l’Ɠuvre dont les dĂ©fauts et les qualitĂ©s, quels qu’ils puissent ĂȘtre, ne se trouvent pas, d’ordinaire, Ă  la surface, – mĂ©rite quelque reconnaissance, car il peut arriver qu’on condamne une Ɠuvre sans mĂȘme prendre la peine de la lire. C’est bien ce qui peut arriver de plus insupportable Ă  un Ă©crivain qui aventure son Ăąme parmi les critiques. Cela peut ne vous faire aucun tort sans doute, mais c’est dĂ©sagrĂ©able. C’est dĂ©sagrĂ©able comme de dĂ©couvrir un bonneteur au milieu d’un groupe de braves gens dans un compartiment de troisiĂšme classe. La franche impudence d’une transaction qui exploite insidieusement la folie et la crĂ©dulitĂ© humaines, le boniment effrontĂ© qui trahit la supercherie tout en insistant sur l’honnĂȘtetĂ© du jeu, provoquent en vous un sentiment d’infini dĂ©goĂ»t. L’honnĂȘte violence d’un homme qui joue franc jeu, – mĂȘme s’il ne souhaite que de vous terrasser, – peut sembler choquante, mais elle reste dans les limites de la dĂ©cence. Si prĂ©judiciable qu’elle puisse ĂȘtre, elle n’est, du moins, pas rĂ©pugnante. On peut bien Ă©prouver de l’estime pour l’honnĂȘtetĂ©, mĂȘme lorsqu’elle s’exerce aux dĂ©pens de votre misĂ©rable personne. Mais il est bien Ă©vident qu’un adversaire de ce genre ne se laissera pas arrĂȘter par des explications, ni apaiser par des excuses. Si donc j’allais invoquer l’exception de la jeunesse pour excuser la naĂŻvetĂ© qu’on trouvera dans ces pages, notre homme dirait vraisemblablement Ouais ! » et cela tout du long d’une furibonde colonne d’imprimerie. Et pourtant un Ă©crivain n’a que l’ñge de son premier livre, et en dĂ©pit des vaines apparences de dĂ©crĂ©pitude qui s’attachent Ă  nous au cours de notre vie Ă©phĂ©mĂšre, je ne porte encore Ă  mon front que la couronne de quinze courts printemps. Une fois admis qu’à un Ăąge aussi tendre une certaine naĂŻvetĂ© de sentiment et d’expression est fort excusable, je reconnaĂźtrai volontiers que, tout compte fait, le genre de vie que j’avais menĂ©e prĂ©alablement n’était guĂšre la meilleure prĂ©paration possible Ă  une existence littĂ©raire. Je ne devrais peut-ĂȘtre pas employer le mot littĂ©raire. Ce mot suppose des relations intimes avec les lettres, une tournure d’esprit et une maniĂšre de sentir auxquelles je ne saurais prĂ©tendre. Je n’ai pour moi que d’aimer les lettres ; mais l’amour des lettres ne fait pas plus un littĂ©rateur que l’amour de la mer ne fait un marin. Et il est trĂšs possible, aprĂšs tout, que mon amour pour les lettres ressemble Ă  l’amour qu’un littĂ©rateur peut ressentir pour la mer quand il la contemple du rivage, – théùtre d’un grand effort et de grands exploits qui changent la face du monde, route immense qui ouvre sur toutes sortes de contrĂ©es inconnues. Non, je ferais mieux probablement de dire que la vie de marin, – et je n’entends pas par lĂ  un simple essai, mais un nombre respectable d’annĂ©es, quelque chose qui constitue rĂ©ellement un service Ă  la mer, – n’est pas, Ă  tout prendre, une bonne prĂ©paration Ă  une vie d’écrivain. Dieu me garde, pourtant, de paraĂźtre renier mes maĂźtres. Je suis incapable de cette sorte d’apostasie. J’ai fait l’aveu de ma piĂ©tĂ© pour leurs ombres dans trois ou quatre livres, et si un homme en ce monde a besoin, plus que tout autre, d’ĂȘtre sincĂšre avec soi-mĂȘme quand il songe Ă  son salut, c’est bien certainement le romancier. Ce que je voulais dire, simplement, c’est que l’école de la mer ne vous prĂ©pare pas suffisamment aux assauts de la critique littĂ©raire. Cela, et rien de plus. Mais ce dĂ©faut n’est pas sans gravitĂ©. Si l’on peut se permettre de dĂ©former, d’intervertir, d’adapter et de gĂąter la dĂ©finition que M. Anatole France a donnĂ©e d’un bon critique, on dira qu’un bon auteur est celui qui envisage, sans marquer ni joie ni peine extrĂȘme, les aventures de son Ăąme au milieu des critiques. Loin de moi la pensĂ©e de vouloir persuader mon auditoire qu’à la mer il n’y a pas de critique. Ce serait malhonnĂȘte, et mĂȘme impoli. On peut tout trouver Ă  la mer, selon l’esprit qu’on y apporte lutte, paix, aventure, naturalisme des plus prononcĂ©, idĂ©al, ennui, dĂ©goĂ»t, inspiration, – et toutes les occasions imaginables, y compris celle de se rendre ridicule, exactement comme dans la carriĂšre littĂ©raire. Mais Ă  la mer la critique est d’un genre assez diffĂ©rent de celui de la critique littĂ©raire. Ce qu’elles ont de commun c’est qu’en rĂšgle gĂ©nĂ©rale, dans l’un et l’autre cas, cela ne vaut pas la peine de rĂ©pondre. Certes, vous pouvez, Ă  la mer, trouver de la critique, et mĂȘme de l’apprĂ©ciation, – je vous dis qu’on peut tout trouver sur l’eau salĂ©e, – un genre de critique gĂ©nĂ©ralement impromptu, et toujours viva voce, ce qui la diffĂ©rencie trĂšs Ă©videmment de l’opĂ©ration littĂ©raire analogue et lui donne, par lĂ  mĂȘme, une fraĂźcheur et une vigueur qu’on ne trouve pas toujours dans les mots imprimĂ©s. Quant Ă  l’apprĂ©ciation, qui s’exprime Ă  la fin, quand le critique et son objet sont sur le point de se sĂ©parer, il en va autrement. L’apprĂ©ciation marine de vos humbles talents possĂšde la permanence du mot Ă©crit, mais rarement le charme de la variĂ©tĂ© son style est celui des formules. En cela le patron littĂ©raire possĂšde une supĂ©rioritĂ© sur l’autre, encore que lui aussi, il puisse employer et n’emploie souvent en effet que les mĂȘmes termes Je puis recommander avec la plus vive estime ». Toutefois, il emploie d’ordinaire le mot Nous », la premiĂšre personne du pluriel contenant on ne sait quel pouvoir occulte qui la rend particuliĂšrement propre aux dĂ©clarations des critiques et des monarques. Je possĂšde un certain nombre de ces apprĂ©ciations marines, signĂ©es de divers capitaines ; elles jaunissent lentement dans le tiroir de gauche de ma table de travail et, quand je les feuillette avec rĂ©vĂ©rence, elles font un bruit semblable Ă  celui d’une poignĂ©e de feuilles sĂšches arrachĂ©es comme un tendre souvenir Ă  l’arbre de la science. C’est Ă©trange ! Il semble que ce soit pour ces bouts de papier, qui portent en tĂȘte les noms de quelques navires et sont signĂ©s des noms de quelques capitaines Ă©cossais et anglais, que j’ai affrontĂ© des explosions d’indignation, des moqueries et des reproches assez durs Ă  supporter pour un garçon de quinze ans qu’on m’a accusĂ© de manquer de patriotisme, de manquer de bon sens, de manquer de cƓur aussi que j’ai connu les agonies de combats intĂ©rieurs et que j’ai versĂ© bien des larmes secrĂštes que la beautĂ© du col de la Furca n’a pas eu de charme pour moi et que, par allusion Ă  la folie livresque du chevalier, je me suis vu traiter d’incorrigible don Quichotte ». Pour ce butin ! Ils frĂ©missent, ces bouts de papier, – une douzaine environ en tout. Et ce faible bruit suffit Ă  Ă©voquer les souvenirs de vingt annĂ©es, des voix d’hommes rudes qui ne sont plus, la voix forte des vents Ă©ternels, et le murmure d’un merveilleux sortilĂšge, ce chuchottement de la grande mer qui a dĂ», je ne sais comment, parvenir jusqu’à mon berceau loin dans l’intĂ©rieur des terres et pĂ©nĂ©trer dans mon oreille inconsciente, comme cette formule de la foi musulmane que les pĂšres mahomĂ©tans murmurent Ă  l’oreille de leurs nouveau-nĂ©s en en faisant ainsi des croyants presque dĂšs leur premier souffle. Je ne sais si j’ai Ă©tĂ© un bon marin, mais j’ai Ă©tĂ© un marin convaincu. Et, aprĂšs tout, cette poignĂ©e de certificats de diffĂ©rents navires est lĂ  pour tĂ©moigner que toutes ces annĂ©es n’ont pas Ă©tĂ© seulement un rĂȘve. Ils sont lĂ  ces certificats, brefs, monotones, mais aussi Ă©vocateurs pour moi que la plus inspirĂ©e des pages qui puisse se rencontrer dans la littĂ©rature. Et pourtant, voyez-vous, on m’a appelĂ© romantique. Ma foi ! je n’y puis rien ! Mais, attendez ! Je crois me rappeler qu’on m’a appelĂ© aussi rĂ©aliste. Et comme cette accusation peut Ă©galement s’expliquer, essayons de nous y conformer, coĂ»te que coĂ»te, ne fĂ»t-ce que pour changer. Je vous confierai donc modestement, et seulement parce que personne n’est lĂ  pour me voir rougir Ă  la lumiĂšre de ma lampe, que ces certificats Ă©vocateurs de ma vie de marin renferment tous, sans exception, les mots Absolument sobre. » N’ai-je pas entendu qu’on murmurait poliment VoilĂ  qui est bien Ă©logieux, n’est-ce pas ? » Eh bien ! oui, c’est Ă©logieux, je vous remercie. C’est au moins aussi Ă©logieux de s’entendre assurer d’ĂȘtre sobre que d’ĂȘtre romantique, quoique de semblables certificats ne vous donneraient pas qualitĂ© pour ĂȘtre secrĂ©taire d’une sociĂ©tĂ© de tempĂ©rance ni troubadour officiel de quelque seigneuriale institution dĂ©mocratique du genre du Conseil municipal de Londres, par exemple. La prosaĂŻque rĂ©flexion ci-dessus n’a pour but que de tĂ©moigner de la sobriĂ©tĂ© habituelle de mon jugement en ce qui concerne les affaires de ce monde. Si j’insiste lĂ -dessus, c’est qu’il y a environ deux ans, un de mes contes ayant paru dans une traduction française, un critique parisien, – je suis presque sĂ»r que c’était M. Gustave Kahn dans le Gil Blas, – me consacrant un bref compte rendu, rĂ©sumait l’impression rapide que lui avaient faite les qualitĂ©s de l’auteur, par ces mots un puissant rĂȘveur. Je veux bien ! Qui donc irait discuter les mots d’un lecteur bienveillant ? Peut-ĂȘtre, toutefois, pas si rĂȘveur que cela. Je prendrai la libertĂ© d’affirmer que, soit Ă  la mer, soit Ă  terre, je n’ai jamais perdu le sens de la responsabilitĂ©. Il n’y a pas qu’une sorte d’ivresse. MĂȘme en prĂ©sence des rĂȘveries les plus sĂ©duisantes, je n’ai jamais perdu de vue cette sobriĂ©tĂ© de vie intĂ©rieure, cet ascĂ©tisme de sentiment, qui permettent seuls d’exprimer sans honte la forme nue de la vĂ©ritĂ© telle qu’on la conçoit, telle qu’on la sent. Ce n’est qu’une vĂ©ritĂ© indĂ©cente et pleurarde que celle qu’on emprunte Ă  la puissance du vin. Je me suis efforcĂ© d’ĂȘtre un travailleur sobre toute ma vie, toutes mes deux vies. Je l’ai fait par goĂ»t, sans aucun doute, ayant instinctivement horreur de perdre possession de moi-mĂȘme, mais aussi par conviction artistique. Toutefois le droit chemin est bordĂ© de tant de fondriĂšres, qu’aprĂšs avoir cheminĂ© quelque temps et avoir Ă©prouvĂ© cette lassitude qu’un voyageur entre deux Ăąges ne peut manquer de ressentir devant les quotidiennes difficultĂ©s du chemin, je me demande si j’ai toujours fidĂšlement observĂ© cette sobriĂ©tĂ© qui contient la puissance, la vĂ©ritĂ© et la paix. Pour ce qui est de ma sobriĂ©tĂ© Ă  la mer, elle est parfaitement attestĂ©e par la signature de plusieurs honorables capitaines qui, de leur temps, jouissaient de quelque rĂ©putation. Il me semble vous entendre murmurer poliment SĂ»rement cela va de soi. » Eh bien ! pas du tout. Cela ne va pas de soi. Pour cet auguste corps acadĂ©mique qu’est le DĂ©partement de la Marine du MinistĂšre du Commerce, rien ne va de soi, lorsqu’il s’agit de dĂ©livrer un brevet. Aux termes du rĂšglement contenu dans le premier statut de la Marine Marchande, le mot sobre lui-mĂȘme doit ĂȘtre bel et bien Ă©crit, sans quoi un sac, une tonne, une montagne mĂȘme de certificats, fussent-ils les plus enthousiastes, ne serviraient Ă  rien. La porte des salles d’examen demeurerait close malgrĂ© vos instances et vos pleurs. Le plus fanatique partisan de la tempĂ©rance ne pourrait pas ĂȘtre d’une rectitude plus impitoyablement farouche que le DĂ©partement de la Marine du MinistĂšre du Commerce. Comme il m’a fallu affronter Ă  plusieurs reprises tous les examinateurs du port de Londres de ma gĂ©nĂ©ration, on ne saurait mettre en doute la force et la constance de mon abstinence. Trois d’entre eux Ă©taient des examinateurs de navigation, et il m’advint d’ĂȘtre livrĂ© aux mains de chacun d’eux, Ă  de convenables intervalles de mon service Ă  la mer. Le premier de tous, grand, maigre, la tĂȘte et la moustache toutes blanches, avec des maniĂšres tranquilles et aimables, et un air de douce intelligence, avait dĂ», il faut croire, ĂȘtre dĂ©favorablement impressionnĂ© par je ne sais quoi dans mon apparence. Joignant ses mains maigres sur ses jambes croisĂ©es, il me posa une question trĂšs simple d’une voix douce, puis continua, continua
 Cela dura des heures et des heures. Si j’eusse Ă©tĂ© un Ă©trange microbe capable de faire courir un danger mortel Ă  la marine marchande, je n’aurais pas Ă©tĂ© soumis Ă  un plus microscopique examen. Fort rassurĂ© par son aspect bienveillant, j’avais d’abord rĂ©pondu avec assurance. Mais, Ă  force, j’eus l’impression que mon cerveau se stĂ©rilisait. Et cet impassible questionnaire se poursuivait, me communiquant le sentiment que d’indicibles siĂšcles s’étaient Ă©coulĂ©s en simples prĂ©liminaires. Je commençai alors Ă  m’effrayer. Non pas que je craignisse d’ĂȘtre refusĂ©, c’était lĂ  une Ă©ventualitĂ© qui ne se prĂ©sentait mĂȘme pas Ă  mon esprit. Il s’agissait de quelque chose de bien plus grave et de plus Ă©trange. Ce vieillard, me disais-je avec terreur, est si prĂšs de la tombe qu’il doit avoir perdu toute notion du temps. Il considĂšre cet examen sous l’angle de l’éternitĂ©. C’est trĂšs joli pour lui. Il a fait son temps. Mais en sortant de cette piĂšce pour rentrer parmi les ĂȘtres humains je vais me retrouver un Ă©tranger, sans amis ; ma logeuse elle-mĂȘme m’aura oubliĂ©, en admettant mĂȘme qu’aprĂšs cette interminable aventure je me rappelle encore mon chemin pour rentrer chez moi. Qu’on ne croie pas qu’il y ait lĂ  simple exagĂ©ration verbale. Des pensĂ©es vĂ©ritablement singuliĂšres me traversaient l’esprit tandis que je songeais aux rĂ©ponses qu’il me fallait faire des pensĂ©es qui n’avaient rien Ă  voir avec la navigation, ni mĂȘme avec quoi que ce soit de raisonnable en ce monde. Je crois vraiment que par moments j’étais plongĂ© avec ahurissement dans une sorte de langueur. À la fin il y eut un silence, qui me sembla aussi durer des siĂšcles, tandis que, penchĂ© sur son bureau, l’examinateur, lentement et d’une plume silencieuse, remplissait mon certificat. Il me tendit la feuille de papier sans prononcer un mot et inclina gravement sa tĂȘte blanche pour rĂ©pondre Ă  mon salut
 Une fois sorti de la piĂšce, je me sentis flasque comme un citron pressĂ©, et dans sa cage de verre, le portier Ă  qui je demandai mon chapeau et que je gratifiai d’un shilling me dit — Eh bien ! je croyais que vous ne ressortiriez jamais. — Combien de temps suis-je restĂ© lĂ  ? » demandai-je faiblement. Il tira sa montre. — Il vous a gardĂ© prĂšs de trois heures, Monsieur. Je ne crois pas que ce soit jamais arrivĂ© avec l’un de ces messieurs auparavant. » Ce ne fut qu’une fois dehors que je commençai vraiment Ă  respirer. Et comme l’animal humain est ennemi du changement et timide devant l’inconnu, je me surpris Ă  me dire que vraiment cela me serait Ă©gal d’ĂȘtre examinĂ© par le mĂȘme homme une autre fois. Mais quand le moment vint de l’épreuve suivante, le portier me fit entrer dans une autre piĂšce, oĂč se voyait l’attirail, – qui m’était maintenant familier, – de modĂšles de navires et de grĂ©ements, un tableau de signaux sur le mur, une longue table couverte de papiers officiels et qui portait Ă  son extrĂ©mitĂ© un mĂąt dĂ©gréé. L’unique occupant de cette piĂšce m’était tout Ă  fait inconnu de vue, sinon de rĂ©putation celle-ci, Ă  vrai dire, Ă©tait exĂ©crable. Petit et robuste, autant que j’en pouvais juger, vĂȘtu d’un vieux veston brun, il se tenait accoudĂ© de la main il s’abritait les yeux et il tournait presque le dos Ă  la chaise que je devais occuper de l’autre cĂŽtĂ© de la table. Immobile, mystĂ©rieux, lointain, Ă©nigmatique, avec, en outre, quelque chose de triste dans son attitude, il rappelait cette statue de Julien je crois de MĂ©dicis, qui s’abrite le visage sur la tombe que sculpta Michel-Ange, encore que notre homme fĂ»t loin, trĂšs loin d’ĂȘtre beau. Il commença par essayer de me faire dire des sottises. Mais l’on m’avait prĂ©venu de cette disposition diabolique et je me mis Ă  le contredire avec beaucoup d’assurance. Au bout d’un moment il y renonça. Jusque-lĂ  cela allait bien. Mais son immobilitĂ©, ce gros coude appuyĂ© sur la table, cette voix brusque et malheureuse, ce visage abritĂ© et dĂ©tournĂ© devenaient de plus en plus impressionnants. Il resta un moment impĂ©nĂ©trablement silencieux, puis me supposant Ă  bord d’un navire d’une certaine grandeur, en mer, dans certaines conditions de temps, de saison, de lieu, etc., etc
, – tout cela parfaitement clair et prĂ©cis, – il me commanda d’exĂ©cuter une certaine manƓuvre. Je n’en Ă©tais encore qu’à la moitiĂ©, qu’il imagina une avarie au navire. À peine eussĂ©-je triomphĂ© de cette difficultĂ©, qu’il en fit naĂźtre une autre, et quand je fus venu aussi Ă  bout de celle-lĂ , il me colla un autre navire devant moi, me mettant ainsi dans une trĂšs dangereuse situation. Je me sentais quelque peu irritĂ© de cette ingĂ©niositĂ© Ă  accumuler tant de difficultĂ©s sur un seul homme. — Je ne me serais certes pas mis dans de pareils draps, fis-je doucement. J’aurais vu ce navire auparavant. » Il ne fit pas le moindre mouvement. — Non, vous ne l’auriez pas vu. Un brouillard Ă©pais. — Ah ! j’ignorais, m’écriai-je d’un air confus. Je suppose qu’aprĂšs tout je rĂ©ussis Ă  Ă©viter la catastrophe, en me rapprochant suffisamment de la vraisemblance, et cette horrible chose prit fin. Il faut vous dire que le sujet de l’épreuve qu’il me faisait subir, Ă©tait, paraĂźt-il, le passage d’un navire rentrant Ă  son port, – une sorte de passage que je ne souhaiterais pas Ă  mon pire ennemi. Ce navire imaginaire semblait vraiment en proie Ă  la plus tenace des malĂ©dictions. À quoi bon raconter en dĂ©tail ses interminables infortunes qu’il me suffise de dire que bien avant la fin, j’aurais volontiers Ă©changĂ© ce navire-lĂ  contre le Vaisseau-FantĂŽme. En fin de compte, il me mit dans la Mer du Nord j’imagine et me gratifia d’une terre sous le vent semĂ©e de bancs de sable vraisemblablement la cĂŽte hollandaise. Comme distance 8 milles. L’évidence d’une si implacable animositĂ© me priva de l’usage de la parole pendant au moins une demi-minute. — Eh bien ! » me dit-il, car, Ă  vrai dire nous avions jusqu’alors marchĂ© bon train. — Il faut que je rĂ©flĂ©chisse un peu, Monsieur. — Il ne semble pas qu’il y ait beaucoup de temps pour rĂ©flĂ©chir, murmura-t-il d’un ton sardonique, de dessous sa main. — Non, Monsieur, rĂ©pondis-je avec animation. Pas Ă  bord d’un navire que je puis m’imaginer. Mais il s’est produit tant d’accidents sur celui-ci que je ne peux rĂ©ellement pas me rappeler ce qui me reste pour manƓuvrer. » Toujours Ă  demi dĂ©tournĂ© et se cachant les yeux, il grogna, Ă  ma grande surprise. — Vous vous en ĂȘtes trĂšs bien tirĂ©. — Ai-je les deux ancres de bossoir, Monsieur ? lui dis-je. — Oui. Je me disposais alors, en derniĂšre ressource pour le navire, Ă  mouiller les deux ancres de la maniĂšre la plus efficace, quand son systĂšme infernal pour Ă©prouver votre esprit d’initiative se mit de nouveau de la partie. — Mais il n’y a qu’un cĂąble. Vous avez perdu l’autre. » C’était vĂ©ritablement exaspĂ©rant. — Alors j’essaierais de les empenneler, s’il y a moyen, et de frapper le plus fort grelin du bord sur le bout de la chaĂźne avant de filer, et si ça cassait, ce qui est trĂšs probable, je laisserais courir. On n’aurait plus qu’à partir en dĂ©rive. — Rien d’autre Ă  faire. Hein ? — Non, Monsieur, je ne vois rien d’autre. » Il eut un petit rire amer. — Vous pourriez toujours faire votre priĂšre. » Il se leva, s’étira, et bĂąilla lĂ©gĂšrement. Il avait un large visage blĂȘme, et antipathique. D’un ton bourru et ennuyĂ©, il me posa les questions d’usage sur les feux et les signaux et je sortis de la piĂšce avec plaisir, – reçu ! Quarante minutes ! Et de nouveau je me trouvai dehors arpentant Tower Hill, oĂč tant de braves gens avaient perdu la tĂȘte, faute probablement d’avoir assez de ressources pour la sauver. Et dans le fond de mon cƓur je ne voyais aucune objection Ă  affronter de nouveau cet examinateur quand viendrait le moment de la troisiĂšme et derniĂšre Ă©preuve, un an plus tard environ. J’espĂ©rais mĂȘme que ce serait lui. Je savais maintenant Ă  quoi m’en tenir sur lui, et quarante minutes ce n’est pas excessif, aprĂšs tout. Oui j’espĂ©rais vraiment
 Mais pas le moins du monde. Quand je me prĂ©sentai pour passer l’examen de capitaine au long cours, l’examinateur qui me reçut Ă©tait un petit homme replet, avec une figure ronde et douce, des favoris gris et frisĂ©s, et des lĂšvres fraĂźches et loquaces. Il commença l’opĂ©ration par un bienveillant Voyons. Hum ! Si vous me disiez tout ce que vous savez sur les chartes-parties ». Et il continua jusqu’au bout dans ce style-lĂ , se laissant aller en guise de commentaires Ă  me raconter certaines circonstances de sa vie, puis s’interrompant brusquement et revenant Ă  son affaire. C’était vraiment trĂšs intĂ©ressant. Dites-moi quelle est votre idĂ©e en fait de gouvernail de fortune ? » me demanda-t-il Ă  brĂ»le-pourpoint, aprĂšs m’avoir racontĂ© une anecdote instructive Ă  propos d’une question d’arrimage. Je lui dĂ©clarai que je n’avais jamais Ă  la mer fait l’expĂ©rience d’un gouvernail de fortune et je me contentai de lui donner deux exemples classiques, tirĂ©s d’un manuel. Il me dĂ©crivit en revanche un gouvernail de fortune qu’il avait inventĂ©, il y avait bien des annĂ©es, alors qu’il commandait un vapeur de tonnes. C’était, je l’avoue, le plus ingĂ©nieux expĂ©dient qu’on pĂ»t imaginer. Ça peut vous servir un jour », dĂ©clara-t-il en maniĂšre de conclusion. Vous allez passer dans la marine Ă  vapeur, tout le monde y va maintenant. » En cela il se trompait. Je n’ai jamais, pour ainsi dire, appartenu Ă  la marine Ă  vapeur. Si je vis assez longtemps, je deviendrai une relique bizarre d’une Ă©poque de barbarie dĂ©funte, une sorte d’antiquitĂ© monstrueuse, le seul marin des Ăąges barbares qui n’ait jamais, pour ainsi dire, appartenu Ă  la marine Ă  vapeur. Avant que l’examen n’eĂ»t pris fin, il me donna quelques dĂ©tails fort intĂ©ressants sur le service des transports Ă  l’époque de la guerre de CrimĂ©e. — C’est Ă  peu prĂšs l’époque oĂč l’usage des grĂ©ements en acier est devenu gĂ©nĂ©ral, remarqua-t-il. J’étais un bien jeune capitaine Ă  cette Ă©poque. Cela se passait avant votre naissance. — Oui, monsieur. Je suis de 1857. » — L’annĂ©e de la RĂ©volte, remarqua-t-il comme s’il se parlait Ă  lui-mĂȘme puis, Ă©levant la voix, il ajouta que son navire se trouvait alors dans le golfe de Bengale et affrĂ©tĂ© par le gouvernement. » C’était Ă©videmment dans le service des transports qu’il avait fait sa carriĂšre, cet examinateur qui, Ă  ma grande surprise, m’avait laissĂ© entrevoir son existence, Ă©veillant ainsi en moi le sentiment de la continuitĂ© de cette vie de la mer Ă  laquelle, moi, j’étais venu du dehors, et donnant ainsi au mĂ©canisme des rapports officiels un accent d’intimitĂ© humaine. Je me sentais adoptĂ©. Son expĂ©rience Ă©tait un peu la mienne, comme s’il eĂ»t Ă©tĂ© mon ancĂȘtre. Tandis qu’avec un soin laborieux il Ă©crivait mon nom qui est long il n’a pas moins de douze lettres[13] sur la feuille de papier bleu, il remarqua — Vous ĂȘtes d’origine polonaise ? — Je suis nĂ© en Pologne, en effet, Monsieur. » Il posa sa plume et, se renversant en arriĂšre, se mit Ă  me regarder comme s’il ne m’avait pas encore vu. — Il n’y en a pas beaucoup de votre nationalitĂ© dans notre marine, n’est-ce pas ? Je ne me souviens pas d’en avoir jamais rencontrĂ© un, ni avant, ni aprĂšs que j’eus quittĂ© le service. Je ne me rappelle mĂȘme pas avoir entendu parler d’un seul. Vous ĂȘtes des gens de l’intĂ©rieur, n’est-ce pas ? — Oui, en effet. » Et je lui dis aussi que nous Ă©tions Ă©loignĂ©s de la mer non pas seulement par notre situation gĂ©ographique, mais encore par l’absence complĂšte de toutes relations, mĂȘme indirectes, car nous n’étions pas une nation commerciale, mais purement agricole. Il me fit alors la singuliĂšre rĂ©flexion que j’étais venu de bien loin pour dĂ©buter dans la carriĂšre maritime comme si la carriĂšre maritime n’était pas prĂ©cisĂ©ment de celles qui vous entraĂźnent loin de chez vous. Je lui rĂ©pondis en souriant que, sans aucun doute, j’aurais pu trouver un navire beaucoup plus prĂšs de mon lieu de naissance, mais tant qu’à ĂȘtre marin, je m’étais dit que je serais un marin anglais et rien d’autre. C’était le rĂ©sultat d’un choix dĂ©libĂ©rĂ©. Il fit un petit signe de tĂȘte, et comme il continuait Ă  me regarder d’un air interrogateur, je poursuivis et lui avouai qu’en venant, j’avais passĂ© quelque temps dans la MĂ©diterranĂ©e et aux Antilles. Je ne voulais pas me prĂ©senter dans la marine marchande anglaise tout Ă  fait novice. À quoi bon lui dire que ma vocation avait Ă©tĂ© si forte que c’était Ă  la mer qu’il m’avait fallu jeter ma gourme. Ce n’était lĂ  que l’exacte vĂ©ritĂ©, mais il n’aurait sans doute pas compris la psychologie un peu exceptionnelle de ma vocation maritime. — Je suppose que vous n’avez jamais rencontrĂ© un de vos compatriotes, Ă  la mer, n’est-ce pas ? » J’avouai que cela ne m’était jamais arrivĂ©. L’examinateur se laissait aller Ă  bavarder. Quant Ă  moi je n’avais aucune hĂąte Ă  quitter la piĂšce. Pas la moindre. L’ùre des examens Ă©tait close. Jamais plus je ne reverrais cet aimable homme qui Ă©tait mon ancĂȘtre professionnel, une sorte de grand-pĂšre dans le mĂ©tier. Au reste, il me fallait attendre qu’il me fĂźt signe de me retirer ; il n’y semblait pas disposĂ©. Comme il restait Ă  me regarder en silence, j’ajoutai — Mais j’ai entendu dire qu’il y en avait un, il y a quelques annĂ©es, qui servait comme mousse, Ă  bord d’un navire de Liverpool, si je ne me trompe. — Comment s’appelait-il ? Je lui dis le nom. — Comment dites-vous cela ? demanda-t-il, Ă©carquillant les yeux en entendant ces Ă©tranges consonances. Je rĂ©pĂ©tai le nom trĂšs distinctement. — Comment Ă©crivez-vous cela ? Je le lui Ă©pelai. Il hocha la tĂȘte devant l’impraticable nature de ce nom, et dĂ©clara — Il est aussi long que le vĂŽtre, n’est-ce pas ? Je n’éprouvais aucune hĂąte. J’avais mon brevet de capitaine au long-cours, et pour en faire le meilleur usage possible toute la vie s’étendait devant moi. Cela me paraissait trĂšs long. Je me livrai tranquillement Ă  un petit calcul mental et lui dis — Pas tout Ă  fait. Deux lettres de moins, Monsieur. — Vraiment ! » L’examinateur me tendit Ă  travers la table la feuille bleue revĂȘtue de sa signature et se leva de sa chaise. Cela me paraissait mettre bien brusquement fin Ă  nos relations et je me sentais presque peinĂ© d’avoir Ă  me sĂ©parer de cet excellent homme qui avait commandĂ© un navire avant mĂȘme que le murmure de la mer ne fĂ»t parvenu jusqu’à mon berceau. Il me tendit la main et me souhaita bonne chance. Il fit mĂȘme quelques pas avec moi vers la porte, et termina par un bienveillant conseil. — Je ne sais pas quelles sont vos intentions, mais il faut aller dans la marine Ă  vapeur. Quand un homme a obtenu son brevet de capitaine, c’est le moment. Si j’étais Ă  votre place, j’irais dans la marine Ă  vapeur. » Je le remerciai et derriĂšre moi je refermai dĂ©finitivement la porte sur l’ùre des examens. Je ne m’éloignai pas en hĂąte comme les deux premiĂšres fois. C’est Ă  pas lents que je traversai ce Tower Hill oĂč avaient eu lieu bien des exĂ©cutions. Maintenant, me dis-je Ă  moi-mĂȘme, je suis bel et bien capitaine au long-cours de la marine anglaise. » Ce n’est pas que j’eusse une idĂ©e exagĂ©rĂ©e de ce modeste succĂšs oĂč cependant ni la chance ni aucune influence Ă©trangĂšre n’avaient eu la moindre part. Ce fait, satisfaisant et obscur en soi, avait pour moi une certaine signification idĂ©ale. C’était la rĂ©ponse Ă  certain scepticisme dĂ©clarĂ©, et aussi Ă  de fort peu aimables calomnies. Je m’étais justifiĂ© de ce qu’on avait prĂ©tendu n’ĂȘtre qu’une stupide obstination ou un fantasque caprice. Je ne dirai pas qu’un pays tout entier avait Ă©tĂ© bouleversĂ© par mon dĂ©sir d’aller Ă  la mer. Mais pour un garçon de quinze Ă  seize ans, assez sensible, l’agitation de son petit univers avait paru un Ă©vĂ©nement considĂ©rable. Si considĂ©rable mĂȘme, qu’assez absurdement les Ă©chos s’en prolongent encore jusqu’à maintenant. Je me surprends, dans des moments de solitude, Ă  me rappeler les arguments et les reproches qui me furent opposĂ©s il y a trente-cinq ans par des voix qui se sont tues Ă  jamais, et Ă  trouver Ă  rĂ©pondre des choses qu’un enfant qu’on attaquait ne pouvait alors trouver, simplement Ă  cause du caractĂšre mystĂ©rieux que ses impulsions conservaient, mĂȘme pour lui. Je ne parvenais pas plus Ă  comprendre que ceux qui me demandaient de m’expliquer. Il n’y avait aucun prĂ©cĂ©dent. Je crois vraiment que je suis le seul cas d’un enfant de ma nationalitĂ© et de mes antĂ©cĂ©dents, ayant aussi rĂ©solument rompu avec son entourage et ses associations. Car il faut comprendre qu’il n’y avait aucunement dans mon cas l’idĂ©e d’une carriĂšre ». De la Russie ou de l’Allemagne il ne pouvait ĂȘtre question. Ma nationalitĂ©, mes antĂ©cĂ©dents rendaient la chose impossible. L’aversion n’était pas aussi vive pour le service autrichien, et j’ose dire que je n’aurais rencontrĂ© aucune difficultĂ© Ă  me faire admettre Ă  l’École Navale de Pola. Il m’aurait fallu peut-ĂȘtre six mois de plus pour travailler l’allemand, mais je n’avais pas passĂ© l’ñge de l’admission, et pour le reste j’étais dans les conditions requises. On avait songĂ© Ă  cet expĂ©dient pour pallier mon extravagance, mais pas moi. Je dois dire qu’à cet Ă©gard on admit mon refus sans difficultĂ©. Cet ordre de sentiments Ă©tait assez comprĂ©hensible mĂȘme pour le moins bienveillant de mes critiques. On ne me demanda pas d’explications lĂ -dessus la vĂ©ritĂ© est que ce que j’envisageais n’était aucunement la carriĂšre navale, mais lĂ  mer. Le seul moyen d’y parvenir, semblait-il, c’était par la France. J’en connaissais au moins la langue, et de tous les pays d’Europe c’est avec la France que la Pologne a le plus de rapport. On y avait des facilitĂ©s pour veiller un peu sur moi, les premiers temps. On Ă©crivit des lettres, on reçut des rĂ©ponses, on fit des arrangements en vue de mon dĂ©part pour Marseille, oĂč un excellent garçon nommĂ© Solary, sur lequel on avait fini par mettre la main grĂące Ă  l’entremise de diverses relations en France, avait promis le plus gentiment du monde d’aider le jeune homme Ă  trouver un navire convenable pour son premier dĂ©part, si, rĂ©ellement, il avait envie de goĂ»ter de ce mĂ©tier de chien[14]. C’est avec reconnaissance que j’assistai Ă  tous ces prĂ©paratifs et si je n’en soufflai mot, ce que j’avais dit Ă  mon dernier examinateur n’en Ă©tait pas moins parfaitement vrai. DĂ©jĂ  la rĂ©solution dĂ©terminĂ©e que tant qu’à ĂȘtre marin, il me fallait ĂȘtre marin anglais » Ă©tait formulĂ©e dans ma tĂȘte, quoique bien entendu en polonais. Je ne connaissais pas six mots d’anglais, et j’étais assez astucieux pour comprendre qu’il Ă©tait prĂ©fĂ©rable de ne rien dire de mes projets. On me considĂ©rait dĂ©jĂ  comme Ă  moitiĂ© fou, du moins parmi nos relations les plus Ă©loignĂ©es. Le principal Ă©tait de partir. Je mettais toute ma confiance dans la lettre fort civile que cet excellent Solary avait Ă©crite Ă  mon oncle, encore que je fusse un peu choquĂ© de la phrase oĂč il parlait du mĂ©tier de chien. Ce Solary Baptistin, quand je le vis en chair et en os, se trouva ĂȘtre un tout jeune homme, de trĂšs bonne apparence, avec une jolie barbe noire coupĂ©e court, un teint frais et deux yeux noirs, doux et joyeux. Il Ă©tait aussi jovial et aimable que pouvait le souhaiter un jeune garçon. Je dormais encore Ă  poings fermĂ©s dans un modeste hĂŽtel situĂ© non loin du Vieux Port, aprĂšs ce voyage fatigant via Vienne, Zurich et Lyon, quand il fit irruption dans ma chambre, ouvrit tout d’un coup les volets au grand soleil de Provence-et me gourmanda impĂ©tueusement d’ĂȘtre encore au lit Ă  cette heure. Il m’effraya le plus plaisamment du monde, en m’objurguant Ă  grand bruit d’avoir Ă  me lever sur-le-champ et Ă  partir sans dĂ©lai pour une campagne de trois ans dans les mers du Sud. Ô mots magiques ! une campagne de trois ans dans les mers du Sud ! Ce fut un bien heureux rĂ©veil, et son amitiĂ© se montra infatigable mais il ne considĂ©ra jamais avec beaucoup de solennitĂ© la question de me trouver un navire. Il avait Ă©tĂ© Ă  la mer lui-mĂȘme, mais il l’avait quittĂ©e Ă  l’ñge de vingt-cinq ans, en voyant qu’il pouvait gagner sa vie Ă  terre d’une maniĂšre beaucoup plus agrĂ©able. Il Ă©tait apparentĂ© Ă  un nombre incroyable d’excellentes familles de Marseille, d’une certaine catĂ©gorie. Un de ses oncles Ă©tait un courtier maritime trĂšs cotĂ© et en relation avec de nombreux navires anglais d’autres membres de sa famille Ă©taient approvisionneurs de navires, voiliers, vendaient des chaĂźnes et des ancres, Ă©taient calfats, arrimeurs, charpentiers de navires. Son grand-pĂšre je crois Ă©tait un grand dignitaire dans son genre le syndic des pilotes. Je me fis des relations parmi eux tous, mais surtout parmi les pilotes. La premiĂšre journĂ©e que j’aie jamais passĂ©e entiĂšrement sur l’eau salĂ©e ce fut en qualitĂ© d’invitĂ©, sur un grand bateau-pilote qui croisait parmi des rĂ©cifs, par un temps brumeux et ventĂ©, pour guetter les voiles des navires ou la fumĂ©e des vapeurs qui pourraient apparaĂźtre au-delĂ  du phare de Planier qui, comme un trait blanc, coupait perpendiculairement la ligne d’horizon balayĂ©e par le vent. Sous la dĂ©signation gĂ©nĂ©rale de le petit ami de Baptistin », je devins l’hĂŽte de la corporation des pilotes et je pus Ă  mon grĂ© embarquer sur leurs bateaux, de nuit comme de jour. J’ai passĂ© bien des jours, et bien des nuits aussi, Ă  croiser ainsi avec ces rudes et braves gens, sous les auspices de qui commença mon intimitĂ© avec la mer. Bien des fois le petit ami de Baptistin vit leurs honnĂȘtes mains jeter sur ses Ă©paules le caban des marins de la MĂ©diterranĂ©e, alors que, la nuit, sous la cĂŽte du ChĂąteau d’If, nous guettions les lumiĂšres des navires. Leurs visages tannĂ©s par la mer, barbus ou rasĂ©s, maigres ou pleins, avec les yeux attentifs et ridĂ©s des pilotes, et parfois un mince anneau d’or au lobe d’une oreille poilue, se sont penchĂ©s sur mon enfance de marin. La premiĂšre manƓuvre que j’ai eu l’occasion d’observer ça Ă©tĂ© l’accostage des navires en mer, Ă  toute heure, et par tous les temps. Ils me la montrĂšrent Ă  satiĂ©tĂ©. Et plus d’une fois, dans quelque haute et sombre maison de la vieille ville, ils m’ont invitĂ© Ă  m’asseoir Ă  leur table hospitaliĂšre ; leurs femmes aux voix fortes et aux larges fronts m’ont servi la bouillabaisse dans des assiettes de grosse faĂŻence, et j’ai causĂ© avec leurs filles, de robustes filles avec des profils purs, de superbes chevelures noires coiffĂ©es avec un art compliquĂ©, des yeux noirs, des dents Ă©blouissantes de blancheur. Je me fis aussi des relations d’un tout autre genre. L’une d’entre elles, Mme Delestang, une fort belle dame qui avait un air impĂ©rieux et un port de statue, m’emmenait de temps Ă  autre, sur le siĂšge de devant de sa voiture, au Prado, Ă  l’heure des Ă©lĂ©gants. Elle appartenait Ă  une vieille famille aristocratique du Midi. Par sa langueur un peu hautaine elle me faisait penser Ă  Lady Dedlock dans le Bleak House de Dickens, une des Ɠuvres du maĂźtre pour laquelle je ressens depuis l’enfance une telle admiration, ou plutĂŽt une affection si intense et si irraisonnĂ©e, que les faiblesses mĂȘmes m’en sont plus prĂ©cieuses que les qualitĂ©s de beaucoup d’Ɠuvres d’autres Ă©crivains. Je l’ai lu je ne sais combien de fois, en polonais comme en anglais je l’ai encore relu l’autre jour et, par une interversion qui n’a rien de surprenant, Lady Dedlock, dans le livre, me rappelle Ă©normĂ©ment la belle Mme Delestang. Son mari tandis que je leur faisais face Ă  tous deux, avec son nez fin et osseux, et sa physionomie parfaitement exsangue, Ă©troite et comme emboĂźtĂ©e, pour ainsi dire, dans de courts favoris, n’avait rien du grand air » ni de la solennitĂ© de cour de Sir Leicester Dedlock. Il n’appartenait qu’à la haute bourgeoisie et c’était le banquier chez qui l’on m’avait ouvert un modeste crĂ©dit. C’était un royaliste si ardent, – ou plutĂŽt si glacĂ©, si momifiĂ©, – qu’il employait dans la conversation courante des tournures de phrases, contemporaines, pourrais-je dire, du bon roi Henri et quand il parlait d’argent, il comptait non pas en francs, comme le vulgaire troupeau de ces Français athĂ©es d’aprĂšs la RĂ©volution, mais, dans cette monnaie surannĂ©e, que sont les Ă©cus, – Ă©cus de toutes les unitĂ©s monĂ©taires du monde, – comme si Louis XIV dans sa royale splendeur se promenait encore par les jardins de Versailles, et comme si la direction des affaires maritimes Ă©tait encore confiĂ©e aux soins de M. de Colbert. Vous admettrez que pour un banquier du dix-neuviĂšme siĂšcle, c’était lĂ  un caractĂšre assez singulier. Fort heureusement Ă  la banque qui occupait une partie du rez-de-chaussĂ©e de l’habitation des Delestang en ville, dans une rue silencieuse et ombragĂ©e on tenait les comptes en monnaie moderne, si bien que je n’eus jamais de difficultĂ© Ă  faire comprendre mes dĂ©sirs aux graves et dĂ©coratifs employĂ©s, lĂ©gitimistes je suppose qui ne parlaient qu’à demi-voix dans la perpĂ©tuelle pĂ©nombre de lourdes fenĂȘtres grillĂ©es, derriĂšre de sombres et anciens comptoirs, sous de hauts plafonds que soutenaient de lourdes corniches. Quand j’en sortais j’éprouvais toujours la sensation de franchir le seuil du temple d’une religion trĂšs digne mais parfaitement temporelle. C’était gĂ©nĂ©ralement dans ces occasions-lĂ  que, sous la porte cochĂšre, Lady Ded
, je veux dire Mme Delestang, en apercevant le salut que je lui adressais, me faisait, avec une aimable autoritĂ©, signe d’approcher de la voiture et d’un ton de nonchalance amusĂ©e, dĂ©clarait Venez donc faire un tour avec nous. » À quoi le mari ajoutait C’est ça. Allons, montez, jeune homme. » Il me questionnait parfois, d’un air entendu mais avec une dĂ©licatesse et un tact parfaits, sur l’emploi de mon temps, et il ne manquait jamais d’exprimer l’espoir que j’écrivais rĂ©guliĂšrement Ă  mon trĂšs honorĂ© oncle ». Je ne faisais aucun mystĂšre de la façon dont j’employais mon temps, et j’imagine que mes rĂ©cits naĂŻfs Ă  propos des pilotes ou autres gens, divertissaient Mme Delestang autant que cette ineffable dame pouvait trouver de divertissement au bavardage d’un jeune homme plein de ses nouvelles expĂ©riences parmi des gens Ă©tranges et d’étranges sensations. Elle n’exprimait aucune opinion et parlait fort peu avec moi ; et pourtant son portrait se trouve suspendu dans la galerie de mes souvenirs intimes, fixĂ© lĂ  par un bref et fugitif Ă©pisode. Un jour, aprĂšs que la voiture m’eut dĂ©posĂ© au coin d’une rue, elle me tendit la main et d’une lĂ©gĂšre pression retint la mienne un moment. Tandis que son mari, immobile, regardait droit devant lui, elle se pencha en avant dans la voiture pour me dire, en mettant une trĂšs lĂ©gĂšre nuance d’avertissement dans son intonation languissante Il faut, cependant, faire attention de ne pas gĂącher sa vie. » Je n’avais jamais vu son visage si prĂšs du mien auparavant. Le cƓur m’en battit un peu et j’en demeurai pensif toute la soirĂ©e. Certes, il faut, aprĂšs tout, faire attention de ne pas gĂącher sa vie. Mais elle ne savait pas, – personne ne pouvait savoir, – combien ce danger-lĂ  me semblait impossible. VII Se peut-il que quelque grave extrait d’un ouvrage d’économie politique apaise, modĂšre, transforme en une froide intuition de l’avenir les transports d’un premier amour ? Cela se conçoit-il, je vous le demande ? Est-ce possible ? Serait-ce convenable ? Le pied sur le bord mĂȘme de la mer et, me voyant sur le point d’embrasser le plus cher de mes rĂȘves, quel sens pouvait bien avoir pour ma juvĂ©nile passion le bien veillant conseil de ne pas gĂącher ma vie ? C’était le plus inattendu, et le dernier aussi, des nombreux conseils que j’avais reçus. Il me paraissait trĂšs bizarre, et prononcĂ© comme il l’était, en prĂ©sence mĂȘme de mon enchanteresse, ce me semblait ĂȘtre la voix de la sottise, la voix de l’ignorance. Mais je n’étais ni assez endurci ni assez sot pour n’y pas reconnaĂźtre aussi la voix de la bontĂ©. En outre le caractĂšre vague de ce conseil que pouvait, en effet, bien signifier cette phrase gĂącher sa vie » ? retenait l’attention par son air de profondeur sagace. En tout cas, comme je l’ai dĂ©jĂ  dit, les paroles de la belle Mme Delestang me laissĂšrent rĂȘveur toute la soirĂ©e. J’essayai de comprendre ce fut en vain, car je n’envisageais pas la vie comme une entreprise que l’on pouvait mal conduire. J’abandonnai mes rĂ©flexions un peu avant minuit, heure Ă  laquelle, sans ĂȘtre hantĂ© ni par les fantĂŽmes du passĂ© ni par une vision de l’avenir, je descendis jusqu’au quai du Vieux-Port rejoindre le bateau-pilote de mes amis. Je savais oĂč il attendait ses hommes, derriĂšre le Fort, dans un petit canal, Ă  l’entrĂ©e du port. Les quais dĂ©serts semblaient trĂšs blancs et secs dans ce clair de lune, et comme gelĂ©s par l’air vif de cette nuit de dĂ©cembre. Un ou deux rĂŽdeurs s’esquivaient sans bruit un douanier, Ă  allure militaire, le sabre au cĂŽtĂ©, arpentait le quai, juste sous les beauprĂ©s d’une longue rangĂ©e de navires, amarrĂ©s par l’avant, face au long mur lĂ©gĂšrement cintrĂ© de hautes maisons qui semblaient ne former qu’un seul bĂątiment immense et abandonnĂ©, avec d’innombrables fenĂȘtres bien closes. Seul, çà et lĂ , un petit cafĂ© Ă  matelots jetait une lueur jaune sur le reflet bleutĂ© des pavĂ©s. En les longeant, on entendait Ă  l’intĂ©rieur un murmure de voix, – rien de plus. Comme tout Ă©tait tranquille sur ces quais, cette derniĂšre nuit que je passai Ă  la mer avec les pilotes de Marseille ! Aucun bruit de pas, sauf le mien, aucun soupir, pas mĂȘme le confus Ă©cho de l’habituelle dĂ©bauche qui allait son train dans d’innommables ruelles de la vieille ville, ne parvenait Ă  mon oreille, – et soudain, dans un terrible tintamarre de vitres et de ferraille, l’omnibus de la Joliette qui faisait son dernier voyage de la journĂ©e tourna le coin du mur qui fait face Ă  la masse anguleuse et caractĂ©ristique du Fort Saint-Jean. Ses trois chevaux attelĂ©s de front trottaient en faisant sonner le pavĂ© sous leurs sabots, et la bruyante machine jaune brinquebalait violemment Ă  leur suite, fantastique, Ă©clairĂ©e, parfaitement vide, avec son conducteur, apparemment endormi sur son siĂšge branlant, dominant ce singulier tapage. Je m’aplatis haletant contre le mur. Puis aprĂšs avoir fait quelques pas Ă  tĂątons dans l’ombre du fort qui projetait sur le canal une obscuritĂ© plus profonde que celle d’une nuit nuageuse, j’aperçus la faible lumiĂšre d’une lanterne posĂ©e sur le quai et distinguai des silhouettes emmitouflĂ©es qui, de divers cĂŽtĂ©s, se dirigeaient vers elle. Ce sont les pilotes de la troisiĂšme compagnie qui se hĂątent pour embarquer. Trop endormis pour causer ils montent Ă  bord en silence. Mais on entend quelques grognements et un Ă©norme bĂąillement. L’un d’eux soupire avec lassitude et lance un Ah ! coquin de sort ! » Le patron de la troisiĂšme compagnie il y avait Ă  cette Ă©poque, je crois, cinq compagnies de pilotes est le beau-frĂšre de mon ami Solary Baptistin, c’est un homme de quarante ans, large de poitrine, avec de robustes Ă©paules, et un regard franc et pĂ©nĂ©trant qui cherche sans cesse votre regard. Il m’accueille Ă  demi-voix avec un cordial HĂ© ! l’ami. Comment va ? » Avec sa moustache coupĂ©e, sa large figure ouverte, empreinte d’une expression Ă©nergique et placide Ă  la fois, c’est un beau spĂ©cimen du MĂ©ridional calme. Car il y a un type mĂ©ridional chez lequel la volatile passion du Midi se transforme en une calme Ă©nergie. Il est blond, mais personne ne le prendrait pour un homme du Nord, mĂȘme Ă  la faible lueur de la lanterne posĂ©e sur le quai. Il vaut une douzaine de Normands ou de Bretons ordinaires d’ailleurs, sur toute l’étendue des rivages de la MĂ©diterranĂ©e, on n’en trouverait pas une demi-douzaine de sa trempe. Debout prĂšs de la barre, il tire sa montre de dessous sa grosse veste et se penche pour la regarder Ă  la lumiĂšre que la lanterne projette dans le bateau. C’est l’heure. De sa voix au timbre agrĂ©able il commande tranquillement Larguez. » Un bras s’allonge immĂ©diatement et retire la lanterne du quai, puis d’une pesĂ©e rĂ©guliĂšre, quatre lourds avirons font glisser, hors de l’ombre immobile du Fort, le gros bateau chargĂ© de ses hommes. L’eau de l’avant-port Ă©tincelle sous la lune comme si on y avait jetĂ© des millions de sequins, et la longue jetĂ©e blanche luit comme une lourde barre d’argent. Avec un grincement de poulies et un glissement soyeux, la voile se remplit d’une petite brise si pĂ©nĂ©trante qu’elle pourrait provenir de cette lune glacĂ©e, et le bateau, quand cesse le bruit des avirons qu’on rentre, semble au repos, entourĂ© d’un mystĂ©rieux murmure si faible et si peu terrestre que ce pourrait ĂȘtre le bruissement des rayons de la lune Ă©tincelante qui ruisselle comme une averse sur cette mer dure, lisse, sans ombre. Je me rappelle parfaitement cette derniĂšre nuit passĂ©e avec les pilotes de la troisiĂšme compagnie. J’ai depuis lors connu le charme des clairs de lune sur des mers et des cĂŽtes variĂ©es, des cĂŽtes de forĂȘts, de rochers, de dunes, – mais jamais magie si parfaitement rĂ©vĂ©latrice d’un caractĂšre insoupçonnĂ©, comme si l’on pouvait contempler la nature mystique des choses matĂ©rielles. Des heures durant, je crois, l’on n’échangea pas une parole Ă  bord de ce bateau. Assis sur deux rangs en face l’un de l’autre, les pilotes sommeillaient, les bras croisĂ©s, le menton sur la poitrine. Ils portaient des coiffures des plus variĂ©es des casquettes de drap, de laine, de cuir, Ă  oreilles, Ă  glands, un ou deux pittoresques bĂ©rets ronds abaissĂ©s sur les yeux et un vieux grand-pĂšre, Ă  figure osseuse et rasĂ©e, avec un nez crochu, portait un manteau Ă  capuchon qui lui donnait l’air d’un moine que menait Dieu sait oĂč cette silencieuse compagnie de marins, – tranquilles comme des morts. Les doigts me dĂ©mangeaient de tenir la barre et au moment voulu mon ami, le patron, me la confia, comme le cocher de la famille laisse un gamin tenir les rĂȘnes, pendant une partie du chemin qui n’offre aucun danger. Une grande solitude nous entourait les Ăźlots en avant, Monte-Cristo et le ChĂąteau d’If, en pleine lumiĂšre, semblaient flotter vers nous, tant Ă©tait rĂ©guliĂšre et imperceptible la marche de notre bateau Tenez-le dans le sillage de la lune », me murmura tranquillement le patron en s’asseyant pesamment Ă  l’arriĂšre et en cherchant sa pipe. Le stationnement des pilotes, par un temps comme celui-lĂ , n’était qu’à un mille ou deux Ă  l’Ouest des Ăźlots et bientĂŽt, comme nous approchions de l’endroit, le bateau que nous allions relever nous apparut soudain qui rentrait, coupant, noir et sinistre, le sillage de la lune sous une aile noire, tandis que notre voile devait leur apparaĂźtre comme une vision de blancheur rayonnante. Sans changer notre marche le moins du monde, nous glissĂąmes Ă  une longueur d’aviron l’un de l’autre. Du bateau qui venait Ă  notre rencontre nous parvint un appel traĂźnant et sardonique. InstantanĂ©ment, comme par enchantement, notre douzaine de pilotes se mit sur pied, d’un coup. Une incroyable babel d’exclamations railleuses Ă©clata, Ă©change de propos joyeux, animĂ©s et volubiles qui dura jusqu’à ce que nos arriĂšres fussent Ă  hauteur, leur bateau brillant maintenant Ă  nos yeux, avec sa voile Ă©tincelante, tandis que pour eux nous devenions une barque noire qui s’éloignait sous une aile sombre. Cet extraordinaire tapage cessa presque aussi soudainement qu’il avait commencĂ© ; d’abord l’un d’eux en eut assez et reprit sa place, puis ce fut un autre, puis trois ou quatre Ă  la fois, et quand avec des murmures et des rires Ă©touffĂ©s tout ce bruit eut cessĂ©, on en entendit qui riaient encore sous cape. Le grand-pĂšre semblait s’amuser beaucoup au fin fond de son capuchon. Il ne s’était pas joint aux autres pour lancer des plaisanteries, il n’avait pas fait le moindre mouvement. Il Ă©tait restĂ© tranquillement Ă  sa place au pied du mĂąt. J’avais entendu dire, depuis longtemps qu’il avait le rang de matelot lĂ©ger dans la flotte qui, de Toulon, avait fait voile pour la conquĂȘte de l’AlgĂ©rie en l’an de grĂące 1830. Et, Ă  vrai dire, j’avais pu voir et examiner Ă  loisir un des boutons de son caban rapiĂ©cĂ©, le seul bouton de cuivre qui s’y trouvĂąt et qui portait, gravĂ©s, les mots Équipages de ligne. Cette sorte de bouton a disparu, si je ne me trompe, en mĂȘme temps que le dernier des Bourbons. Je l’ai conservĂ© du temps de mon service », m’expliqua-t-il en agitant sa frĂȘle tĂȘte de vautour. Il n’avait vraisemblablement pas ramassĂ© cette relique dans la rue. Il paraissait certainement assez vieux pour avoir combattu Ă  Trafalgar, ou du moins pour y avoir Ă©tĂ© petit servant de gargousse. Peu de temps aprĂšs que j’eus fait sa connaissance il m’avait racontĂ© dans un jargon franco-provençal et d’une mĂąchoire Ă©dentĂ©e et branlante, que quand il Ă©tait un galopin pas plus haut que ça », il avait vu l’empereur NapolĂ©on Ă  son retour de l’üle d’Elbe. C’était la nuit, racontait-il assez vaguement et sans y mettre la moindre animation, Ă  un endroit en pleine campagne entre FrĂ©jus et Antibes. On avait allumĂ© un grand feu prĂšs d’un croisement de routes. La population de plusieurs villages s’y Ă©tait rĂ©unie, vieux et jeunes, jusqu’à des enfants dans les bras, parce que les femmes s’étaient refusĂ©es Ă  rester chez elles. De grands soldats coiffĂ©s d’énormes bonnets Ă  poil, formaient le cercle face Ă  tous ces gens, en silence ; leurs yeux graves et leurs grosses moustaches suffisaient Ă  tenir tout le monde Ă  distance. Lui, comme un impudent petit galopin », il s’était faufilĂ© parmi la foule, et avait rampĂ© sur les mains et les genoux aussi prĂšs qu’il l’avait pu des jambes d’un grenadier, et lĂ  il avait aperçu, debout et absolument immobile dans la clartĂ© du feu un petit homme gras, coiffĂ© d’un tricorne, boutonnĂ© dans un long manteau droit, avec une grosse figure pĂąle inclinĂ©e sur une Ă©paule, et qui avait un peu l’air d’un prĂȘtre. Il avait les mains derriĂšre le dos
 Il paraĂźt que c’était l’Empereur », ajoutait l’ancien avec un lĂ©ger soupir. À plat-ventre par terre, le gamin contemplait ce spectacle de tous ses yeux, quand mon pauvre pĂšre », qui avait couru partout Ă  la recherche de son enfant, fondit sur lui et le tira de lĂ  par l’oreille. Ce rĂ©cit avait bien l’air d’un souvenir authentique. Je l’entendis Ă  plusieurs reprises, dans les mĂȘmes termes. Le grand-pĂšre m’honorait d’une prĂ©dilection spĂ©ciale, quelque peu embarrassante. Les extrĂȘmes se touchent. Il Ă©tait l’aĂźnĂ© de beaucoup de cette Compagnie, dont j’étais temporairement le bĂ©bĂ© d’adoption, si je puis dire. Personne ne pouvait se rappeler depuis quand il Ă©tait pilote trente, quarante ans. Lui-mĂȘme n’en Ă©tait pas sĂ»r, mais on pourrait le savoir, dĂ©clarait-il, d’aprĂšs les archives du bureau du pilotage. Il y avait des annĂ©es qu’il Ă©tait retraitĂ©, mais il sortait avec les pilotes par la force de l’habitude, et comme mon ami le patron de la Compagnie me le confia une fois dans un murmure Le vieux ne fait pas de mal. Il ne nous gĂȘne pas. » Ils le traitaient avec une dĂ©fĂ©rence bourrue. De temps Ă  autre l’un d’entre eux lui faisait une remarque, mais personne ne faisait rĂ©ellement attention Ă  ce qu’il pouvait dire. Il avait survĂ©cu Ă  sa force, Ă  son utilitĂ©, Ă  sa sagesse. Il portait de longs bas verts tirĂ©s jusqu’au-dessus du genou par-dessus son pantalon, une espĂšce de bonnet de nuit en laine sur son crĂąne chauve et des sabots aux pieds. Sans son caban Ă  capuchon il avait l’air d’un paysan. Une douzaine de mains se tendaient pour l’aider Ă  descendre dans le bateau, mais ensuite on l’abandonnait Ă  ses pensĂ©es. Il ne faisait naturellement aucun travail, sauf parfois de dĂ©marrer quelque filin quand on lui criait HĂ©, l’Ancien ! larguez donc le bout, lĂ , Ă  votre main. » Ou quelque chose de facile dans ce genre. Personne ne prĂȘta la moindre attention au vieux qui riait sous cape dans les profondeurs de son capuchon. Il continua encore longtemps avec un plaisir intense. Il avait Ă©videmment conservĂ© intacte cette innocence d’esprit qui s’amuse d’un rien. Mais quand il eut Ă©puisĂ© son hilaritĂ©, il affirma, d’une voix chevrotante Faut pas compter faire grand’chose par une nuit comme ça ! » Personne ne releva sa remarque. C’était Ă©vident. On ne pouvait pas s’attendre Ă  voir un voilier rentrer au port par une pareille nuit de rĂȘveuse splendeur et de paix spirituelle. Il nous faudrait tirer des bordĂ©es nonchalamment dans les limites fixĂ©es de notre stationnement, et Ă  moins qu’une brise fraĂźche ne se levĂąt avec le jour, nous dĂ©barquerions avant le lever du soleil sur un petit Ăźlot qui, Ă  deux milles de nous brillait comme un morceau de clair de lune pĂ©trifiĂ©, afin d’y casser une croĂ»te et de boire un coup de vin Ă  mĂȘme la bouteille ». L’opĂ©ration m’était familiĂšre. Le robuste bateau, dĂ©lestĂ© de son Ă©quipage, nicherait son flanc Ă  mĂȘme le rocher, – tant est parfaite la douceur unie de la mer classique, dans ses bons jours. Une fois la croĂ»te cassĂ©e et avalĂ©e la gorgĂ©e de vin – ce n’était littĂ©ralement pas plus que cela avec cette race sobre, – les pilotes passeraient leur temps Ă  taper du pied sur les dalles salĂ©es par la mer et Ă  souffler dans leurs doigts gourds. Un ou deux misanthropes s’en iraient se percher sur des rochers, comme des oiseaux de mer Ă  allure humaine et Ă  goĂ»ts solitaires ; les plus sociables Ă©changeraient des racontars par petits groupes gesticulants et toujours l’un de mes hĂŽtes fouillerait l’horizon vide avec le tube de cuivre de la longue-vue, un objet lourd et d’apparence meurtriĂšre qui appartenait Ă  la collectivitĂ© et qui ne cessait de passer de main en main. Puis vers midi c’était un jour de service court, – le service long durait vingt-quatre heures, une autre Ă©quipe de pilotes viendrait nous relever, et nous mettrions le cap sur le vieux port PhĂ©nicien, que dominait et surveillait du haut d’une aride colline d’un gris de poussiĂšre, la masse Ă  raies rouges et blanches de Notre-Dame de la Garde. Tout se passa comme je l’avais prĂ©vu dans la plĂ©nitude de ma trĂšs rĂ©cente expĂ©rience. Mais il arriva en outre quelque chose que je n’avais pas prĂ©vu, quelque chose qui me fait encore me souvenir de ma derniĂšre sortie avec les pilotes. C’est ce jour-lĂ  que ma main toucha, pour la premiĂšre fois, le flanc d’un navire anglais. Aucune brise fraĂźche ne s’était levĂ©e avec l’aube, l’air Ă©tait devenu seulement un peu plus vif Ă  mesure que le ciel vers l’Est, de plus en plus brillant et vitreux, s’était Ă©clairĂ© d’une lueur nette et incolore. Nous Ă©tions tous sur l’ülot quand la longue-vue dĂ©couvrit un vapeur, un point noir gros comme un insecte posĂ© sur la ligne nette de l’horizon. Rapidement on le vit Ă©merger jusqu’à sa ligne de flottaison et il montra bientĂŽt une coque Ă©lancĂ©e d’oĂč partait un long panache de fumĂ©e inclinĂ© dans le sens opposĂ© au soleil levant. Nous embarquĂąmes en hĂąte, et nous nous Ă©lançùmes sur notre proie, mais nous n’avancions guĂšre qu’à trois milles Ă  l’heure. C’était un gros cargo, d’un type qu’on ne rencontre plus Ă  la mer, avec une coque noire, une superstructure basse, peinte en blanc, trois mĂąts puissants et de nombreuses vergues Ă  sa misaine deux hommes se tenaient Ă  l’énorme roue de la barre, – le gouvernail Ă  vapeur n’était pas encore d’un usage courant, – et sur la passerelle, on distinguait en outre trois gros hommes vĂȘtus d’épaisses vestes bleues, avec des visages rouges emmitouflĂ©s, et des bonnets en pointe, – tous les officiers du bord probablement. Il y a des navires que j’ai rencontrĂ©s plus d’une fois et que j’ai bien connus de vue, mais dont j’ai oubliĂ© les noms mais celui de ce navire que je n’ai vu qu’une fois il y a si longtemps, dans la rose clartĂ© d’un froid et pĂąle lever de soleil, je ne l’ai jamais oubliĂ©. Comment l’aurais-je pu ! le premier navire anglais sur le flanc duquel j’eus jamais posĂ© ma main ! Son nom, – j’en lus chaque lettre Ă  l’avant du navire, – Ă©tait James Westoll. Pas trĂšs romanesque, me direz-vous. Le nom d’un armateur du Nord, un armateur considĂ©rable, bien connu et universellement respectĂ©. James Westoll ! Quel meilleur nom un honorable et laborieux navire aurait-il pu porter ? Le groupement mĂȘme de ses lettres Ă©veille encore en moi le sentiment romanesque que j’éprouvai en prĂ©sence de ce navire immobile, et qui empruntait une grĂące idĂ©ale Ă  l’austĂšre puretĂ© de la lumiĂšre. Nous nous trouvions alors tout prĂšs du vapeur et d’une soudaine impulsion je m’offris Ă  descendre dans le canot qui devait mettre le pilote Ă  bord, tandis que notre bateau, poussĂ© par ce faible souffle que nous avions eu durant toute la nuit, glissait prĂšs du flanc noir et luisant du navire. Quelques coups d’aviron nous mirent au long du bord, et ce fut alors que, pour la premiĂšre fois de ma vie, je m’entendis adresser la parole en anglais, ce langage de mon choix secret, de mon avenir, des longues amitiĂ©s, des profondes affections, des heures de labeur et des heures de loisir, et des heures solitaires aussi, des livres lus, des pensĂ©es poursuivies, des Ă©motions remĂ©morĂ©es, – et mĂȘme de mes rĂȘves ! Et aprĂšs l’avoir vu façonner cette part de moi-mĂȘme qui ne peut dĂ©pĂ©rir si je n’ose le revendiquer comme mien, c’est du moins, en tout cas, le langage de mes enfants. C’est ainsi que de petits Ă©vĂ©nements deviennent mĂ©morables avec le temps. Quant Ă  la qualitĂ© des paroles qu’on m’adressait, je ne peux pas dire qu’elle fut particuliĂšrement frappante. Trop peu nombreuses pour atteindre Ă  l’éloquence et d’une intonation dĂ©pourvue de charme, elles consistaient exactement en trois mots Look out there ! que grognait au-dessus de ma tĂȘte une voix enrouĂ©e. Elles provenaient d’un individu gros et gras il avait un double menton manifeste et poilu, vĂȘtu d’une chemise de laine bleue et d’un vaste pantalon tirĂ© trĂšs haut jusqu’à la poitrine, par une paire de bretelles parfaitement visibles. Comme il n’y avait pas de bastingage Ă  l’endroit oĂč il se trouvait, mais seulement une barre et des Ă©pontilles, je pus embrasser d’un coup d’Ɠil sa volumineuse personne depuis les pieds jusqu’au sommet d’un chapeau mou noir, posĂ© comme un absurde cĂŽne Ă  rebords sur sa grosse tĂȘte. L’aspect massif et grotesque de cet homme je pense que ce devait ĂȘtre le lampiste me surprit beaucoup. Le cours de mes lectures, de mes rĂȘves, de mon dĂ©sir de la mer ne m’avait pas prĂ©parĂ© Ă  rencontrer un frĂšre d’armes de ce genre. Je n’ai jamais revu pareille silhouette si ce n’est dans les illustrations des fort divertissants rĂ©cits de chalands et de caboteurs qu’a publiĂ©s M. W. W. Jacobs mais le talent que M. Jacobs apporte Ă  plaisanter de pauvres et innocents marins, dans une prose qui, si extravagante qu’en soit la joyeuse intention, est toujours artistiquement adaptĂ©e Ă  la vĂ©ritĂ© d’observation, n’existait pas encore. Peut-ĂȘtre M. Jacobs lui-mĂȘme n’était-il pas encore de ce monde. Je suppose que s’il avait fait rire sa nourrice, c’était Ă  peu prĂšs tout ce qu’il lui avait Ă©tĂ© donnĂ© d’accomplir Ă  cette Ă©poque lointaine. Aussi, je le rĂ©pĂšte, je ne pouvais vraiment pas ĂȘtre prĂ©parĂ© Ă  la vue de ce matelot enrouĂ©. L’objet de son bref discours Ă©tait d’attirer mon attention sur un bout de filin qu’il me lança incontinent. Je le saisis, quoique vraiment ce ne fĂ»t pas nĂ©cessaire, le navire Ă  ce moment n’ayant plus de mouvement. Ensuite, tout se passa trĂšs rapidement. Le canot arriva, heurtant lĂ©gĂšrement le flanc du vapeur le pilote, empoignant l’échelle de corde, avait dĂ©jĂ  grimpĂ© la moitiĂ© des Ă©chelons avant mĂȘme que je me fusse aperçu que notre tĂąche Ă©tait terminĂ©e le tintement Ă©touffĂ© du tĂ©lĂ©graphe de la chambre des machines vint frapper mon oreille Ă  travers la plaque de tĂŽle mon compagnon dans le canot me pressait de dĂ©border et quand je m’appuyai sur le flanc lisse du premier navire anglais que j’eusse jamais touchĂ© de ma vie, je le sentis dĂ©jĂ  qui palpitait sous ma paume. Il vint lĂ©gĂšrement Ă  l’Ouest, pour mettre le cap sur le minuscule phare de la jetĂ©e de la Joliette qui, dans le lointain, se dĂ©tachait Ă  peine contre la terre. Le canot dansa dans le clapotement du sillage et, me retournant sur mon banc, je suivis des yeux le James Westoll. Avant qu’il n’eĂ»t fait un quart de mille il hissa son pavillon comme le prescrivent les rĂšglements de port Ă  l’arrivĂ©e et au dĂ©part des navires. Je le vis soudain qui flottait Ă  son mĂąt. Le Pavillon Rouge[15] ! Dans l’atmosphĂšre translucide et incolore qui baignait tout ensemble les masses fauves et grises de cette cĂŽte mĂ©ridionale, les Ăźlots livides, la mer d’un bleu pĂąle et vitreux sous le ciel pĂąle et vitreux de ce froid lever de soleil, c’était, – aussi loin que l’Ɠil pouvait atteindre, – la seule tache de couleur vive, semblable Ă  une flamme, intense, et bientĂŽt aussi minuscule que cette petite Ă©tincelle rouge que le reflet concentrĂ© d’un grand feu allume au cƓur d’un globe de cristal. Le Pavillon Rouge ! chaud morceau d’étamine, flottant au loin sur les mers, symbolique et protecteur, et qui devait ĂȘtre, pendant tant d’annĂ©es, l’unique toit au-dessus de ma tĂȘte.
avec quoi manger de la gelée de vin
Laviolette en gelĂ©e et en sirop. À feuilles poilues ou non, en forme de coeur ou de rein, portĂ©es ou non sur une tige, Ă  fleurs blanches, jaunes, bleues ou violettes, avec ou sans stolon
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Quefaire avec de la tapenade : nos 70 idĂ©es gourmandes. 1 / 70. Partager Partager sur Facebook ; Partager sur Twitter; Partager sur Pinterest; Tous les diaporamas. Tous les diaporamas. Que faire avec de la tapenade : nos 70 idĂ©es gourmandes. Partager Partager sur Facebook; Partager sur Twitter; Partager sur Pinterest; Palmiers Ă  la tapenade Voir la recette. Voir la recette des Retour CrĂ©dit photo Justine Marc-AurĂšle CrĂ©dit photo Justine Marc-AurĂšle Une fois que vous aurez cuisinĂ© cette gelĂ©e facile, vous aurez toujours besoin d’en avoir sous la main. Non seulement c’est l’alliĂ© de choix pour votre plateau de fromages et de charcuteries, c’est aussi l’ingrĂ©dient qu’il vous manquait pour rendre vos grilled cheese, vos sandwichs et vos grillades absolument mĂ©morables. Vous pouvez utiliser le piment fort de votre choix, selon votre tolĂ©rance. La texture de notre gelĂ©e s’apparente Ă  celle d’un miel Ă©pais. Portions500 mlPrĂ©paration10 minCuisson10 minRepos25 h CongĂ©lationNe se congĂšle pas. ConservationSe conserve 1 mois au rĂ©frigĂ©rateur. Inspiration IngrĂ©dients ÂŒ tasse de piment fort au choix, hachĂ© trĂšs finement voir note ÂŒ tasse de poivron au choix, hachĂ© trĂšs finement voir note ÂŒ tasse + 2 c. Ă  soupe de vinaigre blanc 1 œ tasse de sucre 1 sachet 57 g de pectine de type Certo Étapes Dans une grande casserole, combiner le piment fort, le poivron, le vinaigre et le sucre, puis porter Ă  Ă©bullition. Ajouter la pectine, rĂ©duire lĂ©gĂšrement le feu, puis poursuivre la cuisson pendant environ 2 minutes en remuant. Verser la gelĂ©e chaude dans 2 bocaux de verre de 250 ml, puis laisser refroidir Ă  tempĂ©rature ambiante pendant 1 heure sans couvrir. Couvrir les bocaux, puis placer au rĂ©frigĂ©rateur pendant 24 heures avant de dĂ©guster. Trucs et astucesOn recommande de porter des gants lors de la manipulation du piment fort et d’éviter de toucher votre visage et vos yeux pendant et aprĂšs la manipulation. Pour une gelĂ©e plus Ă©picĂ©e, remplacer ÂŒ tasse de poivron hachĂ© par ÂŒ tasse de piment fort hachĂ©. Recette publiĂ©e le mai 10, 2021 À voir Ă©galement dans la mĂȘme catĂ©gorie Avecdes aides culinaires Ă  la composition naturelle, des idĂ©es repas et des recettes pour manger bon, simple et bien ! Skip to Main Content Nos idĂ©es recettes avec MAGGIÂź Recette Facile! Penne Ă  la toscane, Ă©pinards et tomates . Wok de bƓuf Teriyaki, soja miel. Poulet sautĂ© façon basquaise. DĂ©couvrir plus de recettes En savoir plus En savoir plus Nos engagements nutrition

Accueil > Recettes > GelĂ©e de vin rouge0/50 commentaires1/120 min‱trĂšs facile‱bon marchĂ©IngrĂ©dients1litre1 dl de vin rouge puissant1 branche de romarin frais1 de poivre noir concassĂ©90 g de sucre gĂ©lifiantEn cliquant sur les liens, vous pouvez ĂȘtre redirigĂ© vers d’autres pages de notre site, ou sur simplement vos courses en drive ou en livraison chez vos enseignes favoritesUstensiles1 EntonnoirLes meilleurs entonnoirs1 casseroleTop 3 des batteries de casseroles1 Top 5 des meilleures passoires16,90€1 balance de cuisineTop des meilleures balancesEn cliquant sur les liens, vous pouvez ĂȘtre redirigĂ© vers d’autres pages de notre site, ou sur total 20 minPrĂ©paration15 minRepos-Cuisson5 minÉtape 1Porter le vin Ă  Ă©bullition avec le romarin et le poivre. Étape 2Le passer Ă  la passoire. Étape 3Remettre le vin dans une casserole. Étape 4Ajouter le sucre et laisser bouillir 3 mn. Étape 5Laisser toutes les recettesNote de l'auteur Accompagne Ă  merveille la chasse. »C'est terminĂ© ! Qu'en avez-vous pensĂ© ?Ajouter ma photoDonnez votre avisGelĂ©e de vin rougeSoif de recettes ?On se donne rendez-vous dans votre boĂźte mail !DĂ©couvrir nos newslettersPoires et gelĂ©e de vin rouge Ă©picĂ©GelĂ©e de vin blanc aux Ă©picesGelĂ©e de vin de SauternesPLUS DE RECETTESGelĂ©e de vin blanc au piment d'EspeletteTerrine de porc en gelĂ©e de vin blancVerrines de fraise sur gelĂ©e de vinGelĂ©e de groseillesGelĂ©e de coingFondue vigneronne au vin rougeGelĂ©e de framboises Sauce Ă©chalote au vin rougePoulet au vin rougeFraises au vin rougeLapin en gelĂ©eCanard en cocotte au vin rougeDiots au vin rouge Lapin aux champignons et au vin rougeCrĂšme de cassis au vin rougeMagrets de canard au vin rouge et aux poiresGelĂ©e de coingsBolognaise mijotĂ©e au vin rougeMarmiton magEt si vous vous abonniez ?C’est la meilleure façon de ne rater aucun numĂ©ro, de faire des Ă©conomies et de se rĂ©galer tous les deux mois En plus vous aurez accĂšs Ă  la version numĂ©rique pour lire vraiment les super offres

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